Le Chevalier Sarti, histoire musicale/05

V.

LA MUSIQUE MODERNE ET L’ÉCOLE DE VENISE.



I.

Le départ du chevalier Sarti pour l’université de Padoue avait été retardé à cause de la grande réunion qui devait avoir lieu au palais Zeno. On se rappelle[1] que l’abbé Zamaria, provoqué par les questions de quelques émigrés français et par les encouragemens du père de Beata, s’était engagé à raconter les vicissitudes de la musique de Venise, dont l’histoire se rattache d’une manière intime à celle de la musique moderne. Il avait prévenu ses auditeurs qu’il ne pouvait traiter un sujet aussi vaste sans parcourir d’un coup d’œil rapide les annales de la république de Saint-Marc, qui ajoutent un épisode si curieux à l’histoire de la civilisation italienne jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Le bruit de cette brillante académie s’était répandu dans tout Venise et y avait excité la plus vive curiosité. Tout le monde voulut assister à une solennité d’autant plus intéressante que les événemens extérieurs étaient plus menaçans pour l’existence de la république. Les invitations furent nombreuses, et jamais on n’avait vu dans un palais de Venise une réunion d’élémens aussi divers. Bertoni, Furlanetto, l’abbé Sabbatini, maître de chapelle de Saint-Antoine de Padoue, Guadagni, Pacchiarotti, Grotto et la Vicentina s’y trouvaient à côté de Canova, Gritti, Buratti, Gozzi, Alfieri, et des plus grands personnages de l’état. La famille Grimani, les Badoer, quelques émigrés français, entre autres le comte de Narbal et M. de Laporte, se faisaient remarquer dans cette assemblée, dont Beata et Lorenzo formaient le lien mystérieux.

Rien n’était changé dans la situation des deux amans. Depuis que le sénateur Zéno avait reconnu Lorenzo comme un membre de sa propre famille, sans trop spécifier le caractère de cette adoption inattendue, le chevalier Sarti était devenu aux yeux de tout le monde une sorte de personnage qui n’en était encore qu’aux premières faveurs de sa fortune. Aussi Lorenzo et Beata se voyaient-ils presque sans contrainte, et savouraient ces délices de l’espérance, qui valent souvent mieux que la possession du bonheur entrevu. Sans avoir échangé entre eux aucune parole significative, ils s’entendaient et n’osaient interrompre ce silence éloquent qu’impose le véritable amour. La veille du jour où devait avoir lieu la grande réunion qui forme le sujet de ce chapitre Beata et Lorenzo avaient dîné ensemble chez les Grimani avec Hélène Badoer. Le soir, ils allèrent au théâtre San-Samuel avec le sénateur Zéno et le chevalier Grimani. On donnait une de ces pièces de la vieille comédie italienne, où l’imagination féerique de l’Orient se combinait avec la peinture des sentimens. Ce genre tout particulier, dans lequel l’improvisation du comédien joue un rôle non moins important que celle du virtuose dans les opéras italiens de la même époque, avait résisté à la réforme de Goldoni, et conservait toujours un grand attrait pour le public vénitien. La pièce était intitulée : Lesbina o la Principessa innamorata, Lesbine ou la Princesse amoureuse, et la scène se passait dans un temps et dans un pays inconnus des historiens et des géographes. C’était l’œuvre d’un imitateur de Charles Gozzi, dont les fiabe charmantes étaient aussi puisées à la grande source des légendes populaires. Lesbina, fille unique d’un roi puissant, s’était éprise d’amour pour Leandro, chevalier accompli, mais pauvre, qui servait dans les gardes de son père. Lorsque les gardés du roi Pamphile, précédés de joyeuses fanfares, passaient à l’heure de midi devant le palais, la princesse était toujours accoudée au balcon de marbre pour voir Leandro, dont le bel uniforme et l’aigrette d’or qui se balançait sur sa tête l’avaient séduite plus encore que sa bravoure éprouvée.

Un jour, Lesbina laissa tomber de son balcon un bouquet des fleurs les plus rares, que Leandro s’empressa de ramasser et de porter à la princesse. Celle-ci détacha une fleur de ce bouquet, et l’offrit au chevalier courtois en lui disant : « Conservez-la en souvenir de moi et de ce jour fortuné, où nos cœurs se sont entendus. Tant que vous resterez fidèle à ce souvenir, la fleur que je vous donne gardera sa fraîcheur, mais elle se flétrira aussitôt que vous m’aurez oubliée, ou que vous changerez de sentiment. » Leandro partit bientôt pour la guerre lointaine. Il vit des cieux nouveaux et des princesses plus jeunes et plus belles que ne l’était Lesbina. Son cœur, ambitieux et fragile aux séductions de la volupté, s’oublia ; il fut infidèle, et la fleur perdit son éclat printanier. Lesbina attendait le retour de son cher Leandro. Des mois et des années s’étaient écoulés depuis son départ, sans qu’on eût reçu de ses nouvelles. Toujours accoudée au balcon de marbre, elle plongeait son regard dans l’horizon d’azur, et demandait aux passans d’une voix plaintive : Ne voyez-vous rien venir, n’apercevez-vous pas au loin, dans un tourbillon lumineux, un beau cavalier portant une aigrette d’or ? — Non, non, répondaient les passans : on ne voit que l’espace infini, on n’entend que le bruit du jour qui expire. Enfin, perdant l’espérance de revoir jamais celui qui avait emporté son cœur, Lesbina dut se résoudre à épouser l’homme que lui avait choisi son père. Le jour des noces arrivé, le palais du roi se remplit de chants joyeux : seule, la princesse Lesbina était triste et taciturne au milieu de la foule empressée ; elle regardait autour d’elle, et semblait attendre qu’un inconnu vînt interrompre la fête et empêcher le sacrifice. Le soir, pendant que toute la cour dansait aux sons d’une musique enivrante, Lesbina descendit dans le parc pour y soulager son cœur ; elle aperçut, sur un arbre qui était à sa portée, un bel oiseau au plumage d’or qui tenait une fleur toute semblable à celle que Leandro avait emportée à la guerre. Lesbina voulut prendre l’oiseau mystérieux, qui s’enfuit devant elle, et qu’elle poursuivit d’arbre en arbre jusqu’au bout du parc, puis au-delà du royaume de son père et jusqu’au bout du monde, qu’elle parcourut ainsi sans s’en apercevoir. Arrivée aux confins de la terre, l’oiseau d’or disparut devant ses yeux. Ne pouvant plus retourner sur ses pas, la princesse continua son voyage douloureux à travers les astres qui remplissent l’immensité des cieux. Frappant à la porte de chaque planète, elle demandait d’une voix pleine d’anxiété : — Avez-vous vu passer un oiseau au plumage d’or, portant une fleur ? — Oui, lui répondait-on ; mais il s’est envolé vers d’autres climats ! Poussée par la force invincible du sentiment, la princesse traversa les mondes innombrables, faisant la même question et recevant toujours la même réponse : « Il s’est envolé vers d’autres climats ! » Elle parvint ainsi jusqu’aux portes du paradis, où l’ange qui en gardait l’entrée lui répondit enfin : — L’oiseau que tu cherches et que tu poursuis, ô belle enfant, n’a jamais existé. C’est une vision, une chimère de l’on cœur ; mais la foi que tu as eue dans la constance de Leandro, dont l’oiseau mystérieux représente le génie, t’a donné la force de t’élever jusqu’à ce séjour bienheureux, qui seul renferme des fleurs et des amours éternelles. »

Cette légende, entremêlée de lazzi populaires, traversée par les quatre masques de la comédie italienne, renfermait des scènes intéressantes qui avaient affecté Beata. Elle revint toute triste au palais, et c’est l’âme remplie de douloureux pressentimens, que la fille du sénateur assista à la grande soirée qui précéda le départ de Lorenzo, et où l’abbé Zamaria va raconter les vicissitudes de la musique de Venise.

De toutes les villes qui se sont élevées dans le monde par la volonté d’un conquérant ou par un caprice de la fortune, Venise est la plus extraordinaire, Née comme une fleur sur des rochers déserts, au fond d’un golfe tout rempli de souvenirs mythologiques, elle s’y est développée sous la double influence de la nécessité et d’un rayon de la civilisation grecque, qui s’était fixée sur ces rivages hospitaliers. Après avoir lutté contre les premières difficultés, après avoir hésité pendant quatre cents ans sur le choix du lieu qui devait être le siège définitif de la colonie naissante, abandonnant tour à tour Héraclée et Malamocco, dont on avait reconnu les inconvéniens, la république vit son neuvième doge, Ange Partecipatio, fixer les destinées de Venise sur un groupe de soixante petites îles, et faire construire, en 810, sur la plus grande de toutes, le Rialto, un palais princier au même emplacement qu’il occupe aujourd’hui. Telle fut l’origine modeste de cette ville merveilleuse dont la grandeur inespérée s’explique par la fatalité des circonstances qui la condamnaient à subjuguer ses voisins pour sauvegarder son indépendance. Aussi, dès la fin du Xe siècle, Venise avait purgé l’Adriatique des pirates qui l’infestaient, conquis la Dalmatie, et pris possession de ce golfe qui lui appartenait par le droit que donne la force qui protège et civilise. Au XIe siècle, elle suivit le grand mouvement des croisades, comme une puissance politique qui se sert des sentimens religieux sans s’y abandonner entièrement ; elle établit des comptoirs dans tout l’Orient, et prit une bonne part des dépouilles de l’empire grec. Forte alors de ses colonies lointaines, de ses richesses et de ses institutions, qui avaient suivi les transformations de sa fortune, la république tourna son ambition vers la terre ferme, et devint à la fin du XIVe siècle un des premiers états de l’Italie. Se mêlant aux intérêts compliqués de la péninsule, elle sut résister à la papauté, dont elle repoussa toujours les prétentions temporelles, combina des alliances avec les grandes puissances de l’Europe qui se disputaient la possession de ce beau pays, servit de barrière à la chrétienté contre la barbarie des Turcs, gagna la bataille de Lépante, et atteignit un si haut degré de prospérité matérielle et de grandeur morale, qu’elle excita l’admiration des plus nobles esprits et la jalousie des puissances rivales, dont Machiavel s’est fait l’interprète[2]. Il ne fallut rien moins qu’une révolution dans les connaissances de l’esprit humain, la découverte du cap de Bonne-Espérance et celle d’un monde nouveau, pour affaiblir cette fière république de patriciens, qu’une autre révolution plus formidable encore, celle de 1789, devait effacer de la liste des nations. Entre ces deux époques, dont l’une ouvre l’ère de la renaissance et l’autre ferme le XVIIIe siècle, il s’écoule quatre cents ans, pendant lesquels Venise, sans se faire illusion sur la gravité des événemens qui changent l’économie de l’Europe[3], déploie toutes les magnificences de son génie industrieux, cache sa décadence politique et commerciale sous un luxe de fêtes et de chefs-d’œuvre incomparables, et se meurt lentement, le sourire sur les lèvres, pour nous servir du mot de Salvien sur l’empire romain : Moritur et ridet.

Deux influences se font remarquer dans la civilisation de Venise et partagent son histoire en deux grandes époques, qui lui donnent une physionomie particulière : l’influence de l’Orient, avec lequel elle se trouve tout d’abord en contact et qui se prolonge jusqu’au XIVe siècle, alors qu’elle devient une puissance territoriale ; celle de l’Occident, dont l’esprit et le goût la pénètrent sensiblement du XVe au XVIIe siècle, et produisent l’âge d’or qu’on appelle la renaissance. Touchant à la Grèce par sa position géographique, Venise lui emprunte sa légende héroïque, et se rattache à son passé glorieux par la poésie, par la religion, par l’art, la science et les intérêts. Non-seulement les monumens publics, tels que la basilique de Saint-Marc, le palais ducal et ceux de plusieurs grandes familles qui ont été construits avant le XVe siècle, témoignent de la prépondérance du goût oriental aussi bien dans le style de l’ensemble que dans les détails de l’ornementation ; les institutions, les mœurs, les costumes, et jusqu’à la langue, prouvent encore que Venise est fille de la Grèce antique et chrétienne, dont elle s’est approprié les dépouilles et le génie[4]. Dès le VIe siècle, une colonie d’artistes grecs viennent orner de mosaïques les églises de Grado et de Torcello ; une autre colonie, plus nombreuse, est appelée à la fin du XIe siècle par le doge Selvo pour embellir l’église qui avait été élevée à la fin du IXe siècle au patron de la république, d’après un décret qui ordonnait de bâtir un temple qui n’eût pas son pareil au monde, un tempio senza uguale al mondo. La conquête de Constantinople par les croisés en 1204, la prise de cette même ville par les Turcs en 1453, la possession de la Morée, l’acquisition de l’île de Chypre, ont maintenu entre la Grèce et la reine de l’Adriatique une filiation historique intellectuelle et morale que Venise se plaisait à faire remonter jusqu’à la grande catastrophe des temps héroïques, la chute de Troie[5].

En fixant le siège de sa puissance politique en Italie, le christianisme n’avait jamais pu en extirper complètement l’esprit de la civilisation qu’il venait de renverser. La langue latine, en devenant pour la seconde fois la langue catholique par excellence, avait perpétué au sein de l’église les souvenirs, les arts et presque tous les élémens du vieux monde qu’on avait détruit. Les peuples du nord qui s’établirent successivement sur ce sol fatigué par tant de vicissitudes historiques subirent l’ascendant moral des vaincus, et, loin de vouloir transformer à leur image le pays qu’ils avaient conquis, ils se firent les conservateurs jaloux des débris de l’empire romain. Telle fut la mission de Théodoric, et surtout de Charlemagne, qui essaya naïvement de reconstituer l’empire des césars au sein du catholicisme. Aussi le moyen âge n’eut-il pas en Italie ce caractère étrange de brusque solution avec le passé qu’il offrit dans le reste de l’Europe. La société nouvelle ne rompit jamais ouvertement avec le paganisme, dont elle s’était approprié les traditions sans en méconnaître le bienfait. Les deux plus grands génies de l’Italie catholique, saint Thomas d’Aquin et Dante, expriment admirablement cette alliance des deux civilisations, dont l’une se reconnaît fille de l’autre. Si le maître de la scolastique s’appuie de l’autorité d’Aristote pour éclaircir les mystères de la foi, Dante n’ose s’aventurer dans la cité nouvelle sans être guidé par le doux Virgile :

Che spande di parlar si largo fiume.

Quatre grands événemens qui se succèdent dans l’espace de cinquante ans marquent la fin de ce moyen âge ténébreux, caliginoso, comme le qualifie un poète du temps, et préparent l’éclosion de la renaissance, dont le nom indique si bien le caractère. L’invention de l’imprimerie en 1450, qui arme l’esprit humain du levier que rêvait Archimède, — la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, qui répand en Europe les débris féconds de la civilisation grecque, — la découverte de l’Amérique en 1492, qui recule les limites de l’univers, et la réforme de Luther en 1517, qui introduit pour la seconde fois dans le monde catholique romain le principe de liberté qui finira par le dévorer, — ces événemens, qui semblent indépendans les uns des autres, sont la révélation d’un besoin de curiosité qui travaille les générations nouvelles, et que l’autorité ne peut plus satisfaire.

Le mouvement de la renaissance, qui commence en Italie au XVe siècle et se prolonge jusqu’à la fin du XVIe, se caractérise par deux tendances opposées, qui ont pour résultat l’émancipation de l’esprit humain et le réveil de la société séculière. Si dans les arts et dans les lettres on s’efforce d’imiter l’antiquité, dont on a retrouvé les chefs-d’œuvre immortels, et de ressaisir les traditions d’un idéal qu’on ne dépassera pas, — dans les sciences et dans la philosophie, qui les résume toutes, on secoue le joug du passé, on repousse l’autorité de Platon, d’Aristote, et celle de la scolastique, pour se livrer à l’étude de la nature. On vit alors un spectacle unique. Un souffle de vie nouvelle circule dans le monde et transforme, comme par enchantement, la vieille société féodale. Les murs cyclopéens et les donjons du moyen âge s’écroulent sous le marteau des démolisseurs, les villes changent d’aspect et deviennent aussi riantes qu’elles avaient été étroites et sombres. Les formes maigres, confuses et pointues de l’architecture barbare se dénouent en lignes harmonieuses, et les temples gothiques, qui semblaient n’avoir été construits que pour y invoquer la mort, et où la lumière ne pénétrait qu’à regret comme la joie dans le cœur, des pénitens, font place à des églises spacieuses et sereines, où la prière circule librement et s’exhale comme un encens de poésie pour bénir et glorifier la Providence, qui a comblé l’homme de bienfaits. Les images traditionnelles des personnages divins, où l’inexpérience de l’ouvrier a été qualifiée de pieuse naïveté, dépouillent leurs formes béates et grêles pour revêtir, sous la main de l’artiste inspiré, celles de la belle humanité, transfigurée par un goût et un sentiment supérieurs. Les statues endormies depuis si longtemps dans leurs froides niches se réveillent, elles ouvrent enfin les yeux à la lumière, elles se remuent, elles respirent, et le symbole muet et sourd de la tradition devient un être vivant qui nous voit, nous entend, s’intéresse à nos joies et à nos misères. Des palais magnifiques, des costumes somptueux, le culte du plaisir et de la jeunesse, des spectacles nouveaux, la grâce du langage et des manières, le goût de la sociabilité élégante, l’art pénétrant partout et donnant à toutes choses le mouvement et la vie, tels furent les premiers résultats de ce grand réveil de la fantaisie humaine. L’antiquité fut évoquée, les divinités charmantes du polythéisme retrouvèrent de nombreux adorateurs, et, joyeuses de cette restauration inespérée de leur empire, elles descendirent sur la terre pour se mêler à ces brigate de poètes, d’artistes et de beaux esprits qui allaient chantant par les carrefours et au penchant des collines le plaisir de vivre et les belles passions du cœur humain. Les femmes, qui sont toujours la manifestation la plus vraie de la sociabilité d’une époque, secouèrent les cendres de la pénitence, brisèrent l’enveloppe austère dont les avait entourées l’ascétisme du moyen âge, et, sortant de leurs alvéoles monastiques, elles se mirent à voleter sur la terre fleurie, à cultiver les arts, les lettres et même les sciences les plus abstraites, comme pour donner un témoignage irrécusable de leurs aptitudes diverses et de leur droit à l’émancipation[6]. Il n’est pas jusqu’aux courtisanes qui n’aient reçu le pardon de l’église pour avoir mêlé aux philtres de la séduction l’amour de la poésie[7]. Dans une édition de canzoni à ballo, publiée à Florence en 1568, on voyait une gravure en bois qui représentait douze femmes dansant et chantant devant le palais des Médicis. On ne saurait mieux peindre cette résurrection à la vie séculière qui caractérise la renaissance, et qui faisait dire à un contemporain, l’Allemand Ulrich de Hütten, ébloui d’un tel spectacle : « O siècle ! les études fleurissent, les esprits se réveillent ; c’est une joie que de vivre ! »

Oui, ce devait être une joie que de vivre au milieu de cette foule de grands hommes qui remplissaient l’Italie des miracles de leur génie, d’être le contemporain de Léonard de Vinci, de Raphaël, de Michel-Ange, du Corrège, de l’Arioste, du Tasse, de Machiavel, de Laurent de Médicis, de Léon X, de voir s’élever Santa-Maria dei Fiori à Florence, Saint-Pierre à Rome, d’admirer pour la première fois la Transfiguration, le Jugement dernier, le Moïse, la Cène de Léonard, l’Orlando innamorato, la Jérusalem délivrée, et toutes ces merveilles d’une civilisation, où le goût et les formes plastiques de l’antiquité s’allient au spiritualisme chrétien. Dans ce concert magnifique de la vie nouvelle, pendant que les architectes, les peintres, les sculpteurs et les poètes s’inspiraient à la fois des monumens du passé, dont ils imitaient les beautés éternelles, et de l’étude de la nature, les philosophes, tels que Telesio, Giordano Bruno, Campanella, rompaient avec l’autorité, imaginaient des cités idéales, des utopies divines, et préparaient l’avènement des Kepler, des Newton, des Galilée, de Bacon et de Descartes, ces maîtres de la science positive qui gouverne aujourd’hui le monde.

