Amyot (p. 386-395).
◄   XIX.
XXI.  ►

XX.

L’Inconnu.

Le père Séraphin et don Pablo de Zarate avaient transporté le blessé dans le logement habité parle missionnaire.

Bien que la maison vers laquelle ils se dirigeaient fût peu éloignée, cependant les deux hommes, obligés à des précautions extrêmes, mirent assez de temps à faire le trajet.

Presque à chaque pas il leur fallait s’arrêter afin de ne pas trop fatiguer le blessé, dont les membres inertes ballottaient dans tous les sens.

— Cet homme est mort, dit don Pablo pendant une halte qu’ils firent sur la place de la Merced.

— Je le crains, répondit tristement le missionnaire ; cependant nous n’en sommes pas certains, notre conscience exige que nous lui prodiguions nos soins jusqu’à ce que nous acquerrions la pénible certitude qu’ils lui sont inutiles.

— Père, l’amour du prochain vous entraîne trop loin ; peut-être vaudrait-il mieux que ce misérable ne revînt jamais à la vie.

— Vous êtes sévère, mon ami. Cet homme est jeune encore, c’est presque un enfant ; élevé au milieu d’une famille de bandits, n’ayant sous les yeux que de mauvais exemples, il n’a jusqu’ici fait le mal que par imitation ; qui sait si cette affreuse blessure ne lui fournira pas les moyens d’entrer dans la société des honnêtes gens, que jusqu’ici il n’a pu connaître ? Je vous le répète, mon ami, les voies du Seigneur sont impénétrables.

— Je ferai ce que vous voudrez, mon père, vous avez tout pouvoir sur moi ; seulement, je crains que tous nos soins ne soient en pure perte.

— Dieu, dont nous ne sommes que les humbles instruments, vous donnera tort, je l’espère. Voyons, un peu de courage, encore quelques pas, et nous serons arrivés.

— Allons donc, répondit don Pablo avec résignation.

Ils se remirent en marche.

Cinq minutes plus tard, ils arrivèrent au logis du missionnaire.

Le père Séraphin habitait calle de la Pescaderia, dans une maison de chétive apparence, bâtie en adobes et en roseaux, une petite chambre que lui louait une pauvre veuve, pour la modique somme de neuf réaux par mois.

Cette chambre, assez étroite, et qui ne recevait d’air que par une fenêtre donnant sur un corridor intérieur, était, quant aux meubles, une véritable cellule de chartreux.

Tout le mobilier se composait d’un cadre de bois blanc monté sur quatre pieds, sur lequel était tendu un cuir de bœuf, et qui servait de lit au missionnaire ; une butaque et un prie-Dieu, au-dessus duquel un crucifix en cuivre était attaché au mur, blanchi à la chaux.

Mais, de même que toutes les cellules, cette misérable habitation était d’une propreté claustrale.

À quelques clous étaient pendus les habits usés du pauvre prêtre, et une planche supportait des fioles et des flacons qui, sans doute, renfermaient des médicaments ; car, ainsi que tous les missionnaires, le père Séraphin possédait des connaissances sommaires en médecine ; il était en même temps, pour ses néophytes, le médecin de l’âme et celui du corps.

Toute pauvre et toute délabrée qu’elle était, cette chambre exhalait un parfum de chasteté qui inspirait à ceux auxquels le hasard procurait l’occasion d’y pénétrer un respect involontaire.

Le père Séraphin alluma une chandelle de suif jaune, fichée dans un chandelier en fer, et, aidé par don Pablo, il déposa le blessé sur son lit.

Don Pablo se laissa aller sur la butaque afin de reprendre haleine.

Le père Séraphin, sur lequel, malgré son apparence débile, la fatigue semblait ne pas avoir de prise, sortit pour aller fermer la porte de la rue, qu’il avait laissée ouverte.

Au moment où il la poussait, la porte fut repoussée en sens contraire par un homme qui entra dans le patio où se trouvait le missionnaire.

— Pardon, mon révérend père, dit l’inconnu, assez bon pour me permettre de ne pas rester dehors.

— Vous habitez sans doute cette maison ? demanda le prêtre.

— Non, mon père, répondit froidement l’inconnu ; je n’habite aucune maison de Santa-Fé, où je suis complétement étranger.

— Est-ce donc l’hospitalité que vous me demandez ? reprit le père Séraphin étonné de cette réponse.

— Pas davantage, mon révérend.

