Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/2/Le Cheval s’étant voulu venger du Cerf





XIII.

Le Cheval s’eſtant voulu vanger du Cerf.




DE tout temps les Chevaux ne ſont nés pour les hommes.
Lors que le genre humain de gland ſe contentoit,
Aſne, Cheval, & Mule aux foreſts habitoit ;

Et l’on ne voyoit point, comme au ſiecle où nous ſommes,
Tant de ſelles & tant de baſts,
Tant de harnois pour les combats,
Tant de chaiſes, tant de caroſſes ;
Comme auſſi ne voyoit-on pas
Tant de feſtins & tant de nôces.
Or un Cheval eut alors different
Avec un Cerf plein de vîteſſe,
Et ne pouvant l’attraper en courant,
Il eut recours à l’Homme, implora ſon adreſſe.
L’homme luy mit un frein, luy ſauta ſur le dos,
Ne luy donna point de repos
Que le Cerf ne fuſt pris, & n’y laiſſaſt la vie.
Et cela fait, le Cheval remercie
L’Homme ſon bienfaiteur, diſant : Je ſuis à vous,

Adieu. Je m’en retourne en mon ſejour ſauvage.
Non pas cela, dit l’Homme, il fait meilleur chez nous :
Je vois trop quel eſt votre uſage.
Demeurez donc, vous ſerez bien traité,
Et juſqu’au ventre en la litiere.

Helas ! que ſert la bonne chere
Quand on n’a pas la liberté ?
Le Cheval s’apperçut qu’il avoit fait folie ;
Mais il n’eſtoit plus temps ; déja ſon écurie
Eſtoit prête & toute bâtie.
Il y mourut en traînant ſon lien ;
Sage s’il eût remis une legere offenſe.
Quel que ſoit le plaiſir que cauſe la vengeance,

C’eſt l’acheter trop cher, que l’acheter d’un bien,
Sans qui les autres ne ſont rien.