Arrivée plus tard que les autres puissances de l’Italie sur ce champ de bataille de la civilisation nouvelle, Venise, qui avait été bénie par Pétrarque et consacrée reine de l’esprit par le cardinal Bessarion, qui lui légua aussi ses manuscrits en 1468, Venise, au milieu d’une ligue périlleuse, celle de Cambrai, qui faillit compromettre son existence politique, se fit une large place au soleil de la renaissance et y développa les propriétés de son génie. Tous ces palais magnifiques qui ornent les deux rives du Grand-Canal s’élevèrent alors par enchantement sous la main de ses grands architectes, Palladio, Sanmicheli, Scamozzi, Antonio Daponte, fra Giocondo, et furent ornés de chefs-d’œuvre par les Bellin, qui donnent la main à l’école byzantine, par Giorgione, Titien, Tintoretto, Paul Véronèse, coloristes incomparables, peintres de la grâce, de la vie fastueuse et sans douleurs. Glorifiée, transfigurée par ses artistes, ses poètes, ses philosophes et ses grands hommes d’état, Venise renaît plus charmante et plus belle, et devient un séjour de délices, une merveille de l’histoire, quelque chose qui ressemble à un conte de fée réalisé sur la terre par un peuple qui eut le sens politique des Romains, le goût et l’atticisme qui distinguaient les Grecs.

Écoutons maintenant l’abbé Zamaria, pour savoir quel rôle a joué l’art musical dans la civilisation de Venise et le grand mouvement de la renaissance.


II

Signori, dit-il du haut d’une estrade qu’on avait dressée dans la bibliothèque du palais Zeno, et devant une assemblée où se trouvait tout ce que Venise renfermait alors de personnes illustres et distinguées, savez-vous quel est l’inventeur de la musique ? C’est le créateur du ciel et de la terre, celui qui dit à la mer : Nec plus ultra ! qui fit l’homme à son image, et lui imposa la nécessité de vivre au milieu de certains élémens dont le premier de tous est l’air qu’il respire. Cet agent indispensable de la vie est aussi la source de la sonorité, qu’il produit par ses vibrations infinies, comme la lumière qui nous éclaire est l’agent de la couleur. L’acoustique et l’optique sont deux sciences qui ont pour objet l’étude des phénomènes de l’audition et de la vision, unis entre eux par de si nombreuses analogies.

Dans l’échelle immense des bruits qui remplissent la nature, depuis le murmure des ruisseaux jusqu’à l’éclat de la foudre, l’oreille ne distingue qu’un certain nombre de sons ayant le caractère musical. Un son possède le caractère musical lorsque l’oreille peut en apprécier l’intensité et le classer dans une série où il soit facile de le reconnaître et de ne pas le confondre avec un autre son qui le pré cède ou le suit. Les savans se sont amusés à soumettre au calcul ces appréciations instinctives de notre organe, et ils ont pu fixer les deux limites extrêmes de l’échelle musicale, le son le plus grave et le plus aigu que nous puissions percevoir distinctement[8] ; mais, entre ces deux pôles de l’échelle musicale, soit qu’on remonte du son le plus grave jusqu’au plus aigu, ou qu’on descende du plus aigu jusqu’à celui que produit un tuyau d’orgue de trente-deux pieds, existe-t-il un point d’arrêt qui oriente l’oreille, comme l’œil qui regarde un paysage pour la première fois est forcé de choisir un point de repère pour ne point s’égarer dans la multitude des objets qui le frappent ? Oui, sans doute, et cette division de l’étendue sonore, que l’homme n’a pas plus créée qu’il n’a créé les sons et les couleurs, c’est l’octave, portion de l’échelle renfermée entre deux notes dont l’une est la reproduction de l’autre. Cette unité donnée par la nature, dont chaque degré est le produit d’un nombre plus ou moins considérable de vibrations, s’appelle vulgairement la gamme.

Il se présente ici une question très importante, qui a préoccupé les théoriciens de tous les temps, et qui reste encore aujourd’hui un sujet de controverse. L’espace parcouru entre un son quelconque de la série musicale et celui qui en reproduit la sensation, cette consonnance de l’octave donnée par la nature, et que l’oreille ne peut franchir sans être forcée de recommencer le même voyage jusqu’à la dernière limite des sons appréciables, la trouve-t-on constituée dans la musique primitive des peuples dont il nous reste des monumens ? La réponse n’est pas aussi facile à faire qu’on pourrait le croire d’abord. Non-seulement il est rare de trouver dans la musique primitive des différens peuples l’espace renfermé entre les limites de l’octave parcourue d’un bout à l’autre, de telle manière que l’oreille perçoive et conserve cette unité d’impression que nous appelons le ton ou tonalité, mais les degrés même qui remplissent cet espace infranchissable de l’octave varient souvent et de nombre et de grandeur. Vous avez sans doute entendu dire que les Arabes, les Égyptiens, les Indiens, les Chinois, ne possédaient pas la même série de sons que nous autres peuples européens, qu’ils avaient des intervalles plus petits ou plus grands que ceux que nous admettons dans notre gamme diatonique ? Comment expliquer ce fait d’observation, qu’il est difficile de révoquer en doute ? Puisque l’homme a toujours été constitué de même, qu’il possède partout les mêmes organes et qu’il vit au milieu des mêmes élémens, il devrait subir les mêmes modifications et exprimer les mêmes sensations. Je le répète, l’homme n’a pas plus créé le son qu’il n’a créé la couleur ; notre oreille perçoit la sonorité comme notre œil perçoit la lumière, et les sept couleurs du prisme solaire nous sont données par la nature, comme les sept notes de la gamme qui constituent l’unité de l’octave. D’où vient cependant la variété d’émotions, de systèmes et d’écoles qui nous frappe dans l’histoire des peuples ? De la même cause qui a produit la variété des langues, qui toutes peuvent se réduire à un petit nombre de sons radicaux ou primitifs diversement combinés : cette cause, c’est la liberté de l’âme. Nous retrouvons ici ce dualisme de notre nature, composée de corps et d’esprit, de besoins impérieux et d’aspirations infinies, de faiblesse et de grandeur, de providence et de liberté. Nous ne pouvons créer un fétu, et nous transformons le monde à notre image ; il nous est impossible de produire un son ni une couleur, mais nous faisons un Raphaël ou un Palestrina, un Titien ou un Marcello.

Sans vouloir trop insister sur ce phénomène curieux de la variété des échelles musicales, qui toutes peuvent être facilement ramenées au type de notre gamme diatonique, voici comment je m’explique ce fait, qui a si fort embarrassé les historiens de la musique.

La musique, comme nous la comprenons de nos jours, est un art complexe qui est le résultat de trois élémens : mélodie, — rhythme, — harmonie. Bien que ces trois élémens soient dans la nature, et qu’ils s’offrent à nous presque simultanément dans une sensation confuse, nous ne les percevons toutefois que l’un après l’autre, et, historiquement parlant, la mélodie est le premier fait qui nous frappe et nous saisit. La mélodie est une succession de sons quelconques qui forment un chant compréhensible à notre oreille. Le rhythme, c’est le mouvement qui traverse nécessairement la mélodie et lui donne un caractère, ce qui a fait dire à Martianus Capella, un compilateur du Ve siècle de notre ère, que la mélodie, c’est la femme, et le rhythme, l’homme qui la féconde. L’harmonie résulte de plusieurs sons entendus ensemble, et qui produisent ce que nous appelons un accord. Comme succession mélodique, il peut exister un nombre plus ou moins grand de combinaisons provenant d’un caprice de l’oreille, d’une nuance de sentiment, ou d’une flexion particulière de l’organe dans un milieu donné ; mais aussitôt que l’harmonie intervient à l’état d’accords non pas isolés, mais enchaînés l’un à l’autre par l’affinité des sons qu’ils renferment et qui s’appellent, selon la belle expression d’un père de l’église, cette harmonie impose à la série mélodique un ordre nécessaire qui, de modification en modification, la ramène au type de notre gamme diatonique. Voilà en quelques mots l’histoire de la musique, dont la période de première maturité se caractérise par la formation de la gamme dans les limites de l’octave et sous la pression de l’harmonie, qui lui impose ses lois de régularité. Les différentes échelles musicales ne seraient alors que des formes mélodiques plus ou moins originales ou ingénieuses, des espèces de dialectes remplis de nuances, d’exceptions et de subtilités, qui finissent par disparaître devant la langue régulière qui les absorbe dans son unité savante, comme la langue toscane s’est formée des différens dialectes qui se parlaient en Italie, et dont elle a dû repousser les nombreux idiotismes. Cette opération mystérieuse de l’instinct, qui va de la sensation confuse et complexe à la multiplicité des aperçus pour aboutir à l’unité savante, c’est la loi de notre développement intellectuel qui se manifeste dans toutes nos connaissances, et surtout dans la formation des langues littéraires.

Aussi n’est-ce pas sans raison que j’ai comparé les différentes échelles musicales qui ont pu exister, ou qui existent encore chez des peuplés restés en dehors de notre civilisation, aux dialectes nombreux qui précèdent la formation d’une langue littéraire. Rousseau, qui a remarqué cette analogie, n’en a pas compris toutes les conséquences. C’est un fait historique parfaitement démontré, qu’une langue est d’autant plus compliquée, remplie d’exceptions, de raffinemens et de subtilités grammaticales, qu’elle est près de sa source et loin de ce degré de perfectionnement où elle arrive par les efforts du temps, du peuple surtout, qui simplifie tout ce qu’il touche, et des grands écrivains, qui la fixent par des chefs-d’œuvre. La même différence existe entre deux langues parlées par deux peuples qui n’ont pas le même degré de culture : la plus ingénieuse et la plus riche en combinaisons grammaticales sera celle qui n’a pas encore atteint son entier développement. Prenons pour exemple les langues modernes qui sont nées de l’altération de la langue latine, c’est-à-dire l’italien, le français et l’espagnol. À partir des VIIIe et IXe siècles nous voyons l’instinct des peuples nouveaux, mélange de Barbares et de Romains abâtardis, se débarrasser peu à peu des formes savantes de la langue souveraine, repousser les cas, tronquer les mots, raccourcir les phrases, altérer les rhythmes et la prosodie, dépouiller ce luxe et cette magnificence de la langue de Cicéron, que le génie pratique d’Auguste avait déjà condamnés, pour se créer un instrument plus simple,et mieux adapté aux besoins d’intelligences plus nombreuses et moins cultivées. De cette première transformation, accomplie vers le XIe siècle, sont nés les dialectes romans, qui ne sont pas encore les langues modernes, et qui occupent, dans ce travail de décomposition et de reconstitution, un point d’arrêt d’une grande importance dans l’histoire. Ces dialectes, dont le plus remarquable fut celui qu’on parlait dans le midi de la France, et qu’on appelle la langue provençale, — ces dialectes, qui étaient le produit de l’instinct populaire et une simplification de la langue latine, sont plus compliqués et plus remplis d’artifices que les langues modernes arrivées à leur complet épanouissement. Le même phénomène s’est également produit dans la civilisation particulière de chaque peuple, dont la langue littéraire est le résultat d’un long travail d’épuration entre les différens dialectes qui l’ont précédée, et qu’elle n’a pu s’assimiler qu’en les simplifiant. Tel est encore une fois le procédé de l’esprit humain dans la formation des langues, qui semblent perdre en variété de formes et de modes ce qu’elles gagnent en clarté, et ne devenir un instrument de l’idée générale qu’aux dépens de l’imagination, dont elles réfléchissent d’abord les aperçus divers et l’enchantement matinal.

— Monsieur l’abbé, interrompit le comte de Narbal avec une parfaite courtoisie, voulez-vous me permettre d’appuyer vos savantes considérations d’un exemple, tiré de l’histoire de mon pays, qui prouvera combien vous avez pénétré avant dans la nature des choses ? La langue française du XVIe siècle, de cette grande époque d’individualités puissantes, de discordes civiles et de rénovation sociale, où la monarchie eut tant de peine à triompher des nombreux intérêts et des passions anarchiques de la féodalité, cette langue naïve expliquante, pleine de sève, de courans, d’idiotismes et de tours ingénieux, qui tient encore aux patois par des racines vivaces, perdra sans doute quelque chose de sa grâce enfantine, de sa verdeur et de sa liberté d’allures en devenant, sous le règne de Louis XIV, l’instrument d’une civilisation plus régulière. Comme la société dont elle exprimait les tendances et les aspirations confuses, la langue de Marot et de Rabelais, de Montaigne surtout et d’Amyot, en passant de l’adolescence à la puberté, a dû s’épurer, choisir parmi les nombreux élémens hétérogènes que lui avait légués le passé, répudier les formes trop compliquées, les accens, les tours et les caprices particuliers, se simplifier enfin sous la forte discipline du goût public et de la raison générale. Dieu veuille que le siècle de Pascal et de Bossuet, de Corneille et de Racine, de Molière et de La Fontaine, de La Rochefoucauld et de La Bruyère, qui marque l’avènement de la société française à son plus glorieux développement, n’ait pas été aussi le commencement de cette décadence fatale qui, dans les nations comme dans les individus, succède presque toujours à la maturité des facultés !

— Mille grâces, monsieur le comte, reprit l’abbé Zamaria, du secours que vous venez de prêter à mon argumentation, puisée, comme vous l’avez très bien dit, dans la nature des choses. Eh bien ! telle a été précisément la marche de l’art musical, dont les différentes : échelles primitives n’ont été que des espèces de dialectes ou de patois qui ont servi à former notre gamme diatonique sous la pression de l’harmonie[9].

L’histoire des origines de la musique est partout enveloppée de fables et de légendes qui cachent toujours, sous un voile plus ou moins transparent, de profondes vérités. Les Chinois, ce peuple à la fois si jeune et si vieux, si méthodique et si inexpérimenté, qui s’est emprisonné l’esprit dans une langue symbolique, comme il a voulu s’isoler du monde par la construction de sa grande muraille, — les Chinois racontent d’une manière fort ingénieuse comment a été fixée la série de sons qui constitue l’échelle musicale. Sous le règne de je ne sais plus quel empereur, qui vivait deux mille six cents ans avant Jésus-Christ, le premier ministre fut chargé de mettre un terme au désordre qui existait dans les échelles musicales. Obéissant à son maître, le ministre se transporta sur une haute montagne qui était couverte d’une forêt de bambous. Il prit un de ces bambous, le coupa entre deux nœuds, enleva la moelle qui le remplissait, et, soufflant dans le roseau évidé, il en fit sortir un son qui n’était ni plus haut ni plus bas que le ton qu’il prenait lui-même lorsqu’il parlait sans être affecté d’aucune passion. Ainsi fut fixé le son générateur de la série. Pendant que le ministre poursuivait d’autres expériences nécessaires au but qu’il se proposait, un couple d’oiseaux, mâle et femelle, vint se percher sur un arbre voisin. Le mâle se mit à chanter et fit entendre six sons ; la femelle, lui répondant, en articula six autres, et il se trouva que les douze sons réunis ensemble formaient les douze degrés de l’échelle chromatique. Le ministre, profitant de la leçon qu’on venait de lui donner, coupa douze bambous et en fixa la longueur nécessaire pour produire les douze demi-tons ou degrés chromatiques qui sont contenus dans l’unité de l’octave.

Cette fiction charmante, qui touche au caractère moral de la musique et à la constitution physique de l’échelle sonore, contient des vérités fondamentales, qui ont été confirmées depuis par des expériences plus rigoureuses et entrevues dans l’antiquité par un personnage presque mythologique, qui joue un très grand rôle dans l’histoire de la musique et de la civilisation grecques : je veux parler de Pythagore. De tous les contes dont ce grand philosophe a été le sujet, — car Pythagore, comme Socrate, n’a laissé qu’une tradition et des disciples, — il reste démontré qu’il fut le premier à soupçonner que le monde était soumis à des lois immuables dont il appartenait aux géomètres de trouver la formule. En conséquence de ce principe, qui a eu de si grands résultats, Pythagore, a soumis au calcul les phénomènes des corps sonores et fixé la justesse absolue des intervalles qui sont contenus dans les limites de l’octave. Par une expérience ingénieuse et fort connue, Pythagore prouva qu’il avait le pressentiment de cette belle pensée de Leibnitz : « La musique est un calcul secret que l’âme fait à son insu. » Définition admirable, qui semble dérobée à la langue de Platon, et qui concilie la liberté indéfinie du génie créateur de l’homme avec l’ordre absolu qui règne dans la nature des choses : Mens agitat molem ! Le système musical des Grecs a exercé une trop grande influence sur l’origine du chant ecclésiastique pour que je me dispense d’en dire quelques mots, sans lesquels il serait impossible de comprendre les révolutions successives d’où est sorti l’art moderne.

Ce peuple, prédestiné au culte des belles choses, avait pris pour mesure de l’échelle infinie des sons perceptibles non pas l’unité naturelle de l’octave, mais celle du tétracorde, formé, comme l’indique le mot, de quatre cordes ou degrés. La manière dont ces quatre degrés se suivaient constituait la variété du tétracorde, et la succession des tétracordes caractérisait la nature particulière des échelles ou des modes. Si les tétracordes s’enchaînaient l’un à l’autre sans aucune solution de continuité, l’échelle qui en résultait était qualifiée de système conjoint ; dans le cas contraire, elle recevait le nom de disjoint. Dans l’origine, les Grecs ne possédaient que trois principaux modes, le dorien, le phrygien et le lydien, qui se distinguaient par la place qu’occupait le demi-ton dans le tétracorde. À ces trois modes primitifs il en fut ajouté d’autres dans la suite, et l’ensemble de leur système musical était formé d’une assez grande variété d’échelles, qui se caractérisaient par la place toujours variable qu’occupait le demi-ton dans la série diatonique. Indépendamment du genre diatonique, qui procédait, comme notre gamme moderne, par intervalles de tons et demi-tons diversement enchaînés, les Grecs avaient aussi le genre chromatique, composé d’une succession de demi-tons, et le genre enharmonique, où il entrait des intervalles minimes de quarts de ton.

On le voit, cette variété d’échelles musicales, où le tétracorde était l’élément constitutif, les trois systèmes, — diatonique, chromatique et enharmonique, — qui en résultaient selon la composition du tétracorde, tout cela formait un ensemble de combinaisons artificielles qui avaient une assez grande analogie avec les nombreux dialectes locaux qui se parlaient dans la Grèce à l’origine de son histoire. Ces dialectes, réduits par le temps au nombre de trois, l’éolien,le dorien et l’ionien, finirent aussi par être absorbés dans la langue générale, la langue attique, formée et consacrée par les chefs-d’œuvre du génie. Cette analogie vous paraîtra encore plus frappante quand vous saurez que le genre enharmonique pur, que notre oreille aurait de la peine à supporter aujourd’hui, fut le premier en usage dans la Grèce, et disparut devant le genre diatonique, comme un dialecte plein de subtilités et de nuances devant une langue plus simple et plus régulière. Un célèbre théoricien grec, Aristide Quintilien, dit en propres termes que le genre enharmonique fut abandonné comme n’étant pas accessible à l’oreille du plus grand nombre[10]. Ce fait historique, qui se trouve confirmé par d’autres autorités[11], prête un nouvel appui à cette loi d’analogie que j’ai établie entre les formes mélodiques et les langues qui se simplifient d’autant plus qu’elles s’éloignent de leur source et deviennent l’instrument d’une civilisation plus générale.

— Voulez-vous me permettre de vous adresser une question ? Dit le père Sabbatini. Si j’ai bien compris le sens de vos savans prolégomènes, les Grecs n’auraient pas connu l’harmonie, puisque la science des accords n’est possible qu’avec le concours de notre gamme diatonique, qui n’existait pas encore ?