— Que désirez-vous alors ? fit le missionnaire de plus en plus étonné.

— Je désire pénétrer avec vous dans la chambre où vous avez placé le blessé auquel vous êtes, il y a quelques instants, venu si généreusement en aide.

— Monsieur, fit en hésitant le missionnaire, cette demande…

— N’a rien qui doive vous surprendre. J’ai le plus grand intérêt à m’assurer par mes yeux de l’état dans lequel se trouve cet homme pour certaines raisons qu’il vous importe peu de connaître.

— Savez-vous donc qui il est ?

— Je le sais.

— Seriez-vous un de ses parents ou un de ses amis ?

— Ni l’un ni l’autre ; seulement, je vous le répète, des raisons fort graves exigent que je m’assure de son état, que je le voie, que je lui parle même, si cela est possible.

Le père Séraphin jeta un regard investigateur sur l’inconnu.

C’était un homme de haute taille, il paraissait dans la force de l’âge ; ses traits, autant qu’il était possible de les distinguer à la lueur pâle et incertaine des rayons lunaires, étaient beaux ; une expression de volonté indomptable en formait le trait le plus saillant.

Il portait le costume des riches hacenderos mexicains et tenait de la main droite un rifle américain curieusement damasquiné.

Le missionnaire hésita.

— Eh bien, reprit l’inconnu, à quoi vous décidez-vous, mon père ?

— Monsieur, répondit le père Séraphin avec fermeté, ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais vous dire.

L’inconnu s’inclina.

— Je ne sais qui vous êtes, continua le prêtre ; vous vous êtes présenté à moi, au milieu de la nuit, dans des circonstances singulières ; vous insistez avec une ténacité étrange pour voir le pauvre homme que la charité chrétienne m’a poussé à recueillir, la prudence exige que je vous refuse de pénétrer jusqu’à lui.

Une certaine contrariété se peignit sur les traits de l’inconnu.

— Vous avez raison, mon père, répondit-il, les apparences sont contre moi ; malheureusement les explications que vous avez le droit d’exiger nous feraient perdre un temps précieux ; je ne puis donc vous les donner en ce moment. Tout ce que je puis faire, c’est de vous jurer, à la face du ciel, sur le crucifix que vous portez suspendu sur la poitrine et qui est le signe de notre rédemption, que je ne veux que du bien à l’homme que vous avez recueilli, que je poursuis en ce moment le châtiment d’un grand crime, et que Dieu est avec moi comme avec tous les hommes qui se sont réellement voués au bien sans arrière-pensée.

L’inconnu prononça ces paroles avec une telle franchise et un tel accent de conviction, son visage eut un rayonnement si plein de loyauté que le missionnaire se sentit convaincu ; il saisit vivement son crucifix et, le présentant à cet homme extraordinaire :

— Jurez, lui dit-il.

— Je le jure, répondit-il d’une voix ferme.

— Bien, répondit le prêtre ; maintenant vous pouvez entrer, monsieur, vous êtes des nôtres ; je ne vous ferai même pas l’injure de vous demander votre nom.

— Mon nom ne vous apprendrait rien, mon père, répondit tristement l’inconnu.

— Suivez-moi, monsieur.

Le missionnaire ferma la porte et introduisit l’étranger dans le charto qui lui servait de logement.

En entrant l’inconnu se découvrit avec respect, se plaça pleinement dans un angle de la chambre et ne bougea plus.

— Ne vous occupez pas de moi, mon père, dit-il à voix basse, et ayez toute confiance dans le serment que je vous ai fait.

Le missionnaire ne répondit que par une inclination de tête.

Le blessé ne donnait pas signe de vie, il gisait blême et inerte dans la position dans laquelle on l’avait placé sur le lit.

Le père Séraphin s’approcha de lui.

Alors, avec cette intelligence et cette douceur que possèdent seuls ces hommes qui, par une abnégation sublime, se sont voués au soulagement de l’humanité, il prodigua au blessé les soins les plus délicats.

Longtemps tous les remèdes qu’il essaya demeurèrent infructueux et ne parurent produire aucun effet sur le fils du squatter.

Le père Séraphin ne se rebuta pas, il redoubla au contraire d’attention.

Don Pablo secoua la tête avec découragement.

Une heure s’écoula ainsi, sans que rien fût changé ostensiblement à l’état du jeune homme.

Le missionnaire avait, les uns après les autres, essayé, pour lui faire reprendre connaissance, tous les moyens en son pouvoir.