Maestro, répondit l’abbé Zamaria avec autorité, la question que vous me faites l’honneur de m’adresser est si bien posée, qu’elle porte avec elle sa propre solution. Que les Grecs aient connu et goûté quelques-uns des effets produits par la simultanéité des sons ; tels que l’octave, l’unisson, la quarte, la quinte, et même l’accord parfait, cela est incontestable, puisque ces élémens de l’harmonie sont dans la nature et résultent de la résonnance du corps sonore ; mais il est tout aussi certain qu’ils ne pouvaient posséder ce que vous appelez si justement la science des accords, enchaînement de notes simultanées, mélange de consonnances et de dissonnances qui se préparent et se résolvent les unes par les autres et qui supposent l’existence d’une échelle mélodique moins variable que les différens modes qui composaient le système musical des Grecs. Du reste nous n’avons pas besoin de les supposer plus savans qu’ils n’étaient pour croire aux merveilleux effets qu’on attribue à leur mélopée. Une mélodie large formée seulement de quelques notes qui ne dépassaient guère l’étendue d’une quinte, mariée à l’une des plus belles langues qu’aient parlée les hommes et pénétrée par ses rhythmes nombreux et délicats d’une grande variété d’accens ; quelques effets puissans d’unisson et d’octave, que doublaient et soutenaient des instrumens comme la lyre, la cythare et les flûtes de différentes espèces ; la variété des modes s’alliant à la variété des dialectes, l’élévation des sentimens exprimés par la poésie, la pompe du spectacle, l’idée religieuse ou patriotique qui excitait l’imagination d’un peuple si merveilleusement doué, tout cela suffit pour nous expliquer l’impression profonde que devait produire la musique au siècle de Phidias, de Praxitèle et de Zeuxis, de Platon et de Sophocle. Éviter les extrêmes et se tenir en toutes choses dans un milieu tempéré, telle était pour les Grecs la mesure du juste et du beau, qu’ils appliquaient également à la musique.

Les Romains, qui ont emprunté aux Grecs presque tous les élémens de leur civilisation, et dont la poésie, la sculpture et la peinture n’ont été qu’une imitation, un pâle reflet du génie hellénique, n’ont pas eu non plus d’autre système musical que celui de leurs prédécesseurs, qu’ils ont transmis à leur tour, sans aucune altération, au christianisme triomphant. Si la raison et l’histoire ne nous apprenaient que, dans le monde moral comme dans le monde physique, la vie se compose d’une succession de phénomènes qui se modifient incessamment sans jamais interrompre le travail de gestation, des témoignages irrécusables nous prouveraient que les disciples de Jésus ont pris au paganisme, qu’ils voulaient renverser, tous les instrumens matériels, toutes les formes plastiques de sa civilisation. Ils n’apportèrent avec eux que l’esprit nouveau, qui a suffi pour changer la face de la société. Que voulaient en effet ces humbles propagateurs de la bonne nouvelle ? Relever la nature humaine de la profonde abjection où la tenait plongée une affreuse inégalité de richesses et de lumières, mettre à la portée de tous la science secrète des docteurs et des patriciens, vulgariser les grandes vérités de l’ordre moral, qui depuis longtemps dépassaient le culte public et l’équité sociale, illuminer l’âme de l’esclave et de l’homme libre, celle du pauvre et du millionnaire, de l’ignorant et du philosophe, d’un même idéal de justice et de beauté. Ces mots de l’Évangile : Sinile parvulos venire ad me, donnent le vrai sens de la mission du christianisme.

Voyez, par exemple, ce que fit saint Ambroise, évêque de Milan, vers l’an 384. Chef spirituel de la population d’une grande ville qui était encore à demi païenne, dont il fallait ménager les habitudes et les vieilles idées, il choisit, parmi les chants religieux du polythéisme, les mélodies les plus populaires et les plus accessibles à l’oreille et à la voix inexpérimentée de la foule : il les appropria au culte du nouveau Dieu en y adaptant des paroles liturgiques. Cette opération, qui a souvent été renouvelée depuis, et que saint Ambroise n’est probablement pas le premier à avoir essayée, amena une simplification du système musical des Grecs. Il se trouva que les mélodies choisies par le saint évêque de Milan pouvaient être contenues dans quatre échelles différentes ayant pour limites les deux notes extrêmes de l’octave, dont la consonnance naturelle affaiblissait, si elle ne l’absorbait entièrement, l’unité artificielle du tétracorde. Ces quatre échelles, qui se caractérisaient par la place qu’occupait le demi-ton dans la série diatonique, furent assimilées aux modes dorien, phrygien, éolien et mixolydien de la musique grecque. Nous savons par saint Augustin, l’ami et le néophyte de l’évêque de Milan, et par d’autres témoignages non moins importans, que les hymnes et les chants consacrés par ce qu’on appelle la réforme de saint Ambroise étaient d’une grande beauté, d’une douceur pénétrante, remplis d’accens et de modulations que leur communiquaient les rhythmes encore intacts de la poésie latine et l’influence toujours puissante de la musique grecque ou orientale, dont ils étaient une imitation, secundum morem orientalium parlium, comme le dit saint Augustin. Une critique supérieure, qui s’appuie moins sur des témoignages historiques toujours plus ou moins contestables que sur la nécessité des choses et les procédés de l’esprit humain, nous prouverait au besoin que saint Ambroise, ou tout autre réformateur du chant ecclésiastique, n’a pu agir autrement, qu’il a dû choisir en effet, dans le système musical des Grecs légué par le paganisme romain, les airs les plus populaires et par conséquent les plus simples dans leur structure mélodique. Cette première concession faite par l’église à l’instinct de la foule, qui altère et simplifie tout ce qu’elle s’approprie, se renouvellera constamment, et forme le nœud de l’histoire de la musique au moyen âge.

Deux cents ans s’étaient à peine écoulés depuis la mort de saint Ambroise, qu’une nouvelle réforme des chants liturgiques fut jugée nécessaire et opérée par le pape saint Grégoire le Grand, qui monta sur le siège apostolique en 591. Subissant de plus en plus l’influence désastreuse des Barbares, qui avaient traversé le monde romain et s’étaient emparés de l’Italie, le peuple avait non-seulement perdu le sentiment de la prosodie et de la valeur métrique de la langue latine ; mais, en chantant les hymnes de l’église auxquelles cette langue était adaptée, il en altérait le caractère mélodique, et dépassait constamment les limites des quatre échelles fixées par l’évêque de Milan. Voulant remédier à ce grave inconvénient, qui tendait à bouleverser la liturgie, cette partie dramatique de la religion si puissante sur les masses, saint Grégoire fit recueillir de nouveau ce qui restait des anciennes mélodies grecques, et, les joignant à celles qui avaient été choisies par saint Ambroise, il en forma un ensemble qui fut appelé Antiphonaire centonien, c’est-à-dire livre composé de fragmens. S’apercevant bientôt que cette compilation de chants divers ne pouvait être contenue dans les quatre échelles diatoniques de saint Ambroise, le pape saint Grégoire en ajouta quatre autres, qu’il rattacha aux premières par une opération des plus simples. Telle est l’origine des huit tons ou échelles du chant ecclésiastique, qui prit alors le nom de plain-chant (cantus planus) parce qu’il procédait par degrés d’égale valeur, et sans autre rhythme que celui qui accompagne invinciblement toute émission de la parole humaine.

Les huit tons du chant ecclésiastique, qui porte aussi le nom de chant grégorien, de son dernier réformateur, se divisent en deux catégories : les tons authentiques, qui sont les quatre échelles fixées par saint Ambroise, et les tons plagaux, ceux que saint Grégoire a fait dériver des premiers. Ces catégories se distinguent entre elles par la place toujours variable qu’occupe l’intervalle de demi-ton dans la série diatonique. Il y a d’autres accidens qui servent à caractériser les huit modes de la mélopée ecclésiastique, et sur lesquels il est inutile d’insister. La réforme du chant ecclésiastique opérée par saint Grégoire est, vous le voyez, un nouveau témoignage de cette loi de simplification qui marque l’action de l’instinct populaire aussi bien dans la formation des langues que dans la construction des échelles musicales. Ainsi donc les mélodies choisies par saint Ambroise parmi les chants populaires du polythéisme étaient encore empreintes de certaines nuances de rhythme et de modulation que ne possède déjà plus le plain-chaint de saint Grégoire, mélopée plus voisine de la parole que de la musique. Pour en revenir à la comparaison que j’ai établie entre les langues et les formes mélodiques qui vont se simplifiant à mesure qu’elles étendent la sphère de leur action, on pourrait dire, sans attacher trop de rigueur à ce rapprochement, que le chant de saint Ambroise est à la musique grecque du temps d’Aristoxènes[12] ce que la langue de Virgile est à celle d’Homère, et que le plain-chant de saint Grégoire est à celui de l’évêque de Milan ce que les langues modernes du XIIe siècle sont à celle de Tacite, un dialecte transitoire qui n’a pas encore la fixité d’une langue vraiment littéraire.

L’Antiphonaire de saint Grégoire, ce recueil de mélodies diverses, avec les huit échelles diatoniques qui leur servaient de base, devint une partie intégrante de la liturgie, et on l’attacha même à l’autel de l’ancienne basilique de Saint-Pierre par une chaîne en fer, comme pour le préserver de toute altération et lui imprimer le sceau de la perpétuité. Le pape compléta son œuvre en instituant pour l’enseignement du chant ecclésiastique une école qui est l’origine de la grande école romaine. Eh bien ! malgré la chaîne en fer à laquelle fut suspendu l’Antiphonaire de saint Grégoire, malgré toutes les précautions que prit le grand pontife pour donner à sa réforme la stabilité d’une institution presque divine, le chant liturgique ne fut pas plus à l’abri des caprices de la fantaisie que les vérités d’un ordre supérieur n’ont échappé aux licences des esprits indépendans ou téméraires. Les conciles que l’église fut constamment obligée de réunir, soit pour aviser aux besoins de la discipline ébranlée, soit pour se défendre contre les hérésiarques qui niaient son pouvoir, eurent à s’occuper avec non moins de vigilance des nombreuses altérations du chant ecclésiastique. Cinquante ans après la mort de saint Grégoire, vers le milieu du VIIe siècle, on ne s’entendait déjà plus ni sur le nombre des tons, ni sur le caractère esthétique des mélodies religieuses. Les uns admettaient huit, neuf et dix tons ; les autres en reconnaissaient douze, quatorze, et jusqu’à quinze. Non-seulement les théoriciens, plus ou moins préoccupés du système musical des Grecs, qui avait été la source du chant liturgique, enseignaient une doctrine qui n’était pas toujours d’accord avec la pratique ; mais chaque pays, chaque province du monde catholique où avait pénétré l’Antiphonaire de saint Grégoire l’avait promptement altéré par des variations et des interpolations involontaires. Qui ne connaît la discussion mémorable qui eut lieu à Rome devant Charlemagne entre des chantres romains et des chantres français sur la manière d’interpréter les mélodies grégoriennes ? La décision de Charlemagne est pleine de bon sens. « Quelle est, dit-il, l’eau la plus pure, celle qui vient de la source, ou des ruisseaux qui en dérivent ? » Les chantres français répondirent unanimement : « Celle qui vient directement de la source. — Remontez donc, répliqua Charlemagne, à la source de saint Grégoire, car il est manifeste que vous avez corrompu la mélodie ecclésiastique. » Cet apologue ingénieux suffirait pour nous apprendre que ce qu’on appelle la pureté originelle du chant grégorien est une chimère. Si de nos jours, avec une notation compliquée et précise, qui parle aux yeux autant qu’à l’esprit, qui fixe les moindres nuances d’une composition musicale, il est difficile qu’on ne s’écarte pas de la pensée de l’auteur, lorsqu’il n’est pas la présent pour diriger lui-même l’exécution de son œuvre, comment pouvait-on empêcher que le chant liturgique, bâti sur des échelles essentiellement mobiles, transmis par des signes imparfaits et livré au sentiment d’interprètes ignorans, ne fût promptement altéré et ne perdît l’accent de gravité majestueuse qu’il avait à son origine ? En général, c’est une bien grande erreur que de chercher dans ces temps de ténèbres un principe, une institution, une règle quelconque qui résiste à ce mouvement de transformation qui emporte et caractérise le moyen âge. Tout est mouvant, les élémens les plus hétérogènes se rapprochent et se combinent un moment pour se désagréger l’instant d’après, l’église est un vaste théâtre où retentissent les échos de la vie extérieure qui troublent sa discipline et affaiblissent son autorité. Les langues vulgaires sont à peine formées, que le peuple les introduit forcément dans la liturgie, avec les chansons profanes et souvent obscènes qu’il a apprises au dehors. C’est en vain que les conciles, que les docteurs et les plus illustres personnages, comme saint Bernard, s’élèvent contre ce scandale et réclament la sévérité des lois canoniques pour préserver le chant liturgique des variations et des caprices de la mode : quand tout le monde est coupable, tout le monde est innocent, et dans les arts comme dans les questions de l’ordre moral et politique, l’église, ne pouvant résister aux envahissemens de l’esprit séculier, finit toujours par traiter avec la liberté.

Du VIIIe au XIIIe siècle, qui est une époque solennelle de l’histoire du moyen âge, il se fait dans l’art musical, ainsi que dans l’ensemble des connaissances humaines, un grand travail de reconstitution dont il importe de connaître les résultats. Sous la pression toujours croissante de la fantaisie populaire, qui introduit dans les temples chrétiens des ressouvenirs de la vie extérieure et des lambeaux de chansons en langue vulgaire, la mélopée grégorienne s’altère de plus en plus, se surcharge d’accidens de modulation et de rhythmes divers qui amènent un immense désordre dont s’effraient avec juste raison les maîtres de l’art et les princes de l’église. C’est pourtant de ce désordre fécond, où les élémens nouveaux apportés par les peuples du nord se rapprochent et se combinent d’une manière plus intime avec ceux qui caractérisent les nations de race latine, c’est du contact de la fantaisie et de l’art séculiers avec le chant liturgique que naît un art tout nouveau, l’harmonie, en même temps que la musique mesurée, qui en est la manifestation directe. Sous les différens noms d’organum, de diaphonie, qui indiquent la coexistence de deux sons d’égale valeur, de déchant (discantus), qui signale un progrès dans le mouvement des voix et comme une anticipation d’une partie sur l’autre, l’harmonie, qu’Isidore de Séville définissait déjà au VIe siècle : Harmonia est modulatio vocis, et concordantia plurimorum sonorum et coaptatio, reçoit au XIIIe siècle son premier développement, que j’appellerai son adolescence. Aux intervalles de quarte, de quinte et d’octave, employés antérieurement, on ajoute ceux de tierce et de sixte. La succession des consonnances et des dissonnances est réglée par la résolution de l’intervalle dissonnant. À la notation diffuse de Boèce, qui consistait dans l’emploi des quinze premières lettres de l’alphabet romain, à celle plus simple de saint Grégoire, qui se servit des six premières lettres de ce même alphabet, au système neumatique, mélange d’accens, de virgules et de points diversement combinés, où l’œil avait peine à se reconnaître, à ces trois manières très imparfaites d’exprimer l’intensité des sons succèdent d’abord les lignes de la portée, et puis la notation proportionnelle, c’est-à-dire un ensemble de signes dont la figure indique tout à la fois la place qu’occupe le son dans l’échelle et sa durée relative. Cette immense révolution, qui ne semble au premier abord qu’un changement de méthode, n’est rien moins que le triomphe de l’esprit séculier sur l’art religieux. Par son ignorance des lois de la prosodie latine, la foule avait troublé les rhythmes savans dont le chant de saint Ambroise était encore pénétré, elle méconnaissait chaque jour davantage le caractère respectif des huit tons de saint Grégoire, qui sont moins des échelles régulières que des formules mélodiques léguées par le polythéisme ; elle mêlait à ces nomes ou airs religieux, qui se transmettaient imparfaitement par l’enseignement oral des initiés, les modulations et les rhythmes des chansons populaires qui surgissaient alors de toutes parts. De là un désordre, une confusion, qui firent sentir à la foule la nécessité d’une règle aussi simple que son esprit. Il se trouva des hommes studieux qui répondirent à ce besoin et qui imprimèrent à l’art musical cette régularité un peu grossière que l’instinct du peuple avait déjà introduite dans le mécanisme des langues vulgaires et dans les faits de la société civile, qui subissait alors une transformation. Telle est la véritable signification du mouvement qui substitue au rhythme traditionnel et à l’indécision tonale des mélodies la précision de la musique mesurée, qui est inhérente à l’harmonie[13]. Les hommes qui dirigent ce mouvement, et dont les écrits nous en révèlent les phases successives, sont Hucbald, Francon de Cologne, Marchetto de Padoue et Guido d’Arezzo, qui n’a rien inventé de ce qu’on lui attribue, ni les lignes de la portée, ni le nom des notes ut, ré, mi, fa, sol, la, mais qui s’est servi avec intelligence de tous ces procédés connus avant lui, et qui a apporté dans l’enseignement de la musique cette lucidité pratique qui est propre au génie italien[14].

Le XIIIe siècle est l’époque culminante du moyen âge. L’esprit humain a fait une grande évolution et tend à se dégager de la tutèle de l’autorité. Les corps politiques et la société civile, obéissant à des principes mieux définis, commencent à avoir conscience de leurs actes ainsi que de leur destinée. Les langues vulgaires sont presque toutes formées et deviennent l’instrument d’une littérature nouvelle qui répond aux sentimens de tous. Le catholicisme, plein de sève et fort des luttes qu’il vient de traverser, s’épanouit comme une plante généreuse, et produit chez les peuples du nord ces cathédrales gothiques qui frappent l’imagination par l’immensité de l’espace qu’elles circonscrivent et la hardiesse de leurs voûtes élégantes. En Italie, on voit apparaître successivement dans ce siècle mémorable Brunetto Latini, Guido Cavalcanti et Dante Alighieri, qui fixent irrévocablement la poésie vulgaire ; saint Thomas d’Aquin, le grand métaphysicien du catholicisme ; saint François d’Assise, saint Bonaventure, Thomas de Celano et Jacopone da Todi, l’auteur de la prose du Stabat Mater, qui impriment au culte de la vierge Marie un éclat inusité ; Cimabüe et surtout Giotto, qui dégagent l’art de la peinture de la tradition byzantine, et s’efforcent de lui faire exprimer les formes et les couleurs de la vie. La musique participa à ce grand mouvement d’émancipation, et donna naissance à ce nombre considérable de poètes et de musiciens populaires qu’on nomme trouvères en France, minnesinger en Allemagne et troubadours en Provence, d’où nous vient le mot de trovatori, qui indique le premier éveil de la fantaisie dans les arts de sentiment. Après quelques années de ravissement, où l’imagination, satisfaite des efforts accomplis, semble ne plus rien désirer, l’harmonie, appliquant ses procédés au chant ecclésiastique, qu’elle dénature de plus en plus, aussi bien qu’aux mélodies populaires, alors si nombreuses et si vivaces, réalise de nouveaux progrès et acquiert la régularité d’un art véritable dont les combinaisons captivent l’attention générale. Les intervalles sont épurés et définitivement classés en consonnans et en dissonnans. Les consonnances parfaites distinguées des consonnances imparfaites par le sentiment plus ou moins grand de quiétude ou de repos qu’elles procurent à l’oreille, les parties devenues plus nombreuses, reçoivent une nouvelle direction, et leur entrelacement est soumis à des règles qu’on respecte encore aujourd’hui. Enfin, sous les noms de musique figurée et de contrepoint, que lui donna pour la première fois un célèbre théoricien du XIVe siècle, Jean de Muris, l’harmonie devient un art savant et compliqué dans lequel se distinguent une classe de compositeurs qui méritent de nous arrêter un instant.

Dès la fin du XIVe siècle on voit s’élever dans les Pays-Bas, dans le nord de la France, en Hollande et aussi en Angleterre, un nombre considérable de musiciens célèbres qui s’appliquent à perfectionner toutes les parties de l’art d’écrire et deviennent les premiers harmonistes de l’Europe. Ces musiciens, que l’histoire désigne sous la qualification commune de Flamands, Fiaminghi, parce que la plupart sont originaires de la Flandre, remplissent un interrègne de cent cinquante ans, qu’on peut subdiviser en trois différentes époques. La première est illustrée par Guillaume Dufay, par Binchois, Dunstable et Obrecht, ses contemporains ; la seconde est surtout remarquable par l’avènement d’Okeghem, chantre et chapelain du roi de France Charles VII, le plus savant contrepointiste de son temps, et le maître, à ce que l’on croit, de Josquin Desprès, homme de génie dont la gloire remplit toute la première moitié du XVIe siècle. Guicciardini, dans son Histoire des Guerres de Flandre, parle avec enthousiasme de ces compositeurs célèbres, qui se répandent dans toute l’Europe, sont recherchés par tous les princes souverains, et dirigent toutes les chapelles, depuis celle du pape à Rome jusqu’à notre chapelle ducale de Saint-Marc.

— Es-tu bien sûr, abbé, de ce que tu dis ? Notre chapelle ducale aurait eu des étrangers pour directeurs ! s’écria en ce moment avec un sentiment de surprise et de chagrin patriotique le sénateur Zeno.

— Très certain, répondit l’abbé Zamaria, mais que votre excellence se rassure. Ces ultramontains, qui brillent un instant dans l’histoire de l’art et viennent fondre sur l’Italie, où ils s’emparent des meilleures positions, ne sont guère que des facchini, des ouvriers laborieux et intelligens, qui déblaient le terrain et préparent la langue dont se servira un génie vraiment créateur qui les éclipsera tous de sa gloire immortelle. En effet, on chercherait vainement chez ces musiciens studieux autre chose que des formes abstraites de la syntaxe des sons, des combinaisons de voix, des imitations plus ou moins ingénieuses. Les paroles liturgiques ou profanes qu’ils choisissent pour écrire leurs morceaux ne sont qu’un prétexte à argumentations ; le thème de leurs messes on motets, qu’ils empruntent au plain-chaht ecclésiastique et plus souvent encore aux chansons populaires, n’est qu’une espèce de prémisse sur laquelle ils construisent le savant édifice de leurs contrepoints plus ou moins fleuris. En un mot, les musiciens flamands, qui pendant un siècle et demi fixent l’attention générale de l’Europe, ces barbares qui envahissent une seconde fois l’Italie, où ils fondent des écoles et sont l’objet de l’admiration des plus nobles esprits, remplissent, dans l’histoire de la musique européenne, cette période curieuse qu’on appelle le règne de la scolastique. Dialecticiens habiles, moins occupés du fond des idées que de l’ingéniosité de la forme, distraits, captivés par les combinaisons d’une langue nouvelle, dont ils admirent surtout les artifices, les contrepointistes belges, a dit Forkel avec esprit, « ressemblent à des jeunes gens sortant de l’université, où ils auraient montré de l’aptitude pour les discussions logiques, qui s’empressent d’étaler leur science de fraîche date, et ne peuvent avancer la moindre proposition sans la soumettre aux épreuves d’une argumentation en règles[15]. » Cette comparaison, faite par un Allemand et puisée dans les mœurs de sa nation, est d’autant plus juste qu’il l’applique à des compositeurs qui ont à peu près la même origine et se distinguent par les mêmes qualités, car les contre-pointistes flamands ont précisément développé dans l’art musical cette faculté des combinaisons harmoniques qui est encore aujourd’hui le trait distinctif de la grande école d’où est sorti Sébastien Bach. Comme les docteurs scolastiques, qui avaient moins d’invention et de hardiesse dans l’esprit que d’habileté à discuter sur des vérités dogmatiques dont ils acceptaient l’autorité, et qui, dans l’histoire de la philosophie, préparent la voie aux libres penseurs du XVIe siècle, les contre-pointistes belges et flamands ne se préoccupaient guère que des procédés matériels de la composition, et ils prenaient naïvement dans la tradition, c’est-à-dire dans le plain-chant ecclésiastique et dans les chansons populaires, l’idée mélodique qui servait de thème à leurs déductions canoniques. Les arts et les littératures de tous les peuples n’ont-ils pas traversé une période semblable de labeur pédantesque, où le sentiment et l’idée sont nécessairement subordonnés aux artifices de la forme, qui captive alors tous les esprits cultivés ? Je n’ai pas besoin de vous apprendre, monsieur le comte, dit l’abbé en s’adressant particulièrement à M. de Narbal, qu’il y a eu dans l’histoire de la poésie française une époque semblable, où l’on s’ingéniait à inventer les rhythmes et les coupes les plus bizarres, et telle pièce de vers que je pourrais vous citer est aussi loin de la véritable poésie inaugurée par Malherbe qu’un canon énigmatique d’Okeghem ou que la messe de Josquin Desprès sur la série de notes la, sol, fa, ré, mi, dont elle porte le nom, sont loin de la messe du pape Marcel, du divin Palestrina.

Je viens de prononcer un bien grand nom, un nom qui résume toute une époque de l’histoire de l’art ! Jean-Pierre Luigi da Palestrina est né dans cette petite ville de la Romagne dont il prit le nom, au printemps de l’année 1524, quatre ans après la mort de Raphaël. Issu d’une pauvre famille dont on n’a jamais pu découvrir l’origine, il se rendit à Rome à l’âge de seize ans, en 1540, et entra dans l’école de contrepoint fondée par le Français Goudimel. Au milieu de nombreux condisciples parmi lesquels se trouvaient Jean Animuccia et Nanini, le jeune Pierre ne tarda point à se distinguer. Élu maître des enfans de chœur de la chapelle Julia en 1553, il publia, trois ans après, le premier recueil de ses œuvres, où l’on remarque quatre messes qu’il dédia au pape Jules III. Le souverain pontife, pour témoigner sa haute satisfaction d’un hommage dont il sentait le prix, fit entrer Palestrina parmi les chantres de sa chapelle, en le dispensant de l’examen préalable qu’exigeaient les statuts. Après la mort de Jules III et la courte apparition du pape Marcel II, qui ne régna que vingt-trois jours, la tiare échut à Paul IV, dont le caractère impérieux et sanguinaire n’est que trop connu. Voulant réformer les nombreux abus de la cour de Rome, si vivement attaqués par les protestans ultramontains, le pape fit expulser de sa chapelle tous les chantres mariés, et comme Palestrina se trouvait dans ce cas, il dut quitter une place qui le faisait vivre plus que modestement. Nommé peu de temps après maître de chapelle de Saint-Jean-de-Latran, puis de Sainte-Marie-Majeure, où il a passé dix années qui ont été les plus fécondes de sa vie, Palestrina rentra de nouveau à Saint-Jean-de-Latran en 1571. Il perdit sa femme Lucrezia, qui lui avait donné quatre fils, en 1580. Accablé de douleur et de misère, Palestrina vécut encore quelques années, et il termina sa glorieuse carrière le 2 février 1594, âgé de soixante-dix ans. Homme pieux et bon, toujours aux prises avec les plus dures nécessités de la vie, son âme fut à la hauteur de son génie. Si, dans la dédicace de son premier livre des Lamentations au pape Sixte V, il fit entendre une voix suppliante, c’étaient moins les souffrances matérielles qui lui arrachèrent ce cri de détresse que la douleur de ne pouvoir publier les œuvres qui ont immortalisé son nom. Jusqu’à son lit de mort, il disait au dernier fils qui lui restait : « Je vous laisse un grand nombre d’ouvrages inédits… Grâce au grand-duc de Toscane, je vous laisse aussi ce qui est nécessaire pour les faire imprimer… Je vous recommande que cela se fasse au plus tôt, pour la gloire du Tout-Puissant et la célébration de son culte. » Ces dernières paroles sont bien dignes du musicien sublime qui le premier a su donner une forme à la prière et à la poésie du culte catholique, et qui, par sa merveilleuse création de la messe dite du pape Marcel, a sauvé la musique religieuse.

Deux genres de musique ont existé simultanément pendant tout le moyen âge : le chant liturgique, formé tour à tour par saint Ambroise et saint Grégoire, et les chansons populaires, d’abord accompagnées de paroles latines, puis alliées aux premiers accens des dialectes modernes. Construit avec des fragmens de mélodies antiques et d’après des ressouvenirs du système musical des Grecs, dont il était une simplification, le plain-chant ecclésiastique était purement diatonique, et n’avait d’autre mesure que ce rhythme vague qui est inhérent à la prosodie, et qu’on devine plus qu’on ne l’apprend. Au contraire, les chansons populaires qui circulaient librement dans la foule, dont elles exprimaient les sentimens, étaient non-seulement empreintes d’un rhythme plus fortement accusé que la mélopée religieuse, mais elles avaient aussi une tournure mélodique qui les rapproche beaucoup de la musique moderne. Ces deux formes musicales, qui étaient la manifestation des deux grands élémens dont se composait la société du moyen âge, l’église et l’esprit séculier, se trouvèrent presque toujours en contact, et le peuple grossier, imbu de souvenirs et de chants contemporains, les introduisit forcément dans le temple, où ils altérèrent le caractère esthétique et la constitution matérielle du plain-chant grégorien. Lorsque l’harmonie vint soumettre à ses procédés de mesure rigoureuse le chant de l’église et les mélodies populaires, la confusion des deux genres de musique devint si grande, qu’on eut de la peine à reconnaître sous ce fracas de sons, de contre-points et de gorgheggi la gravité traditionnelle du chant liturgique. Les paroles les plus obscènes des chansons populaires retentissaient dans l’église, et servaient d’épigraphe aux messes que composaient laborieusement sur ces thèmes inouïs les musiciens flamands. C’est en vain que les conciles s’occupèrent incessamment de ce grave sujet de discipline, c’est en vain que le pape Jean XXII publia en 1322 sa fameuse décrétale contre les innovations harmoniques qui défiguraient la mélodie grégorienne : le désordre s’accrut chaque jour davantage et se prolongea jusqu’au milieu du XVIe siècle, où le concile de Bâle d’abord, puis celui de Trente dans sa vingt-deuxième session, flétrirent d’un blâme solennel ce mélange grossier de paroles et de musique profane avec le texte et le chant de l’église. C’est pour obéir à la volonté du concile que le pape Pie IV nomma une commission chargée d’examiner quelles seraient les mesures à prendre pour réformer de pareils abus. La commission, présidée par les deux cardinaux Vitellozzi et Borromée, arrêta les deux points suivans : 1° qu’on ne chanterait plus les messes et les motets qui contiendraient des paroles différentes de celles de l’église ; 2° que les messes composées sur des thèmes empruntés à des chansons profanes seraient bannies de la liturgie. Après de nombreuses discussions où furent émis les avis les plus extrêmes, la commission jeta les yeux sur Palestrina, qui s’était déjà fait connaître, et dont tout le monde citait les admirables improprii de la pénitence comme des modèles de musique vraiment religieuse. On lui demanda de composer une messe où les paroles de l’église seraient respectées et contenues dans une forme de l’art qui en révélât le sentiment. Saintement inspiré par la foi naïve qui remplissait son cœur et par l’importance de la mission dont on l’avait chargé, Palestrina composa trois messes qui furent exécutées au palais du cardinal Vitellozzi. Celle qui réunit tous les suffrages et qui excita l’admiration des juges les plus difficiles fut la troisième, que Palestrina publia sous le titre de messe du pape Marcel [missa papœ Marcelli), probablement par un sentiment de reconnaissance pour la mémoire de ce pontife. Lorsque le pape Pie IV entendit pour la première fois cette messe, le 19 juin 1565, il en fut si ravi, qu’il nomma Palestrina compositeur de sa chapelle. Telle est l’histoire d’une composition célèbre qui sauva l’art musical de la proscription dont voulait le frapper l’autorité ecclésiastique.

Si maintenant, continua l’abbé, vous me demandez quelle est la valeur absolue de l’œuvre de Palestrina, qui a touché à toutes les parties du drame liturgique, si vous me demandez de préciser en quelques mots le rôle que joue ce grand homme dans l’histoire générale de l’art, je vous répondrai qu’il est le premier musicien sorti des bancs de l’école qui ne se soit pas laissé entièrement absorber par les artifices du métier, et qui ait considéré la forme comme l’instrument de l’inspiration, qu’il est enfin le premier savant contre-pointiste qui mérite la qualification suprême de compositeur. Il ferme l’ère de la scolastique et ouvre celle de la renaissance, dont il n’entrevoit cependant que l’aurore. Élève et successeur des Flamands, qui avaient élaboré tous les détails de la langue et préparé l’instrument nécessaire à la manifestation du sentiment, Palestrina s’élance du milieu de ces ouvriers patiens attachés à la glèbe, c’est-à-dire à la lettre qui tue ; il leur apporte l’esprit qui seul vivifie. Génie éminemment italien, plein d’onction et de sérénité, il épure, il simplifie les formes matérielles de la composition que lui ont transmises ses maîtres, et les emplit du souffle de la vie. Il dit des choses sublimes avec les mêmes moyens qui avaient servi de jouet à l’esprit de combinaison, il chante, il prie au lieu d’argumenter, il crée enfin la musique du catholicisme, entrevue seulement par les grands esprits du moyen âge, et qu’on trouve définie dans ces paroles de saint Bernard : Sic suavis ut non sit levis, sic mulcet aures, ut moveat corda, tristitiam levet, iram niitiget, sensum litterœ non evacuet,sed fecondet[16].

Vous allez juger vous-mêmes, dit l’abbé en descendant de l’estrade sur laquelle il était placé, si la musique de Palestrina, qui a donné son nom à toute une école, et dont le style marque une date de l’histoire, mérite les éloges qu’on lui prodigue depuis deux cents ans.

Les chanteurs de la chapelle ducale de Saint-Marc, qui étaient réunis dans un coin de la bibliothèque, exécutèrent alors le Sanctus de la messe à six voix dite du pape Marcel, morceau remarquable, qui communique à l’âme une émotion qu’il est impossible de définir ; le Kyrie de la messe de Requiem, d’une expression profonde ; l’impropria à quatre voix, Vinea mea electo, qu’on chante le vendredi-saint à la chapelle Sixtine, prière d’un accent ineffable et vraiment divin, dont Mozart seul a pu égaler l’élévation dans son Ave verum. L’exécution de ce morceau produisit dans l’assemblée une explosion d’enthousiasme et de ravissement qui dura quelques minutes pendant lesquelles Lorenzo s’approcha de Beata, dont le regard l’invitait, pour ainsi dire, à venir lui communiquer son sentiment.

Après le Stabat Mater à deux chœurs qui fut chanté aussi avec beaucoup d’ensemble, on termina par le madrigal à quatre voix : Alla riva del Tebro, qui est un modèle de ce genre de composition dite musica da caméra, musique de chambre, parce qu’elle tenait lieu, au XVIe siècle, de la musique dramatique, qui n’existait pas encore.

— Ai-je besoin de vous faire remarquer, reprit l’abbé, qui était remonté sur l’estrade, le charme particulier de ce morceau, qu’on dirait avoir été composé par un poète qui aurait eu l’âme et le génie de Virgile, dont il rend en effet la molle langueur et la mélancolie touchante ? Et si vous saviez avec quelle simplicité de moyens Palestrina a obtenu de tels effets ! Subissant les lois de la fugue, qui était alors la forme consacrée par les maîtres de l’art, il se joue de ses difficultés avec une aisance admirable, et c’est au moyen de quelques dissonnances produites par les mouvemens et la stratégie des parties[17] que Palestrina parvient à exprimer la douleur de ce jeune berger pleurant, sur les bords du Tibre, un amour dédaigné :

… Et mœstis laté loca questibus implet ;

car il n’y a pas de mélodie proprement dite dans le délicieux madrigal que vous venez d’entendre, ni dans aucune partie de l’œuvre si variée de Palestrina. Tous les effets résultent des procédés du contre-point, et il serait impossible d’y trouver une phrase musicale qui eût assez de vitalité pour exister en dehors des combinaisons harmoniques qui forment un ensemble si parfait. C’est dans ce style élevé de musique purement vocale, dépourvu à la fois de modulations et d’accompagnemens d’aucune espèce, c’est dans le style à la Palestrina qu’ont écrit le Flamand Orlando di Lasso, son contemporain et son émule, l’Espagnol Vittoria, Nanini, Benevoli, Allegri, Vallerano et une foule de compositeurs dont la tradition et l’enseignement se sont prolongés jusqu’à nos jours, et constituent le patrimoine de l’école romaine.

Lorsqu’au jour de Noël de l’année 1512, le pape Jules II officia pour la première fois dans la chapelle Sixtine, dont Michel-Ange venait de peindre la voûte, Palestrina n’était pas encore né. Le tableau du Jugement dernier, les Loges, les Stances, toutes les incomparables merveilles qui remplissent le Vatican étaient terminées, et la renaissance avait accompli son évolution, quand l’auteur de la messe du pape Marcel, surnommé par ses contemporains le prince des musiciens, vint au monde. L’intervalle de près de quatre-vingts ans qui existe entre la mort de Raphaël et celle de Palestrina peut servir à mesurer la distance qui sépare encore l’art musical des arts plastiques, qui alors étaient parvenus au point le plus élevé de leur développement. Rien dans les œuvres du fondateur de l’école romaine ni dans celles d’Orlando di Lasso, ne peut être comparé aux vastes compositions de la Cène de Léonard de Vinci, du Jugement dernier de Michel-Ange, de l’École d’Athènes, de l’Incendie du Borgo et surtout de la Transfiguration de Raphaël. Dépourvue de moyens pour accentuer la passion et pour peindre les accidens extérieurs, la musique en est encore à cette phase de la puberté où l’on exprime d’une manière indécise les sentimens indéfinis qu’on éprouve. On dirait la prière d’un enfant ou celle d’une jeune fille émue qui manque des mots nécessaires pour préciser l’objet de ses vœux, et donner une forme aux aspirations confuses qui agitent son âme. Un motet de Palestrina, comme celui Sicut cervus desiderat ad fontes, ou comme l’admirable antienne à six voix Tribularer si nescirem, peut être comparé, pour la simplicité naïve du style et le caractère de l’expression, à une vierge de Fra Angelico ou du Pérugin. C’est pénétrant, plein de componction et de divine tendresse, mais d’une harmonie un peu vague, qui laisse transpirer le sentiment général, sans permettre de saisir le sens particulier de la parole. Un exemple fera encore mieux comprendre quelle différence il peut exister dans les moyens qu’emploie l’esprit humain pour exprimer un même sentiment.

Ce n’est point une exagération de dire que le culte de la vierge Marie a reçu en Italie un éclat de poésie qu’il n’a jamais eu chez aucun peuple du monde catholique. Principalement dans cette partie de la Romagne qu’on appelle l’Ombrie sont nés quelques hommes tendres, pieux et divinement inspirés, qui ont créé l’idéal ineffable de la mère de Jésus-Christ : ce sont, avec saint François d’Assise, Jacopone da Todi, Raphaël d’Urbino et Jean-Pierre Luigi da Palestrina. Sur cette admirable séquence du Stabat Mater dolorosa, que Jacques des Benedetti, connu sous le nom de Jacopone da Todi, publia à la fin du XIIIe siècle, il a été fait un grand nombre de compositions musicales parmi lesquelles je ne mentionnerai que la mélodie du plain-chant romain, le Stabat de Palestrina et celui de Pergolèse, que tout le monde connaît. Il existe deux Stabat de Palestrina, l’un à trois chœurs qui est inédit, et celui que vous venez d’entendre à deux chœurs de quatre parties. Eh bien ! si l’on compare les paroles de Jacopone à la musique de Palestrina, et si l’on rapproche cette dernière composition du tableau de Raphaël connu sous le nom du Spasimo, on a sous les yeux trois momens de l’histoire, la traduction d’un sentiment dans trois langues différentes, qui sont loin d’avoir le même degré de perfection. Dans le morceau de Palestrina, les deux chœurs alternent et se répondent pieusement comme deux groupes de chrétiens qui se raconteraient les incidens du grand sacrifice accompli sur le Calvaire. À certains momens décisifs du récit, les deux chœurs se réunissent comme s’ils étaient trop émus du spectacle de la douleur maternelle pour s’écouter isolément :

Oh ! quam tristis et afflicta
Fuit illa benedicta !