Il commençait à craindre que tout ne fût inutile.

L’inconnu s’approcha alors.

— Mon père, dit-il en touchant légèrement le bras du missionnaire, vous avez fait tout ce qu’il était humainement possible, vous n’avez pas réussi.

— Hélas ! non, fit tristement le missionnaire.

— Voulez-vous me laisser essayer à mon tour ?

— Pensez-vous donc être plus heureux que moi ? s’écria le prêtre avec étonnement.

— Je l’espère, répondit doucement l’étranger.

— Cependant, vous le voyez, tout ce que la médecine prescrit en pareil cas, je l’ai tenté.

— C’est vrai, mon père ; mais les Indiens possèdent certains secrets connus d’eux seuls et qui ont une grande puissance.

— On le dit. Mais ces secrets, vous les savez donc ?

— Quelques-uns m’ont été dévoilés ; si vous me le permettez, je vais essayer leur efficacité sur cet homme, qui se trouve, d’après ce que je puis en juger, dans un état désespéré.

— Hélas ! je le crains.

— Nous ne courons donc aucun risque en tentant sur lui le remède suprême que je vais essayer.

— En effet.

— Autorisez-moi donc à agir.

— Faites, monsieur, et puisse Dieu couronner vos efforts !

— De lui seul dépend le succès de cette expérience.

L’inconnu se pencha sur le jeune homme et le considéra un instant avec une fixité extrême, puis il sortit de sa poitrine un flacon de cristal ciselé plein d’une liqueur verte comme l’émeraude.

Avec la pointe de son poignard il entr’ouvrit les mâchoires serrées du blessé et versa dans sa bouche quatre ou cinq gouttes de la liqueur contenue dans le flacon.

Alors il se passa une chose étrange.

Le jeune homme poussa un profond soupir, ouvrit les yeux à plusieurs reprises, et, subitement, comme enlevé par une force surhumaine, il se dressa sur son séant en promenant autour de lui des regards étonnés.

Don Pablo et le missionnaire n’étaient pas loin de croire à un prodige, tant le fait qui se passait devant eux leur semblait extraordinaire.

L’inconnu s’était replacé dans l’ombre.

Tout à coup le jeune homme passa sa main sur son front pâle et murmura d’une voix sourde :

— Ellen, ma sœur ; il est trop tard, je ne puis la sauver ! Vois, vois, ils l’enlèvent ; elle est perdue !…

Et il retomba sur le cadre.

Les trois hommes se précipitèrent vers lui.

— Il dort, s’écria le missionnaire avec étonnement.

— Il est sauvé, répondit l’inconnu.

— Mais, fit don Pablo avec inquiétude, qu’a donc voulu dire cet homme ?

— Ne l’avez-vous pas compris ? répondit l’étranger.

— Non, puisque je cherche à le deviner.

— Eh bien, je vais vous le dire.

— Vous !

— Moi. Écoutez : cet enfant a voulu délivrer votre sœur.

— Comment le savez-vous ?

— Est-ce vrai ?

— C’est vrai ; continuez.

— Il a été frappé devant la maison où elle s’est réfugiée.

— Eh bien !

— Ceux qui l’ont frappé ont voulu se débarrasser de lui, afin de vous la ravir une seconde fois.

— Oh ! c’est impossible !

— Cela est.

— Comment le savez-vous ?

— Je ne le sais pas, je le devine.

— Ah ! s’écria don Pablo avec désespoir, mon père, volons au secours de ma sœur !

Les deux hommes se précipitèrent en courant hors de la maison ; ils avaient le pressentiment d’un malheur.

Lorsque l’inconnu se vit seul avec le blessé, il s’approcha de lui, le roula dans son manteau, le charge sur ses épaules aussi facilement que s’il n’eût été qu’un enfant et sortit à son tour.

Arrivé dans la rue, il ferma avec soin la porte de la maison, s’éloigna à grands pas et disparut bientôt dans les ténèbres.

Au même instant, la voix mélancolique du seren (gardien de nuit) s’éleva dans la nuit ; il disait : Ave, Maria purisima ! Las cuatro han dado ! Viv Mexico ! Todo es quieto !

« Je vous salue, Marie très-pure. Quatre heures sont sonnées ! Vive le Mexique ! Tout est tranquille ! »

Ce cri n’était-il pas une sanglante ironie du hasard, pendant cette nuit terrible ?