Puis ils recommencent à dialoguer pour confondre de nouveau leur douleur au cri suprême :

Dam emisit spiritum !

Après un changement de mesure qui sépare la partie pathétique du drame divin de la conclusion, qui est d’une expansion toute lyrique, les deux chœurs reprennent la même série de strophes et d’antistrophes alternant et s’unissant tour à tour jusqu’à la glorification finale :

Fac ut animae donctur
Paradisi gloria.

Cela est beau, plein d’onction et d’une piété qui vous pénètre l’âme, qui la remplit d’une tristesse résignée et vraiment chrétienne ; mais on chercherait inutilement dans la composition de Palestrina la douleur profonde et concentrée que Raphaël a mise dans le regard éploré de la Vierge qui tend les bras au divin supplicié, cette diversité de personnages qui concourent à l’action générale et trahissent leur caractère par la variété des attitudes, ces physionomies qui parlent et qui expriment chacune une nuance particulière de sentiment, ces tons d’une gamme si riche, ces horizons qui éclairent la nature, enfin tous ces détails matériels qui révèlent les mœurs, le temps et les lieux où s’accomplit le sacrifice. La musique n’avait encore ni perspective, ni fonds de paysage, ni complication d’incidens dramatiques. Elle peignait tout sur le même plan et n’exprimait que le sentiment général des paroles, sans pouvoir individualiser l’accent de la passion. La révolution qui s’est opérée dans la peinture depuis l’avènement de Masaccio jusqu’à Raphaël, qui la résume, n’avait pas encore eu lieu dans l’art musical à la mort de Palestrina. Cette révolution mémorable, qui doit séculariser la musique et la faire entrer pleinement dans le mouvement de la renaissance, nous allons la voir éclater à Venise, où il est bien temps que je revienne[18].


III

Après cette première partie du discours de l’abbé Zamaria, qui fut écouté avec un très vif intérêt, il y eut une sorte d’intermède qui fut rempli par quelques morceaux de musique, dont un duo de Paisiello, chanté par le vieux Pacchiarotti avec Beata. C’était le fameux duo de l’Olympiade, composé à Naples en 1786 pour la Morichelli, qui faisait Aristea, et pour je ne sais plus quel sopraniste célèbre qui remplissait le rôle de Megacle. Beata, qui ne pouvait croire entièrement au bonheur que la conduite de son père, depuis quelque temps, semblait lui promettre, et qui ne voyait pas sans un triste pressentiment le prochain départ de Lorenzo, mit une émotion singulière dans ces paroles du récitatif : E mi lasci cosi, « et tu m’abandonnes ainsi ? » Sa voix de mezzo-soprano, d’un timbre si suave et si pénétrant, s’éclaira comme d’un rayon d’espoir en articulant ces mots significatifs : Va… ti perdono… pur che torni mio sposo ; « va !… je te pardonne… si tu reviens mon époux ! » Pacchiarotti, l’inimitable Pacchiarotti lui-même, fut étonné de la manière dont cette jeune personne chanta la phrase admirable de l’andante en fa mineur :

Nè giorni tuoi felici.
Ricordati di me !
— Perché cosi mi dici,
Anima mia, perche[19] ?

Ce sentiment exquis, Beata le tirait de son propre cœur. Aussi Lorenzo n’eut-il pas de peine cette fois à comprendre un langage si peu équivoque, et ses yeux, attachés aux lèvres inspirées de la fille du sénateur, exprimaient sans contrainte le ravissement où le plongeait la certitude d’être aimé. Ce duo de l’Olympiade, qui faillit un instant compromettre le secret de Beata, le chevalier Sarti ne se doutait pas alors qu’un jour il le chanterait lui-même avec une autre femme, Frédérique, qui devait réveiller dans son cœur flétri l’imagé d’un bonheur depuis longtemps évanoui.

Signori, dit l’abbé Zamaria après ce court épisode, qui ne passa pas inaperçu, la musique commence à Venise, comme chez tous les peuples de l’Occident, par des chansons populaires qui remontent aussi loin que les souvenirs de l’histoire, et par le plain-chaht ecclésiastique, dont je vous ai raconté la formation aux premiers siècles du christianisme. Ces deux élémens, qu’on retrouve partout, se distinguent d’abord assez fortement entre eux, puis ils se rapprochent, et finissent par se confondre dans une période de temps qui est le fond de la civilisation moderne. Aussitôt que notre basilique de Saint-Marc fut construite, au commencement du Xe siècle, elle devint le centre de l’art religieux de notre pays et l’objet de la plus grande sollicitude du sénat. Sans nous arrêter sur des faits plus ou moins authentiques, il est certain que, dès les premières années du XIVe siècle, l’église de Saint-Marc possédait un service musical et des orgues qui faisaient déjà l’admiration de l’Italie. Je ne vous parlerai ni de ce prêtre vénitien, nommé George, qui, ait dire d’Ëginhard, aurait construit un orgue pour Louis le Débonnaire à Aix-la-Chapelle, ni d’une foule de nos compatriotes qui se sont distingués dans la fabrication de ce bel instrument, qui n’était pas inconnu à l’antiquité. Ce qui est hors de toute contestation, c’est que le premier organiste connu de l’église Saint-Marc se nommait Zucchetto, et qu’il eut pour successeur Francesco da Pesaro. À partir de cette époque, la série des organistes et des maîtres de chapelle de notre basilique est aussi connue que celle de nos doges et de nos patriarches. Par une ordonnance du doge Michel Sténo, publiée le 18 février 1403, huit enfans de chœur sont attachés au service de la chapelle ducale, élevés et entretenus aux frais de la république. À la fin du XVe siècle, vers 1470, l’église de Saint-Marc possède un chœur nombreux de chanteurs, deux organistes chargés de toucher les deux grandes orgues qui depuis lors ont toujours existé dans notre chapelle ducale, et une foule d’instrumentistes que la république rémunère avec munificence[20]. C’est quelques années après cette organisation qu’on voit apparaître dans nos lagunes un contre-pointiste belge, qui vint poser à Venise les bases d’un enseignement scientifique de la composition musicale.

Le 12 décembre de l’année 1527, Adrian Willaert fut nommé maître de chapelle de la basilique de Saint-Marc. Né à Bruges, dans les dernières années du XVe siècle, Willaert, après avoir étudié le contrepoint à Paris sous la direction de Jean Mouton, après avoir été pendant onze ans au service de Louis II, roi de Hongrie, était venu se fixer à Venise, où il mourut dans le mois de septembre 1563. Willaert est considéré comme le fondateur de l’école de Venise, qu’on peut diviser en trois époques, dont chacune est représentée par un artiste célèbre. Adrien Willaert et ses disciples immédiats, tels que Cyprien de Rore, son compatriote, Nicolas Vicentino, Francesco della Viola et le savant théoricien Zarlino, personnifient la première phase, — Jean Gabrieli la seconde, — et Claude Monteverde la troisième, à laquelle se rattachent Caldara, Lotti, Marcello, et les plus grands compositeurs du commencement du XVIIIe siècle.

Ce qu’on appelle dans les arts une école, c’est-à-dire un centre d’idées, de procédés et de souvenirs qui se perpétuent à travers les générations, est le résultat de deux mouvemens qui se combinent entre eux, — du mouvement général de l’esprit humain, auquel vient s’ajouter l’influence locale du pays où il se manifeste. L’Italie par exemple, tout en participant à la civilisation de l’Europe, qui est l’œuvre du christianisme, s’en distingue cependant par un caractère propre, comme Venise, au milieu de la civiltà italiana, dont elle ressent l’impulsion, conserve une personnalité saillante qu’elle imprime à tous ses actes. Je ne vous rappellerai pas ce qu’a été Venise, par quels miracles de courage, de patience et de sagacité elle s’est élevée, du fond de ces lagunes qui ont été son berceau, au premier rang des corps politiques. Elle est un des exemples les plus étonnans de la puissance de l’activité humaine, dirigée par la raison. Forte et infatigable dans la guerre, qui n’a jamais été pour elle qu’un moyen de défendre son indépendance et de protéger son industrie, calme et somptueuse dans la paix, qui est le but constant de sa politique, cette république de marchands et de patriciens, d’artistes et de diplomates, de penseurs et de poètes insoucians, a produit une civilisation éminemment originale, où la libéralité du génie hellénique s’allie au bon sens pratique des Romains. L’histoire, la politique, la science, les mœurs, la littérature et les arts, qui en sont l’expression, lui donnent un caractère de nationalité qui la distingue fortement des autres civilisations de l’Italie. Et quels sont les traits saillans de cet esprit national qui doit nécessairement inspirer l’école vénitienne ? La grâce, l’élégance, la morbidesse des formes et du langage, le goût du plaisir, du mouvement et de la vie, non de la vie qui se concentre dans les profondeurs de l’âme, qui s’épure par la méditation et s’efforce d’atteindre les hauteurs de l’idéal, mais de la vie qui s’épanche au dehors, qui recherche l’éclat, la joie et la lumière, et se complaît au sein de la nature et de la sociabilité. Point de fortes douleurs, pas de grandes tristesses, mais de la grandeur, du faste, de la sensualité, un brio étonnant, une harmonie qui enchante, les contrastes dramatiques de la passion, et la couleur, la couleur enfin qui sert à rendre tous ces effets, — telles sont les propriétés reconnues de notre école de peinture depuis les Bellini jusqu’à Tiepoletto. Eh bien ! c’est précisément par le sentiment dramatique et le coloris, c’est-à-dire par le rhythme et la modulation, qui en sont les agens, que se distingue aussi la musique de l’école vénitienne.

Lorsque Adrien Willaert vint se fixer à Venise en 1527 et prit la direction de la chapelle ducale de Saint-Marc, Palestrina était un enfant de trois ans, et la musique religieuse n’avait pas encore subi la grande révolution qui devait la purifier des artifices scolastiques et des bouffonneries du moyen âge. Willaert s’était déjà signalé par des compositions qui l’avaient rendu célèbre, puisque l’un de ses motets, Verbum bonum, qu’on chantait à la chapelle de Léon X en 1516, passait pour être du fameux Josquin Desprès : il n’était cependant, comme tous ses compatriotes les Flamands, qu’un savant contre-pointiste, plus habile à grouper des accords qu’à traduire le sentiment des paroles. Le spectacle de notre glorieuse cité, la vue des monumens qui s’y élevaient de toutes parts et des chefs-d’œuvre qu’avaient déjà produits les deux Bellini et leurs disciples Giorgione et Titien, les traditions orientales de la liturgie de notre basilique, l’existence dans la chapelle de Saint-Marc de deux orgues pourvues d’un grand moyen d’expression, la pédale, qu’un certain Bernardo Murer avait inventée à Venise quelques années auparavant, cet ensemble de faits et de circonstances produisit sans doute sur l’esprit du savant contre-pointiste flamand une influence salutaire, qui s’est manifestée dans ses nouvelles compositions. Il se préoccupa plus qu’on ne l’avait fait jusqu’alors du sens général des paroles, et, dans ses madrigaux aussi bien que dans ses motets religieux, il atteignit une certaine expression dramatique qu’on ne connaissait pas avant lui, surtout dans la musique d’église. Comme l’affirme d’une manière positive son illustre élève Zarlino[21], Willaert fut le premier à introduire dans la chapelle de Saint-Marc l’usage des grandes masses vocales divisées en deux et trois chœurs à quatre et cinq parties, qui se répondaient d’une extrémité de la basilique à l’autre, et produisaient une sorte de contraste qui saisissait l’imagination des fidèles. Ce genre de chœurs entrecoupés de silence, choro spezzato, ainsi que le qualifie Zarlino, révèle une préoccupation évidente de l’effet dramatique, et on le verra s’agrandir sous la main des compositeurs vénitiens, dont il est la propriété. Un autre Flamand, Cyprien de Rore, élève et successeur de Willaert comme directeur de la chapelle de Saint-Marc, marcha sur les traces de son maître et s’acquit une grande renommée. Dans ses madrigaux et ses motets à cinq, six et huit voix, il eut soin de respecter la prosodie des paroles et de vivifier même l’ancienne tonalité du plain-chant par des accidens chromatiques qui lui étaient étrangers, et qui marquaient un nouvel effort vers le coloris et l’expression morale des sentimens. Zarlino, que j’ai déjà cité, Claude Merulo, compositeur éminent et organiste non moins célèbre, et surtout Andréa Gabrieli, tous les trois maîtres de chapelle de notre basilique, ont fécondé les traditions de Willaert, de Cyprien de Rore, et imprimé au madrigal, mais particulièrement à la musique religieuse, un caractère de grandeur, de variété et de complication dramatique qu’on ne trouve que dans l’école vénitienne.

Jean Gabrieli, qui représente la seconde phase nationale, est né à Venise d’une famille patricienne vers le milieu du XVIe siècle. Élève et neveu d’Andréa Gabrieli, il honora sa mémoire en publiant en 1587 un recueil de ses madrigaux et de ses motets religieux, précédé d’une dédicace, où il témoigne son admiration pour le savoir et les inventions harmoniques de son oncle. Nommé le 7 novembre 1584 maître de chapelle de l’église de Saint-Marc, où il succéda à Merulo, Jean Gabrieli mourut à Venise, au comble de la gloire, en 1612. Ce sont là tous les renseignemens, qu’on possède sur sa vie ; mais son œuvre, qui nous reste, permet d’apprécier l’étendue et la vivacité de son génie. Ce génie hardi et vraiment original se révèle non-seulement dans la conception des grands morceaux d’ensemble à deux, trois et jusqu’à quatre chœurs, qui dialoguent entre eux et forment des contrastes saisissans, mais aussi dans la marche des différentes parties, qui s’affranchissent de l’imitation scolastique de la fugue pour obéir à l’esprit des paroles et distraire l’oreille par des dessins particuliers, qui ajoutent de la variété à l’effet imposant de l’ensemble. Le rhythme déjà riche en combinaisons qui circule à travers ces grandes masses chorales, l’instinct de la modulation qui perce de toutes parts, non plus par de simples accidens chromatiques, comme dans les œuvres de Cyprien de Rore, mais par des rapprochemens pleins d’élégance établis entre les différens tons du plain-chant, le contraste qui résulte de l’opposition des différens chœurs, les uns écrits tout entiers pour des voix graves, les autres pour des voix moyennes et des voix aiguës qui se superposent et remplissent un grand espace, toutes ces inventions si précieuses ne sont pas les seules qu’on doive à ce maître. Gabrieli poussa plus loin que tous les compositeurs qui l’avaient précédé le sentiment des effets dramatiques, qui est la qualité dominante de l’école vénitienne. Ainsi il choisit avec une grande liberté d’esprit les paroles liturgiques dont il forme le texte de ses motets religieux, les dispose avec économie et de manière à frapper vivement l’imagination par l’opposition des grands effets d’ensemble avec la voix d’un simple coryphée qui vient, comme dans le chœur de la tragédie antique, exposer le sujet de la douleur ou de la joie commune. À ces innovations hardies, qui impriment à la musique religieuse le mouvement et les péripéties d’un drame hiératique, Gabrieli ajoute le coloris de l’instrumentation, ce qui achève de caractériser son génie et celui de l’école vénitienne.

Jusqu’à la seconde moitié du XVIe siècle, les nombreux instrumens légués par le moyen âge n’avaient point de musique qui leur fût propre. Divisés en quatre grandes familles (en instrumens à cordes, à vent, à clavier et à percussion), ils confondaient leurs effets avec ceux de la voix humaine, qu’ils suivaient humblement à l’unisson, à l’octave inférieure ou supérieure, selon la nature de leur diapason. Lorsque le rhythme et une harmonie plus incidentée donnèrent l’éveil à la fantaisie, les instrumens furent classés en groupes moins nombreux et plus rapprochés les uns des autres, on consulta le timbre et l’étendue de leur échelle ; mais excepté l’orgue, qui, par la variété de ses jeux et le rôle important qu’il remplissait dans le culte catholique, avait déjà inspiré, au commencement du XVIe siècle, certaines formes musicales appropriées à la nature de ce magnifique instrument, telles que la toccata, la sonata et les ricercari, tous les autres ne faisaient qu’exécuter les morceaux qu’on écrivait pour la voix humaine. De là cette expression mise en tête de toutes les publications musicales : Da cantare o da sonare[22]. Gabrieli fut un des premiers musiciens de son temps qui sût traiter les instrumens avec goût, tenir compte de leur timbre et de leur étendue, les assortir comme des couleurs qui devaient relever l’effet général de ses grandes compositions. Tantôt il écrit des morceaux à quatre et cinq parties, exclusivement pour des bassons, des trombones, des cornets, ou pour les différens instrumens à cordes, et tantôt il oppose à un chœur de voix humaines un chœur d’instrumens qui alternent et dialoguent comme deux personnages symboliques. Dans ses motets religieux, connus sous le nom de symphoniœ sacrœ, une espèce d’introduction symphonique précède le chœur, auquel les instrumens répondent ensuite, et qu’ils accompagnent enfin avec une assez grande variété d’allures. Gabrieli a beaucoup écrit, et dans presque tous les genres de musique connus de son temps. Ses œuvres, exécutées avec pompe par les chanteurs et les instrumentistes habiles qui étaient au service de la chapelle ducale et des principales églises de Venise, mises en circulation par la gravure, qui en multiplia les éditions, répandirent son nom dans toute l’Europe, et particulièrement en Allemagne, où il trouva des disciples et de nombreux admirateurs. Contemporain d’Orlando di Lasso et de Palestrina, auxquels il a survécu de seize années, Gabrieli occupe une place éminente, dans l’histoire générale de l’art, entre le dernier, le plus illustre des contre-pointistes flamands et le fondateur de l’école romaine. S’il ne possède pas la sérénité, l’onction et la pureté sublime qui caractérisent le style à jamais inimitable de Pierre Luigi, Gabrieli est plus hardi dans ses combinaisons harmoniques, plus éclatant et moins respectueux de la tradition que le doux et immortel musicien qui a fait les délices de son siècle et mérité cet éloge :

Hic ille est Lassus lassum qui recreat orbem,
Discordemque suâ copulat harmoniâ.

Placé entre l’Allemagne, où est mort à la cour de Bavière Orlando di Lasso, et le siège de la papauté, qui fut l’asile du pauvre et divin Palestrina, Gabrieli, noble Vénitien, vivant au milieu d’une cité merveilleuse où aboutissaient tous les courans de l’opinion du monde, qui était toujours remplie de bruits, de fêtes et de spectacles de toute nature, s’inspira nécessairement du génie de son pays et des traditions de l’école qui en était l’expression. Ce fut un hardi novateur, prompt à employer tout moyen qui lui semblait devoir produire de l’effet, visant à l’éclat, au coloris, aux contrastes dramatiques, aussi bien dans la musique religieuse que dans les madrigaux et les chansons mondaines. Dans ses grandes compositions à deux, trois et quatre chœurs, accompagnés d’une instrumentation déjà ingénieuse, Gabrieli, marchant sur les traces de Willaert, de Cyprien de Rore, de Merulo, et surtout de son oncle Andréa Gabrieli, se préoccupe bien moins des lois qui gouvernent la langue musicale de son temps que de l’esprit des paroles, dont il s’efforce de rendre le sens général, cherchant parfois aussi à peindre le mot saillant par des figures de rhythme et des caprices de vocalisation. C’est là un fait important dans l’art de la composition, qui annonce une prochaine et plus grande émancipation du génie créateur. Organiste habile, homme d’une imagination hardie et grandiose dans ses conceptions, Gabrieli fut le chef d’un enseignement fécond qu’il transmit à de nombreux élèves, parmi lesquels nous citerons l’Allemand. Henri Schütz, qui porta dans son pays la fantaisie, le coloris et l’esprit dramatique de l’école de Venise. Dans l’œuvre très variée de Jean Gabrieli, où l’influence persistante du moyen âge s’accuse encore par certains détails de la langue musicale, se trouvent les germes d’une révolution qui sera bientôt accomplie par Monteverde.

Claude Monteverde, qui représente la troisième période de l’école vénitienne, est né à Crémone, on ne sait au juste en quelle année, mais entre 1565 et 1570. Habile virtuose sur la viole, qui était alors un instrument à la mode, il entra en cette qualité au service du duc de Mantoue. Marc-Antonio Ingegnieri, son compatriote, qui dirigeait la chapelle du duc, lui donna des leçons de contre-point qui le mirent en état de révéler de plus hautes facultés. Sans pouvoir assurer si Monteverde a succédé à Ingegnieri dans ses fonctions de directeur de la musique du prince de Mantoue, on est certain qu’il fut appelé à Venise et nommé maître de chapelle de la basilique de Saint-Marc le 19 août 1613, un an après la mort de Gabrieli. C’est donc à Venise, où Monteverde a passé la plus grande partie de sa vie, où il a fait graver et publier ses œuvres les plus importantes, et où il est mort dans le mois de septembre 1649, que s’est accomplie et surtout affermie la révolution musicale dont je vais parler.

La série de sons qui composent la gamme moderne est formée, comme tout le monde sait, de sept degrés, dont un huitième reproduit à l’octave supérieure la sensation de celui qui sert de point de départ. Ce sont la les deux limites extrêmes de l’espace que l’oreille ne peut franchir sans être forcée de recommencer le même voyage, espace qui est pour elle l’unité avec laquelle elle mesure l’échelle immense des sons ayant le caractère musical. C’est une question, posée depuis longtemps par les théoriciens, que de savoir s’il existe un ordre nécessaire dans la succession des degrés qui remplissent l’octave, ordre qui serait un a priori de notre nature, une loi imposée par l’organe qui perçoit le phénomène, ou bien si les différens intervalles qui peuvent être contenus dans l’unité primordiale de l’octave sont arbitrairement distribués et dépendent de l’usage, du caprice ou des artifices de l’art. Si l’on répond par l’affirmative, et qu’on reconnaisse un ordre quelconque dans la succession des sons que renferme l’octave, il faut alors expliquer la cause qui a produit une si grande variété d’échelles mélodiques. Dans le cas contraire, on est forcé d’admettre toutes les successions possibles, et cela jusqu’à l’infini. Or il est évident qu’il y a des successions qui répugnent à l’oreille, qui blessent même sa sensibilité, et qu’elle ne peut supporter un instant que comme une curiosité passagère qui lui fait désirer plus vivement le retour d’un ordre meilleur. Donc il y a un principe qui guide notre sensibilité, principe antérieur à la sensation que produit en nous le son musical, et qui exige un certain ordre dans la succession et la nature des intervalles qui sont les élémens de l’octave. Dans l’antiquité, Pythagore et ses disciples classaient les intervalles d’après une loi mathématique, c’est-à-dire d’après le nombre absolu de vibrations dont ils sont le produit, tandis qu’Aristoxènes et ses partisans voulaient qu’on s’en rapportât à l’oreille, seul juge compétent des combinaisons admissibles, comme l’œil est l’appréciateur suprême de l’harmonie des couleurs. Ces deux manières d’envisager la question, dont l’une caractérise le philosophe préoccupé de la cause du phénomène, et l’autre l’artiste inquiet surtout de l’effet, ne sont pas aussi inconciliables qu’on pourrait le croire ; car s’il existe une loi qui fixe les rapports des sons entre eux, cette loi, dont le compositeur n’a pas plus à s’occuper que le peintre de la nature des couleurs, doit être un jour accessible à la science des nombres, qui est la science même des rapports.

Quoi qu’il en soit de la solution de ce problème réservé à l’avenir, il est certain que les Grecs construisaient leur échelle de trois manières différentes : en y faisant entrer des intervalles de quart de ton, qui donnaient naissance au genre dit enharmonique, le plus ancien de tous, s’il faut en croire les théoriciens ; — en procédant par intervalles de demi-tons, ce qui constitue le genre chromatique,— ou bien par une succession de tétracordes, qui portait alors le nom de genre diatonique du naturel. L’église, en adoptant forcément le système musical des Grecs, qu’elle trouva parmi les débris de la civilisation romaine, écarta les deux premiers genres, qu’elle jugeait sans doute trop difficiles pour l’oreille inexpérimentée du peuple qu’elle voulait diriger ; puis, simplifiant encore le genre diatonique, elle en tira les huit échelles du plain-chant grégorien, dont j’ai raconté la formation. Or quel est le caractère respectif des différens tons ou modes du plain-chant ecclésiastique ? On pourrait presque répondre que c’est de ne point en avoir, de créer des séries de sons mobiles formées d’une quarte et d’une quinte superposées l’une à l’autre d’une manière fort arbitraire, et qui se refusent à une classification vraiment scientifique. En effet les modes de l’église ne se distinguent que par le demi-ton qui entre dans la composition du tétracorde et qui n’occupe jamais le même degré. Dépourvus de trois notes essentielles, de finale et de dominante régulières, et de la note sensible, qui fait pressentir et désirer à l’oreille l’accomplissement de la consonnance d’octave, les modes du plain-chant ne sont que des formes mélodiques léguées par les générations primitives, des espèces de dialectes peu compatibles avec la régularité de succession qu’exige l’harmonie ; aussi n’a-t-on jamais pu s’entendre ni sur le nombre des tons, ni sur les accidens matériels et expression morale qu’on leur attribuait. Notre Zarlino lui-même, le plus savant théoricien qui après Glarean[23] se soit occupé de la classification des modes ecclésiastiques, n’a pu y réussir d’une manière satisfaisante. Aussitôt que l’instinct de l’harmonie essaya de grouper quelques accords sur les échelles diatoniques du plain-chant grégorien, on eut beaucoup de peine à fixer la nature des intervalles qu’il fallait admettra ou repousser du contre-point. L’accord parfait et son premier dérivé, qui sont les combinaisons les plus simples qui se présentent à l’oreille et qui communiquent à l’âme le sentiment du repos, quelques dissonnances passagères, timidement préparées par le retard ou la prolongation d’une note déjà entendue comme élément de l’accord consonnant, dissonances qui étaient bien plus le résultat du mouvement des parties, des associations amenées furtivement par le rhythme que des hardiesses de l’imagination, — tels étaient les seuls groupes de sons simultanés admis par les théoriciens jusqu’au milieu du XVIe siècle. Il se fit alors un mouvement général d’émancipation dans l’esprit humain qui transforma toutes les connaissances, et qui imprima aussi à l’art musical une impulsion nouvelle.

Le besoin de variété, de changement et de transformation des vieux types du plain-chant grégorien, qu’on pourrait comparer aux types traditionnels de la peinture byzantine, était si général parmi les compositeurs de la première moitié du XVIe siècle ? que déjà Josquin Desprès ne se faisait aucun scrupule d’en méconnaître le caractère tonal et d’encourager ses élèves à poursuivre, avant tout, l’expression des paroles. Cyprien de Rore, Nicolas Vicentino, élèves de Willaert, Luca Marenzio, génie plein de ressources et d’élégance, surnommé par ses contemporains il dolce Cigno, tous les trois appartenant à l’école de Venise, cherchèrent à féconder les tons du plain-chant par des accidens chromatiques qui leur étaient étrangers, et qui étaient des tâtonnemens que faisait l’instinct de la modulation, c’est-à-dire l’instinct du coloris et de la vie. Gesualdo, prince de Venuse dans le royaume de Naples, dilettante et madrigaliste non moins célèbre que Marenzio, fut plus hardi encore dans ses combinaisons harmoniques : l’un des premiers, il osa attaquer sans préparation un genre de dissonances qui devaient amener la ruine des formes mélodiques du plain-chant, et faire entrer dans les conceptions de l’art l’unité primordiale de notre gamme moderne. Cette révolution, depuis longtemps préparée par les tentatives que je viens de signaler, fut accomplie avec plus de suite et d’éclat par Monteverde, qui trouva à Venise un terrain tout approprié à la fécondation de son idée. Vous savez, signori, que les grandes inventions, dans les arts aussi bien que dans les sciences, ne sont jamais l’œuvre particulière d’un seul génie qui en aurait puisé tous les élémens dans la source de ses propres facultés. Il n’y a que Dieu, parce qu’il est infini, qui ait pu créer le monde d’un désir de sa volonté. Il est vrai de dire cependant qu’une invention ne s’inscrit et ne prend date dans l’histoire que lorsqu’il vient un homme qui s’en assimile les effets d’une manière originale qui frappe tous les esprits. C’est ainsi que la couleur à l’huile, par exemple, avait été employée bien avant le Flamand Van Eyck, qui est pourtant celui qui l’a propagée en Europe. Parmi les intervalles qui étaient repoussés par tous les théoriciens du moyen âge comme incompatibles avec la série diatonique du plain-chant grégorien, il y avait surtout celui de triton. Cet intervalle horrible, qu’on appelait diabolus in musicâ, consiste dans le rapprochement de deux notes importantes de la gamme, le quatrième et le septième degrés. Par une cause plus physique que morale, qui n’a pas encore été expliquée, il résulte que l’audition simultanée de ces deux sons communique à l’oreille une vive appétence vers la consonnance d’octave. Or cet intervalle harmonique se trouve enclavé dans un accord qui porte le nom de septième dominante, où il forme la dissonance naturelle de quinte mineure, qui peut s’entendre sans préparation, et qui se résout immédiatement sur l’accord de sixte, qui renferme les élémens de l’accord parfait. L’effet de cet accord de septième dominante est tel, qu’il porte avec lui, comme une question bien posée, les conditions logiques de sa propre résolution, et qu’il transmet à l’oreille, puis par l’oreille à notre âme, le sentiment de la série qui constitue l’unité de l’octave. Si vous contemplez pendant quelque temps une couleur éclatante, — le rouge par exemple, — vous ne tardez pas à éprouver le désir de reposer votre vue sur une nuance moins vive, telle que la couleur complémentaire que le rouge fait pressentir par l’auréole qu’il projette autour de lui. Cette couleur complémentaire que le rouge projette est le vert, dont la sensation peut être comparée à celle que produit l’accord parfait, sur lequel l’oreille aspire à descendre après avoir entendu celui de septième dominante. Tous les arts renferment de pareils contrastes de repos et de mouvement, de consonnances et de dissonances qui s’appellent et se répondent comme les rimes diverses de la poésie lyrique, dont l’entrelacement avive et charme l’oreille. L’accord de septième dominante, qui renferme la plus agréable des dissonances naturelles que l’oreille puisse accepter sans avertissement ou préparation, en lui faisant pressentir le voisinage de l’accord parfait qui lui donne le sentiment de l’unité de l’octave, avait été employé par un grand nombre de compositeurs du XVIe siècle, car on le trouve dans les œuvres d’Aaron, de Cyprien de Rore, dans Palestrina même, Orlando di Lasso, Gabrieli, surtout dans Gesualdo, dont les madrigaux sont empreints d’une vivacité d’expression dramatique qui annonce la renaissance. Toutefois cet esprit d’émancipation qui caractérise le mouvement du XVIe siècle a laissé une plus forte empreinte dans les compositions de Monteverde, dont le génie audacieux ne fut pas sans avoir une certaine conscience de la révolution qu’il venait accomplir. Guidé par son instinct et par le sentiment dramatique qui préoccupait les poètes et les artistes de son temps, Monteverde osa proclamer, dans une préface mise en tête du cinquième livre de ses madrigaux, publiée à Venise en 1604 et reproduite trois ans après, en 1607, par son frère César Monteverde, que la musique est faite pour charmer les oreilles et peindre les mouvemens de l’âme, non pour obéir à des règles abstraites imposées par les théoriciens. Fort de ce principe et de l’autorité de Platon, qu’il invoque pour soutenir que l’esprit des paroles doit être le principal objet du compositeur, tandis que les anciens, c’est-à-dire les scolastiques, voulaient que l’armonia fosse signora del’ orazione (que l’harmonie dominât la poésie), Monteverde prélude par un grand nombre de combinaisons hardies, puis il arrive enfin à employer, sans préparation, ce fameux accord de septième dominante, qui achève de rompre la tradition du plain-chant grégorien.

C’est dans un madrigal à cinq voix, cruda Amarilli, que Monteverde a fait apparaître pour la première fois l’accord de septième dominante sans préparation, — accord dont la nouveauté, jointe à des figures de rhythme non moins piquantes, souleva la réprobation des vieux théoriciens. Un savant chanoine de Bologne, Artusi, se fit le défenseur des principes admis jusqu’alors, et, dans un livre publié à Venise en 1600[24], il combattit avec une grande vivacité de parole les hardiesses inouïes du novateur. Monteverde, qui avait pour lui la jeunesse, le monde élégant et l’esprit du siècle, répondit à son antagoniste comme celui à qui un philosophe niait le mouvement : il marcha et entraîna la foule à sa suite. Ainsi s’opéra une révolution qui avait pour objet d’introduire dans l’art de la composition cette unité de l’octave que présente la nature. Il fallut un long concours de siècles et de tâtonnemens pour secouer le joug des théories qu’on avait héritées du système musical des Grecs, et pour dégager de la multiplicité des dialectes mélodiques cette langue générale dont j’ai parlé au commencement de ce discours. Notre gamme moderne, avec les deux seules séries que nous en avons tirées, le mode majeur et le mode mineur, est le résultat de la pression de l’harmonie, dont les combinaisons savantes nous rendront un jour par la modulation cette variété d’accens mélodiques qu’elle a dû absorber d’abord pour constituer la langue régulière. Tel est, signori, le grand événement qui marque la troisième période de l’école de Venise, dont Monteverde exprime les tendances. Lui-même se plaisait à dire que, « pour atteindre le but qu’il s’était assigné, le ciel ne pouvait pas le placer dans une ville mieux disposée à comprendre l’esprit de ses compositions. » Il ajoutait que « les nombreux chanteurs et instrumentistes qui étaient au service de la seigneurie lui avaient rendu sa tâche facile par le zèle et l’enthousiasme qu’ils mirent à le seconder. »

Monteverde a beaucoup écrit, et dans tous les genres de musique connus de son temps, il a porté la fécondité, la hardiesse de son génie. Il fut un des premiers compositeurs à s’essayer dans la forme dramatique, inaugurée à Florence dans les dernières années du XVIe siècle par un groupe de dilettanti et d’académiciens qui cherchaient à. restaurer la mélopée des Grecs, cette pierre philosophale de tous les beaux-esprits de la renaissance. Ils furent plus heureux qu’ils ne s’y attendaient, et, au lieu de raviver une forme qui n’a jamais existé, ils trouvèrent une combinaison nouvelle de la fantaisie. Monteverde fît représenter à la cour de Mantoue en 1607 un opéra d’Ariane, puis celui d’Orfeo, qui excitèrent un grand intérêt. En 1608, à l’occasion du mariage de François de Gonzague avec Marguerite de Savoie, il composa la musique d’un ballet delle Ingrate (des sorcières), où l’on remarque des effets de rhythme et d’instrumentation inconnus jusqu’alors ; mais c’est à Venise que l’instinct dramatique de Monteverde eut occasion de se développer sous des formes qui ont lieu de nous surprendre encore aujourd’hui. En 1624, il fit représenter au palais Mocenigo devant les plus grands personnages de la république un épisode de la Jérusalem délivrée, — le combat de Tancrède et de Clorinde, — qui, pour l’expression des sentimens, la gradation des effets, l’intelligence des contrastes et du coloris de l’instrumentation, est un morceau important, et annonce l’éclosion de la musique moderne.

La révolution opérée par Monteverde n’est point un fait isolé, l’évolution d’un art particulier qui n’intéresserait que des amateurs de curiosités historiques : c’est au contraire un des résultats les plus directs du grand mouvement de la renaissance, presque contemporain de la peinture à l’huile, qui fut aussi propagée à Venise par un élève de Van Eyck, — de la perspective linéaire et du clair-obscur, qui permirent à l’art du dessin de rendre le caractère de la passion avec les accidens de costume, de lumière et de paysage qui révèlent son passage dans le monde extérieur. L’invention de la modulation a eu les mêmes conséquences pour l’art musical, en lui apportant le coloris nécessaire pour exprimer les contrastes, la succession ou la simultanéité des sentimens du cœur humain, car la mélodie, quelque développée qu’on la suppose, n’accuse que l’existence d’une émotion intérieure, un état, une disposition de l’âme, sans pouvoir indiquer l’âge ni le caractère de celui qui l’éprouve, le temps et le lieu où s’accomplit l’événement. C’est la propriété et l’harmonie, et particulièrement de la dissonance, qui engendre la modulation fécondée par le rhythme, — de pouvoir entourer l’expression pure du sentiment, c’est-à-dire l’idée mélodique, de tous les accessoires de temps, de lieu, d’ombre et de lumière qui constatent la présence de la nature dans le drame de la passion. Telles sont, encore une fois, les conséquences de la tentative de Monteverde, qui, dans la composition musicale, se lie étroitement aux principes d’émancipation intellectuelle émis par les grands philosophes de la renaissance, Bacon, Descartes et notre immortel Galilée. Et n’allez pas voir dans ce rapprochement un simple effet de mon esprit préoccupé, qui voudrait trouver une base scientifique à un art dont il s’exagère la portée ! En avançant, par exemple, dans la préface déjà citée, que l’orazione, c’est-à-dire le sens des paroles, doit guider l’inspiration du compositeur et dominer les combinaisons de l’harmonie au lieu d’en être l’esclave, Monteverde se place sur le terrain solide de la philosophie nouvelle, qui fait de la sensation, transformée par la raison, la source de la connaissance. Le maître vénitien a eu parfaitement conscience de l’œuvre qu’il accomplissait et, s’il n’a pas prévu tous les résultats que devaient produire ses hardiesses harmoniques, il n’ignorait pas qu’il rompait avec l’esprit de la tradition scolastique. Cent ans après Monteverde, nous verrons Gluck invoquer les mêmes principes dans la fameuse dédicace de son opéra d’Alceste au grand-duc de Toscane. Dans les arts en effet, comme dans l’ordre moral et politique, les révolutions fondamentales ne produisent pas immédiatement toutes les conséquences qu’elles renferment, et le temps seul peut les dégager[25].

De l’invention de Monteverde et du développement de la modulation, dont il a trouvé la source, date en Italie et en Europe la distinction des écoles et des nationalités dans l’art musical. Jusqu’au milieu du XVIe siècle, on ne rencontrait une certaine originalité d’accent mélodique et de rhythme que dans les airs de danse et les chansons populaires, fruits de l’instinct et du caprice de l’oreille. Les œuvres de l’art, soumises aux combinaisons de l’harmonie purement consonnante, étaient partout les mêmes et ne se distinguaient entre elles que par un degré plus ou moins grand d’élégance et de facilité dans le jeu des parties qui formaient le nœud du contre-point. À l’apparition du drame lyrique, de la mélodie savante et du coloris, qui permit de rendre les nuances du sentiment avec les accidens de la nature extérieure, les peuples de l’Europe purent avoir une musique nationale, comme ils avaient déjà une littérature et une civilisation qui leur étaient propres.

En Italie, l’école napolitaine, fondée par Alexandre Scarlatti au commencement du XVIIe siècle, est la fille aînée de l’école de Venise, dont elle féconda les traditions et les procédés. Né en Sicile, vers 1657 et mort à Naples en 1725, Scarlatti fut un homme de génie, qui, dans les opéras nombreux, dans les oratorios, les motets, dans les cantates et les madrigaux qu’il a composés pendant une longue et brillante carrière, a déployé une riche imagination et a su être à la fois novateur dans la mélodie, dans le récitatif, dans les détails de l’instrumentation, dont il classa les couleurs, non moins que dans l’emploi de la modulation, qui ne faisait que de naître. Il forma de nombreux élèves, parmi lesquels il faut distinguer Durante, qui peut être considéré comme le représentant le plus savant de l’école napolitaine, dont il a pour ainsi dire formulé les doctrines. Durante a été, à son tour, le chef d’une nombreuse postérité de compositeurs dont Pergolèse et Jomelli sont les plus illustres. Né à Aversa, dans le royaume de Naples, en 1714, mort dans cette même ville le 28 août 1774, Nicolas Jomelli ferme la première époque de l’école qui l’a produit. Dans son œuvre, qui se compose d’opéras, de messes et d’oratorios, Jomelli résume tous les progrès accomplis avant lui, et il ouvre à la musique dramatique une carrière nouvelle où Gluck ne tardera point à s’élancer. Piccinni, Sacchini, Traëtta, Guglielmi, Cimarosa et Paisiello sont les compositeurs napolitains qui remplissent la seconde moitié du XVIIIe siècle ; ils se distinguent bien moins par la nouveauté de l’harmonie et la vigueur de l’instrumentation, comme leurs prédécesseurs, que par le charme, la grâce de la mélodie, et le sentiment comique, dont ils expriment avec bonheur toutes les nuances.

Après la mort de Monteverde, l’école vénitienne, plus brillante que jamais, continue à développer les propriétés de notre génie national. On voit apparaître Baldassar Donati, qui a succédé à Zarlino comme maître de chapelle, auteur d’une foule de canzonette villanesque et de madrigaux à plusieurs voix remplis d’esprit et de jovialité, puis Jean Crocce, surnommé il Chiozzetto à cause du lieu de sa naissance, musicien non moins bizarre, qui a laissé un grand nombre de compositions bouffonnes. Dans le genre dramatique, on remarque au premier rang François Cavalli, maître de chapelle de Saint-Marc, compositeur fécond et hardi, dont les opéras eurent un succès prodigieux, et le firent appeler en France pendant la minorité de Louis XIV. Gesti, Caldara et Legrenzi succèdent à Cavalli comme compositeurs dramatiques, et remplissent la seconde moitié du XVIIe siècle. Maître de chapelle de Saint-Marc et directeur de l’école dei mendicanti, Legrenzi a consacré sa vie presque exclusivement aux églises et aux théâtres de Venise, qu’il a alimentés pendant cinquante ans. Il a eu pour élèves Gasparini et Lotti, dont la gloire a fait oublier celle de son maître. Né à Venise en 1667, Nicolas Lotti fut nommé organiste du grand orgue de l’église de Saint-Marc en 1693, qu’il tint pendant quarante ans, puis maître de chapelle en 1736, où il succéda à Antonio Biffi. Génie sévère et grandiose, Lotti, qui a traité tous les genres, et dont les opéras, les duos, les trios et les madrigaux charmans ont eu beaucoup de popularité, s’est particulièrement distingué dans la musique religieuse, où il a révélé une science et une profondeur de sentiment peu communes. Ses messes, ses motets avec ou sans accompagnement d’instrumens, et surtout ses admirables vêpres qu’on chante encore aujourd’hui à San-Geminiano[26], où reposent ses dépouilles mortelles, sont des œuvres dignes de Palestrina par la pureté de l’harmonie, par la noblesse, la clarté du style et la suavité pénétrante des effets. Lotti, qui est mort le 5 janvier 1740, âgé de soixante-treize ans, a joui d’une réputation qui n’a été surpassée que par Benedetto Marcello.

Permettez, à un vieux disciple de Benedetto Marcello de s’arrêter un instant avec respect devant l’une des plus belles gloires musicales de notre pays. Issu d’une noble famille patricienne, qui compte dans ses annales un doge, six procurateurs et d’autres illustrations civiles et militaires, Benedetto était le troisième fils d’Augustin Marcello et de Paola Cappello. Il est né à Venise le 24 juillet 1686, et fut élevé par son père avec le soin qu’exigeait sa naissance. L’intelligence de Benedetto ne fut pas d’abord très accessible à la musique, qui était généralement cultivée dans la maison paternelle, et il montra surtout de la répugnance pour l’étude du violon. Il fallut que les railleries de l’un de ses frères, qui jouait fort bien de cet instrument, vinssent exciter son émulation pour un art qui devait immortaliser son nom. Benedetto s’adonna alors avec une telle ardeur à l’étude de cet instrument rebelle et des autres parties de la musique, que son père se vit obligé de ralentir son zèle. Il l’emmena à la campagne, ayant soin de l’isoler de tous les objets qui pouvaient réveiller sa passion ; mais le jeune Benedetto, qui avait alors dix-sept ans, trompant la vigilance paternelle, se procura du papier à musique, et composa secrètement une messe qui parut un chef-d’œuvre. Convaincu de l’inutilité de ses efforts, son père le laissa suivre l’instinct de son génie : il lui donna un maître de composition, qui fut Gasparini, pour qui Benedetto a toujours eu beaucoup de déférence. À la mort de son père, Benedetto fit un voyage à Florence, où l’attirait l’amour de la langue et de la belle poésie italienne, et puis il revint à Venise parcourir la carrière d’avocat, noviciat indispensable à tout grand seigneur qui se destine au service de la république. À vingt-cinq ans, il prit la robe prétexte, et fut nommé membre du tribunal des quarante. On l’envoya ensuite comme provéditeur à Pola, dont le climat détestable ruina sa santé et fit tomber toutes ses dents. De retour à Venise, Benedetto ne put y rester longtemps, et fut nommé camerlingue à Brescia, où il est mort le 24 juillet 1739, âgé de cinquante-trois ans.

La vie si courte que je viens d’esquisser a été remplie par des travaux qui attestent une activité prodigieuse. Doué d’une grande intelligence cultivée par de fortes études littéraires, Benedetto connaissait les langues savantes aussi bien que celle de son pays. Il a publié différens écrits littéraires qui témoignent de l’étendue de ses lumières non moins que de la vivacité piquante de son esprit. Parmi ces écrits, très nombreux et très divers, je ne citerai que le charmant opuscule il Teatro alla moda, qui est une critique des plus ingénieuses contre les compositeurs et les chanteurs de son temps. Publié sans nom d’auteur, cet opuscule courut l’Italie, et fit ressortir tous les défauts que les hommes d’un goût éclairé reprochaient dès lors à notre drame lyrique. L’insouciance du compositeur pour la pièce et la situation qu’il avait à traiter, l’ignorance du poète pour les exigences de la musique, la tyrannie des sopranistes et des prime donne qui voulaient avoir partout le même genre de morceaux et d’ornemens sans aucun égard pour le caractère du personnage qu’ils représentaient, l’insubordination des musiciens de l’orchestre, le ridicule des costumes et de la mise en scène, enfin toutes les invraisemblances de l’opéra italien, qui, trente ans plus tard, déterminèrent la réforme de Gluck, y sont relevées avec un bon sens plein de gaieté. Mais c’est dans la composition musicale que le génie de Marcello a révélé toute sa profondeur. Déjà il s’était fait connaître par des messes, des recueils de duos et de trios, des madrigaux à plusieurs voix et quelques cantates, lorsqu’une circonstance fortuite lui fit aborder un thème plus digne de ses hautes facultés. Parmi les amis intimes de Marcello, il y avait un noble vénitien, Girolamo Giustiniani, qui avait fait d’excellentes études à l’université de Padoue sous la direction particulière de Lazzarini, professeur éminent de littérature grecque. Giustiniani eut un jour l’idée d’essayer ses talens pour la poésie en traduisant en vers italiens les dix premiers psaumes de David, et il vint consulter Marcello sur le mérite de sa tentative. Celui-ci trouva la traduction fidèle et très élégante, et engagea son ami à en poursuivre l’achèvement, à quoi Giustiniani répondit : — Puisque mon essai vous paraît digne d’approbation, vous devriez vous joindre à moi et prêter à mes vers le secours de votre art. Frappé de cette proposition, Marcello, sans répondre d’une manière affirmative, se mit à son clavecin, et en peu de jours il fit la musique des cinq premiers psaumes. Il réunit aussitôt dans son palais quelques personnes éclairées pour leur faire entendre sa nouvelle composition. L’œuvre des dieux patriciens produisit un très grand effet, surtout la musique de Marcello, qui excita un enthousiasme mêlé d’étonnement. Encouragé par le succès, Marcello conçut le projet de mettre successivement en musique les cinquante premiers psaumes de David, qui furent exécutés dans son palais et sous sa direction à mesure qu’il en achevait la composition. Telle est l’origine de cette œuvre admirable[27]. Je me rappelle encore, comme si c’était d’hier, ces belles soirées du palais Marcello, où se réunissait tout ce que Venise avait d’esprits cultivés, d’artistes et de grands seigneurs. Le maître tenait le clavecin, dirigeant de son regard sévère les chanteurs et les instrumentistes de la chapelle de Saint-Marc qui interprétaient ses nobles et touchantes inspirations. Il ne leur passait aucun caprice, exigeant la plus scrupuleuse exactitude dans l’exécution matérielle de sa musique, dont il s’efforçait de leur expliquer la pensée. C’est à l’une de ces soirées mémorables que j’ai entendu pour la première fois la célèbre Faustina Bordoni, à qui Marcello a bien voulu donner quelques conseils dont elle a su profiter. Le peuple, accouru de tous les coins de Venise, se tenait sur les places voisines du palais, écoutant avec recueillement ces grandes et belles compositions. Un soir cependant, après l’exécution de l’admirable chœur que tout le monde connaît aujourd’hui, i cieli immensi narrano, la foule assemblée au pied du palais, et dans les gondoles qui sillonnaient le Grand-Canal, poussa un cri de ravissement qui retentit jusque sur la place Saint-Marc.

Les psaumes de Marcello se répandirent promptement dans toute l’Europe. L’empereur Charles VI voulut les entendre à sa cour, le cardinal Ottoboni les fit exécuter dans son palais, à Rome, par les chanteurs de la chapelle Sixtine. Composés pour une, deux, trois et quatre voix, avec une simple basse chiffrée et quelquefois avec un accompagnement de violoncelle ou de viole, ces psaumes forment une succession de morceaux très variés, où domine le sentiment dramatique, qui est la qualité caractéristique de l’école vénitienne. Non-seulement Marcello s’est inspiré de la poésie hébraïque, mais il a consulté aussi les vieux chants des synagogues juives de tous les pays du monde, ainsi que quelques rares débris de la musique grecque et du plain-chant grégorien, pour se pénétrer de leurs tonalités diverses et en saisir l’étrangeté. Je ne vous citerai que le second psaume pour alto et basse sur les paroles quare fremuerunt gentes (d’onde cotanto frémito), d’un si grand caractère, et dont le troisième mouvement, rompiamo dicono, exprime avec tant d’énergie la révolte de l’orgueil contre le gouvernement de la Providence ; le huitième, pour voix de contralto et chœur ; — le dixième, à quatre voix, come augel cui mile reti, d’un accent mélodique à la fois si simple et si varié dans le mouvement, surtout la dernière strophe ; — le seizième, pour lequel Marcello s’est inspiré d’un chant grec, l’hymne au soleil, de Dionisius. Les récitatifs, les airs, les duos, les trios et les chœurs qui traduisent les élans lyriques du roi-prophète dans l’œuvre si originale du maître vénitien ne pouvaient être conçus que par un grand esprit, par un compositeur dégagé de tout préjugé scolastique, qui va droit au sentiment qu’il veut exprimer et ne s’inquiète que de l’efficacité des moyens qu’il emploie.

Marcello était d’un caractère non moins élevé que son génie. Pieux sans bigoterie, généreux, il usait de sa fortune et de ces vastes connaissances avec la munificence d’un patricien de Venise. Son palais était toujours ouvert aux artistes, dont il aimait à se voir entouré. Il fut le maître et le protecteur constant de la Faustina, ainsi que de son mari, le fameux Hasse, il Sassone, avec lequel il n’a cessé de correspondre. Il aimait tellement la musique et tout ce qui s’y rattache, qu’un soir d’été, étant accoudé sur le balcon de son palais, qui borde il Canalazzo, il entendit une voix de femme d’un timbre ravissant qui chantait une de ces arie di batello qui, depuis la fondation de Venise, circulent dans nos lagunes. Il envoya chercher cette femme, pauvre et jeune lavandière nommée Rosana Scalfi ; elle lui plut, il la fit élever avec soin, lui donna des conseils dans l’art du chant, et puis il l’épousa secrètement. Cette femme s’est montrée digne de la fortune que le hasard lui avait procurée, en faisant le bonheur du maître illustre dont je viens de vous conter l’histoire.

Après Benedetto Marcello, l’école vénitienne a produit successivement Galuppi, Bertoni et Furlanetto, que voici présent, et qui continue avec éclat les traditions de notre genre national.

Ce n’est point forcer l’analogie des choses que de rattacher à l’école de Venise le célèbre chevalier Gluck, qui est venu, il y a trente ans, réformer si à propos notre drame lyrique, car c’est bien moins le pays où le hasard l’a fait naître que la nature des idées qui servent à classer un grand artiste dans l’histoire. Or quels sont les principes qui ont guidé le génie de Gluck du jour où il a eu conscience de sa force ? « Lorsque j’ai entrepris de mettre en musique l’opéra d’Alceste, dit-il dans la dédicace mise en tête de ce chef-d’œuvre, je me suis proposé d’éviter tous les abus que la vanité des chanteurs et l’excessive complaisance des compositeurs avaient introduits dans l’opéra italien ;… je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie dans l’expression des sentimens et l’intérêt des situations… Je crus que la musique devait ajouter à la poésie ce qu’ajoutent à un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs et l’accord heureux des lumières et des ombres qui servent à animer les figures sans en altérer les contours… J’ai cru encore que la plus grande partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité, et j’ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté ; je n’ai attaché aucun prix à la découverte d’une nouveauté, à moins qu’elle ne fût naturellement donnée par la situation et liée à l’expression ; enfin il n’y a aucune règle que je n’aie cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de l’effet. » Messieurs, les idées de Gluck sont les propres idées de Marcello, celles que Monteverde a émises dans ses préfaces, les idées de Gabrieli, de Cyprien de Rore, de Willaert, qui a fondé l’école de Venise au commencement du XVIe siècle. Il me serait facile de prouver aussi qu’entre ces principes de Monteverde, de Marcello, de Gluck, qui proclament l’indépendance du génie, la toute-puissance du sentiment dans les arts, et le fameux discours de la Méthode, où Descartes se révolte contre la tradition scolastique »pour ne s’en rapporter qu’à l’évidence du sens commun, il existe un lien des plus étroits, l’esprit de la renaissance qui s’élève sur les débris du moyen âge.

Il est temps de terminer ce long discours et d’en résumer la substance en peu de mots. La musique moderne est fille de la musique grecque, comme les langues que nous parlons et la civilisation de l’Europe occidentale sont issues du monde romain transformé par un principe nouveau, qui est le christianisme. La musique a participé à toutes les vicissitudes de l’esprit humain, passant successivement de la multiplicité des échelles primitives à des combinaisons de plus en plus simples, imposées par l’instinct du peuple, qui fait invasion dans la cité savante des patriciens. Aux trois systèmes compliqués de la musique grecque l’église substitue les huit échelles diatoniques du plain-chant grégorien, qui sont plus accessibles à l’oreille inexpérimentée de la foule, et dans lesquelles la consonnance naturelle et primordiale de l’octave est dominée par la fraction du tétracorde. Sur ces échelles diatoniques, qui ne se distinguent entre elles que par la place toujours variable qu’occupe le demi-ton, et qui ressemblent bien plus à des dialectes où domine le caprice qu’à une langue en possession de ce caractère de fixité qui révèle une civilisation plus générale, les harmonistes ont créé la science des accords, qui, du VIIIe au XIIIe siècle, arrive à son premier développement. On voit alors se produire un phénomène des plus curieux, on voit s’élever et se répandre dans toute l’Europe les contre-pointistes flamands, ces dialecticiens de la scolastique musicale, qui s’occupent moins du fond de la pensée que de la forme qui doit la contenir, et qui s’attardent à perfectionner tous les élémens matériels de la langue dont va se servir le divin Palestrina. Le chef de l’école romaine ferme le moyen âge, il crée la véritable musique du catholicisme, dont on n’égalera jamais la sublime sérénité, et il meurt en laissant pressentir une révolution qui s’accomplira à Venise.

Fondée au commencement du XVIe siècle par le Flamand Willaert, notre école musicale développa le principe qui caractérise toute la civilisation de Venise, c’est-à-dire la notion de la réalité pratique relevée par le goût des plaisirs, délicats et du faste de la vie. Ce principe se traduit dans les arts plastiques, surtout en peinture, par la prédominance du coloris, qui saisit l’éclat et les contrastes du monde extérieur, et, dans la musique, par le sentiment dramatique, dont le rhythme et la modulation sont les agens matériels. Obéissant à l’influence secrète du pays qu’ils habitaient comme des plantes qui reçoivent de la terre qui les porte les sucs dont elles se nourrissent, Adrien Willaert, Cyprien de Rore et Andréa Gabrieli s’ingénient à combiner de vastes morceaux d’ensemble à deux, trois et jusqu’à quatre chœurs qui dialoguent et se répondent d’un bout de la basilique de Saint-Marc à l’autre. À ces tentatives sourdes du sentiment dramatique, vivifiées par des accidens chromatiques et des figures de rhythme inusitées jusqu’alors, Jean Gabrieli ajoute l’accompagnement des instrumens, dont il assortit les timbres ou les couleurs avec une hardiesse d’imagination très remarquable. Il fortifie la puissance de ces effets par l’intelligence de la poésie et des paroles liturgiques, dont il forme une espèce de drame ou d’oratorio qui lui inspire des combinaisons vocales de rhythme et d’harmonie incompatibles avec l’existence du plain-chant grégorien. Marchant sur les traces de ses prédécesseurs de l’école de Venise et sur celles de Gesualdo, Monteverde achève d’accomplir la révolution commencée avant lui, en employant avec une persistance particulière ce fameux accord de septième dominante qui communique à l’oreille le désir de la consonnance d’octave. Ainsi fut constituée dans l’art, et par l’influence ou par la pression de l’harmonie, l’unité de notre gamme diatonique, qui a fait disparaître en les absorbant les échelles du plain-chant ecclésiastique, comme les dialectes disparaissent devant une langue plus simple, instrument de la maturité de l’esprit. De l’avènement de la dissonance naturelle, source de la modulation, c’est-à-dire du coloris, date en Europe la distinction des écoles nationales, car elle fournit au compositeur les moyens matériels de rendre simultanément l’accent des passions contraires et d’entourer la mélodie, qui n’exprime qu’un sentiment absolu de l’âme, de toutes les modifications de temps, de lieu, d’ombre et de lumière qui accusent la présence de la nature extérieure. Aussi la révolution opérée par Monteverde n’est-elle point un fait isolé. Contemporaine de la naissance de l’opéra et de la mélodie savante, qui s’essayait à suivre la poésie en se dégageant des complications de la musique madrigalesque, l’invention de Monteverde est une conséquence directe du mouvement général d’émancipation qui entraîne le XVIe siècle. Artiste de génie, Monteverde obéit à l’impulsion de son temps : il veut que l’orazione ou la poésie soit la maîtresse de l’harmonie, contrairement aux préceptes des contre-pointistes, qui ne considéraient la parole que comme un prétexte à leurs subtiles argumentations. De ce principe, qui constitue l’oreille juge suprême de la beauté musicale, dérivent tous les admirables effets de l’art moderne. Lotti, Marcello et Galuppi, chacun selon les tendances particulières de son garnie, achèvent de consolider une révolution à laquelle vient se rattacher aussi le chevalier Gluck.

La musique italienne se divise donc en trois grandes écoles : — l’école romaine, fondée par le divin Palestrina, qui fixa à jamais l’idéal de la prière du catholicisme, dont elle semble révéler l’unité dogmatique, en repoussant tout accident de modulation étranger au plain-chant grégorien ; — l’école vénitienne, où éclatent le mouvement et la fantaisie de la vie, et qui s’attache à développer les deux principaux élémens de l’expression dramatique, le rhythme et le coloris ; — l’école napolitaine, qui participe des deux autres, mais plus particulièrement de l’école vénitienne.

Je crois, signori, avoir assez longuement répondu à la question que j’avais promis de résoudre devant cette brillante assemblée, en prouvant que le génie de Venise a eu sur l’art musical le même genre d’influence que sur les autres parties de la civilisation. La musique commence à Venise comme chez toutes les nations modernes par des chansons populaires et le plain-chant ecclésiastique. Ces deux élémens, qui correspondent aux deux grandes divisions de la société au moyen âge, se mêlent bientôt, comme l’esprit séculier pénètre celui de l’église, et de la fermentation qui résulte de ce contact, que, l’autorité ne peut empêcher, se dégage un art nouveau dont j’ai raconté les vicissitudes. Dans le grand et magnifique concert de la renaissance, alors que Venise s’élève radieuse par la main de ses architectes, de ses peintres et de ses sculpteurs, elle produit des musiciens qui ajoutent à sa gloire un rayon de plus, et qui réfléchissent non moins fidèlement les propriétés de son génie. Fondée par un maître flamand, qui lui communique le germe des combinaisons harmoniques, notre école de musique a eu les mêmes destinées que notre école de peinture, qui a reçu aussi des artistes ultramontains la première étincelle du coloris qui la distingue essentiellement. Qui ne sait en effet qu’Albert Dürer, Hemmelinck de Bruges, Gérard de Gand, Vivien d’Anvers, et beaucoup d’autres peintres de la Belgique, de la Hollande et de l’Allemagne furent accueillis à Venise avec la munificence hospitalière qui nous caractérise, et qu’indépendamment du fameux bréviaire du cardinal Grimani, qui contenait de si nombreux témoignages de leurs talens, les galeries de nos patriciens étaient remplies de leurs meilleurs chefs-d’œuvre ? Mais si Antonello de Messine vint révéler à Jean Bellini le secret de la peinture à l’huile, qui avait été trouvé récemment par Van Eyck de Bruges, l’école de Venise eut bientôt une telle supériorité dans l’art magique du coloris, qu’elle fut à son tour l’institutrice des peintres flamands et néerlandais. Elle paya largement sa dette de reconnaissance, puisque l’œuvre du Giorgione, de Titien surtout, du Tintoretto et de Paul Véronèse sont la source où le génie de Rubens est venu s’abreuver. Telles ont été également l’origine et l’influence de notre école musicale, qui, après avoir été instituée par un contre-pointiste flamand, a formé de nombreux élèves, parmi lesquels Léon Hasler et Henri Schütz sont allés répandre en Allemagne et dans le nord de l’Europe la science, le coloris et les tendances dramatiques qu’ils avaient puisés dans l’école de Venise et dans l’enseignement de leurs maîtres, Andréa et Jean Gabrieli. Bien que ces relations fréquentes de l’Allemagne avec l’Italie, et particulièrement de la Hollande et de la Belgique avec Venise, puissent s’expliquer par le grand événement de la conquête, par la position géographique de notre belle cité et le rôle politique et commercial qu’elle a joué jusqu’au milieu du XVIIe siècle, nous serions tenté de voir dans cet échange de procédés et d’influence réciproque la manifestation d’un rapport plus intime de la nature des choses. Il existe une si grande analogie entre le son et la couleur, entre les facultés de l’artiste qui se distingue par l’éclat du pinceau et celles du compositeur qui a le sentiment de la modulation, source du coloris et de l’expression dramatique, qu’il n’est pas étonnant que des peuples doués des mêmes aptitudes aient été attirés l’un vers l’antre et qu’ils se soient communiqué les propriétés natives de leurs génies. Ce qui est certain, c’est que les écoles flamande et hollandaise se distinguent par le sentiment profond qu’elles ont de la réalité, par la fidélité avec laquelle elles se plaisent à reproduire les épisodes de la vie bourgeoise, les accidens du monde extérieur et surtout du paysage, dont elles imitent avec une si grande perfection les tons solides et les horizons mystérieux. Or ce sont la aussi les qualités où brille d’une manière incomparable l’école vénitienne, dont le goût plus délicat choisit mieux les objets de son imitation, et n’aime à reproduire dans les œuvres de l’art que la poésie de la nature, les grands événemens de l’histoire nationale, l’éclat et la pompe de la sociabilité. Il est constant néanmoins que la Néerlande et la Belgique, ainsi que les villes libres de l’empire, telles que Nuremberg et Augsbourg, ont eu avec Venise de fréquentes relations commerciales qui ont donné lieu à des rapports plus intimes et à un échange d’influence du nord sur le midi, du midi sur le nord, qui est un des phénomènes curieux de l’histoire de l’esprit humain[28].

Greffé sur une abstraction teutonique, comme nos palais reposent sur des pilotis séculaires, l’art de Venise s’est élancé de ce sol aride comme une plante généreuse portant des fruits d’or qui ont émerveillé le monde. Dans la musique de chambre et les mille ramifications de la fantaisie, dans la musique religieuse et le genre dramatique, qu’elle a cultivé avec une prédilection significative, l’école de Venise a été aussi féconde qu’originale. Nos églises, nos théâtres, les quatre scuole de chant, dont vous connaissez l’origine, les académie, les chapelles particulières, et jusqu’à nos places publiques, qui sont aussi des spectacles non moins amusans que les autres, tout, dans Venise, retentissait de concerts de voix et d’instrumens qui faisaient dire à Doni, en plein XVIIe siècle, — qu’il n’avait appris à connaître ce que c’était que l’harmonie que depuis son séjour à Venise. Trop amoureux de la vie et de la lumière, du mouvement et de la passion, pour se concentrer dans les profondeurs de l’âme ou s’élever dans les régions sereines où planent Raphaël et Palestrina et toute l’école romaine, le génie vénitien devait nécessairement se manifester dans l’histoire par la recherche du coloris et l’imitation de la belle nature : il devait produire en peinture les deux Bellini, Giorgione et Titien leurs élèves, Tintoretto et Paul Véronèse ; en musique, Willaert et Cyprien de Rore, les deux Gabrieli, Monteverde, Cavalli, Lotti, Marcello et Galuppi, qui se font admirer par des qualités analogues, c’est-à-dire par le sentiment du rhythme et de la modulation, par le coloris de l’instrumentation et la fidélité de l’expression dramatique, qu’ils introduisent jusque dans le temple du Seigneur. C’est à Venise que se propage le secret de la peinture à l’huile, qui donne à l’art le moyen de lutter avec la nature, d’imiter le rayonnement du monde extérieur et la variété infinie des caractères. C’est également à Venise que Monteverde vient consolider une révolution qui a pour objet d’émanciper le génie, en lui fournissant les moyens matériels de rendre l’accent de la passion et la simultanéité des effets dramatiques. Imbu de l’esprit libérateur de la renaissance, Monteverde ose proclamer le principe professé avant lui en termes plus ou moins explicites par Cyprien de Rore et Gabrieli, invoqué plus tard par Marcello et le chevalier Gluck, — que la musique doit avant tout obéir au sentiment, et n’avoir d’autre règle que celle de colorer la poésie et d’en exprimer la vérité. Ni Gabrieli, ni Monteverde, ni les premiers inventeurs du drame lyrique, tels que Vincent Galilée, Jules Caccini et Péri, pas plus que Marcello et Gluck, n’étaient de savans compositeurs selon la doctrine admise par les écoles régnantes. Emportés par le courant du siècle, excités par ce mouvement intérieur qui fait les grands hommes et les grands poètes, et que Dante a si admirablement définis lorsqu’il dit, en parlant de lui-même : « Je suis un de ceux qui s’efforcent d’exprimer ce qu’amour leur inspire, » ils ont dédaigné les règles scolastiques qui les attachaient à la glèbe, et ont créé la langue de la passion, c’est-à-dire la musique moderne. Qui sait si, au moment où je parle, Dieu ne suscite pas un de ces réformateurs superbes, un génie amoureux de la lumière, de la vie et de la passion, qui viendra enchanter le monde par l’éclat du coloris, la nouveauté des modulations et la puissance du rhythme, ces agens matériels des effets dramatiques élaborés par l’école de Venise, dont il continuera l’impérissable tradition !…

L’abbé Zamaria, dans les paroles qui terminaient son discours, semblait avoir eu le pressentiment de l’avènement de Rossini, qui, en effet, a composé à Venise son premier et son dernier opéra italien, Tancredi et Semiramide. L’auteur immortel du Barbier de Séville et de Guillaume Tell, que l’Italie n’est plus digne de comprendre, se plaît à reconnaître que le public vénitien ne pouvait se rassasier de ce prodigieux crescendo qui éclate dans toutes ses partitions, et dont on peut trouver les germes dans les œuvres de Monteverde et de Cavalli. En s’enivrant ainsi du coloris puissant, du brio, du rhythme et de toutes les qualités éminentes qui caractérisent la manière de Rossini, le public de la Fenice ne se doutait pas qu’il saluait l’influence historique de la civilisation de Venise.


P. SCUDO.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 août 1855, l’Aristocratie vénitienne ; voyez aussi, pour les parties précédentes, les livraisons du 1er  janvier et 15 août 1854, et 1er  août 1855.
  2. Voyez son poème de l’Ane d’or.
  3. À la nouvelle qui se répandit à Venise que les Portugais avaient trouvé une nouvelle route pour aller aux Indes, la république vit que la branche la plus importante de son commerce était près de lui échapper. Voyez Daru, t. III, p. 295.
  4. Le dialecte vénitien renferma dès l’origine un grand nombre de mots grecs, empruntés au dialecte ionien, dont il a la douceur.
  5. La petite île de Saint-Pierre di Castello, qui ne tenait à Venise que par un pont en bois, portait jadis le nom de Troie, en souvenir des Troyens qui seraient venus s’y réfugier.
  6. Un nombre considérable de femmes distinguées ont cultivé en Italie la littérature vulgaire grecque et latine, et les mathématiques pendant les XVe et XVIe siècles.
  7. La plus célèbre de ces meretrici fut la belle Imperia, qui a été célébrée par Beroalde et Sadolet jeune, et qui reçut des leçons de poésie de Nicolas Campano. Sa table de toilette était toujours couverte de livres savans. Elle a été inhumée dans l’église Saint-Grégoire à Rome, et sur son tombeau on grava cette inscription : Imperia, cortisana Romana, quæ, digna tanto nomme, raræ inter homines formæ spécimen dédit Vixit anno XXVI. Dies XII, oblit 1511, die 15 augusti.
  8. Les travaux de Sauveur, de Wollaston, de Chladni et surtout de Savart, qui ont eu pour objet l’étude du corps sonore, ont donné ce résultat, qui est acquis à la science, que le son le plus grave de l’échelle musicale est le produit de trente-deux vibrations par seconde, et qu’il faut huit mille vibrations par seconde pour donner le son le plus aigu. Telles sont les limites du clavier de nos plus grandes orgues. Des expériences ingénieuses faites récemment par M. Despretz, et dont le résultat a été communiqué à l’Académie des Sciences, prouvent qu’on peut étendre cette échelle, et que la sensibilité de l’oreille est encore plus perfectible que celle de l’œil.
  9. Un jeune orientaliste des plus distingués, M. Ernest Renan, a émis sur la formation et les progrès des langues humaines des idées qui ont une certaine analogie avec celles de l’abbé Zamaria. « Nulle part autant que dans l’histoire des langues, dit M. Renan, le progrès n’est douteux et compensé de décadence. Dans les langues en effet, la perfection est à l’origine. Comparés au sanscrit, le grec et le latin sont des langues pauvres et rudes ; comparées au grec et au latin, les langues que nous parlons sont des patois barbares, n’ayant en eux-mêmes ni leurs racines ni la raison de leurs procédés. L’histoire du langage se résume tout entière dans ces deux mots : déchéance sous le rapport de la noblesse et de la beauté des formes, — progrès en facilité, j’ai presque envie de dire en démocratie, et par suite substitution de l’idiome populaire à l’idiome savant. Le premier coupable de ce sacrilège fut ce révolutionnaire de Bouddha, quand, six cents ans avant. Jésus-Christ, il voulut mettre à la portée du peuple les problèmes jusque-là réservés aux écoles et aux classes aristocratiques… » En admettant pour vrais les faits avancés par M. Renan, je dois ajouter que ses conclusions me paraissent en contradiction avec l’histoire. Ce n’est pas Bouddha ni Jésus-Christ qui sont les vrais coupables des révolutions dont se plaint M. Renan : c’est l’esprit humain, qui tend à élargir le cercle de son action ; c’est le peuple, qui, en faisant invasion dans la civilisation des docteurs et des patriciens, en vulgarise les bénéfices et en simplifie les rouages. Hegel, dans son Esthétique, a mieux saisi le vrai sens de la civilisation générale. « Quant au simple, dit-il, considéré comme caractère du beau, comme la grandeur idéale, c’est plutôt un résultat. Oh n’y arrive qu’après avoir passé par de nombreux intermédiaires. Il faut avoir triomphé de la multiplicité, de la variété, de la confusion. La simplicité consiste alors à effacer, à cacher dans cette victoire les échafaudages antérieurs. Il en est ainsi comme des manières d’un homme bien élevé qui, dans tout ce qu’il dit et tout ce qu’il fait, se montre simple, libre et naturel. Ainsi donc, logiquement et historiquement parlant, l’art, dans ses commencemens, nous apparaît naturel, lourd, minutieux dans les accessoires, s’attachant à travailler péniblement, » c’est-à-dire, en d’autres termes, compliquant les moyens aux dépens de la simplicité, de l’expression, de la clarté et de la vie.
  10. Sur cette question ardue du système musical des Grecs, il a été fait de nos jours, tant en France qu’en Allemagne, de nombreux et intéressant travaux. Parmi les publications remarquables sur ce sujet controversé, il est juste de citer d’abord l’ouvrage de M. Vincent, Notice sur les divers Manuscrits grecs relatifs à la Musique. Ce livre, rempli de notes nombreuses et intéressantes, a valu à M. Vincent les suffrages de l’Institut, dont il est devenu membre. M. Vincent a publié depuis différens écrits ayant tous pour but d’éclairer cette matière, qui nous parait, à nous, beaucoup plus simple qu’on n’est disposé à le croire. C’est tout au plus si nous admettons avec l’abbé Zamaria l’existence pratique du genre enharmonique, qui pourrait bien n’avoir été qu’une subtilité des théoriciens.
  11. « Moins de vingt siècles après Olympe, dit M. Vincent, le genre enharmonique était entièrement tombé en désuétude. » A l’appui de son opinion, il cite un passage de Photius qui est sans réplique.
  12. Philosophe et théoricien grec, disciple d’Aristote, qui rivait trois cents ans avant Jésus-Christ, auteur d’un livre estimé sur la musique, Traité des élémens harmoniques.
  13. Dans une suite d’articles que M. Vitet a consacrés à l’ouvrage de M. de Coussemaker, l’Histoire de l’Harmonie au moyen-âge, l’honorable académicien a émis sur la différence qui distingue le rhythme de la mesure moderne et sur la relation nécessaire de cette mesure avec l’harmonie des idées aussi justes que profondes. Nous recommandons surtout les pages 58, 59 et 60 de ce remarquable travail.
  14. M. Fétis dans l’article sur Guido d’Arezzo de sa Biographie universelle des Musiciens, Kiesewetter dans son Histoire de la Musique européenne, ont fixé la juste part de mérite qui revient au célèbre moine de Pompose, et cette part est encore très grande.
  15. ) Forkel, Histoire générale de la Musique, t. II, p. 69.
  16. S. Bernardus, epist. 1312 ad Guidonem. « Chant plein de gravité, qui est doux et pas mondain, qui charme les oreilles et touche le cœur, qui dissipe la tristesse, calme la colère, et qui, au lieu d’éviter le sens des paroles, en féconde l’esprit. »
  17. Telles que les dissonnances de neuvième et de septième.
  18. Il y aurait aussi un curieux rapprochement à faire entre le Stabat de Palestrina, que vient d’analyser l’abbé Zamaria, celui de Pergolèse au commencement du XVIIIe siècle, et le Stabat que Rossini a composé de nos jours, avec tous les moyens d’expression que possède l’art moderne. Ce serait raconter l’histoire de la musique depuis trois cents ans et les vicissitudes éprouvées par le sentiment religieux et la poésie catholique.
  19. « Dans tes jours de bonheur souviens-toi de moi. — Pourquoi me dis-tu cela mon bien-aimé, pourquoi ? »
  20. Voyez l’ouvrage de Winterfeld, Johannes Gabrieli und sein Zeitalter [Jean-Gabriel et son temps), première partie, p. 33, gr. in-4o.
  21. Instiluxioni armoniche, 1 vol. in-folio.
  22. Adrien Willaert a publié à Venise en 1554 un recueil de ses compositions portant ce titre : Fantasia, ricercari, contrapunti appropiati par cantare o sonare d’ogni sorte di strumenti.
  23. Savant théoricien allemand du XVIe siècle, mort à Fribourg en 1563.
  24. L’Artusi, ovvero delle imperfezioni della moderna Musica, etc., in-folio.
  25. Les innovations de Monteverde, signalées et combattues par son contemporain Artusi, ont été très bien appréciées par le père Martini de Bologne dans le Saggio di Contrappunto, p. 191, où il analyse le fameux madrigal cruda Amarilli, qui renfermé ï’accord de septième dominante sans préparation. Choron, dans la préface de son Dictionnaire des Musiciens, qui parut en 1810 et fut réimprimé en 1817, s’exprime de la manière suivante sur Monteverde : « Mais le pas le plus important (dans l’harmonie) n’était pas fait encore. On maître de l’école de Lombardie (Ch. Monteverde), qui florissait vers 1590, créa l’harmonie de la dominante ; le premier, il osa pratiquer la septième de dominante et même la neuvième à découvert et sans préparation ; le premier, il osa employer comme consonnance la quinte-mineure, réputée jusqu’alors dissonnance, et l’harmonie tonale fut connue. » M. Fétis, venu plus tard, a mieux caractérisé que ses prédécesseurs la révolution opérée par Monteverde, en appliquant à l’intervalle de quinte-mineure la qualification d’intervalle attractif, qui en exprime heureusement reflet. On pourrait même reprocher au savant critique de s’être exagéré le rôle qu’a joué Monteverde dans l’histoire de la musique, et d’avoir attribué à l’accord de septième dominante plus de virtualité qu’il n’en possède dans la pratique.
  26. L’église de San-Geminiano, qui n’existe plus, était l’une des plus anciennes de Venise. Elle s’élevait au fond de la grande place de Saint-Marc, en face de la basilique. Lotti, dans son testament, avait ordonné, qu’on ne chantât ses vêpres qu’une seule fois par an, le jour de la fête de Sau-Geminiano. Après l’exécution, on déposait le manuscrit dans les archives de l’église, où il était soigneusement gardé.
  27. Les psaumes de Marcello, publiés chez Dominique Lovisa, forment huit volumes in-folio, dont le premier parut en 1724 et le dernier en 1727. Traduits en anglais, ou en publia une édition à Londres en 1760. Matheson, un savant critique allemand, les traduisit dans sa propre langue et les fit exécuter avec un très grand soin à Hambourg.
  28. Dans une étude sur l’histoire de la gravure (Revue des Deux Mondes du 15 mai 1853), M. Vitet a fait ressortir, avec la solidité de jugement qui le caractérise, cette influence des maîtres allemands sur les Italiens jusqu’à l’apparition de Marc-Antoine, qui a rétabli la domination du goût italien sur les artistes du nord.