Amyot (p. 378-386).
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XIX.

Diplomatie indienne.

Nous retournerons à présent auprès de Valentin et de ses amis.

L’apparition subite du sachem des Coras avait une certaine émotion parmi les chasseurs et les Comanches.

Valentin, revenu le premier de la surprise qu’il avait éprouvée, s’adressa à la Plume-d’Aigle :

— Mon frère est le bienvenu, lui dit-il en lui tendant la main que l’Indien serra chaleureusement ; quelles nouvelles nous apporte le chef ?

— Bonnes, répondit laconiquement le Coras.

— Tant mieux, dit gaiement le chasseur ; depuis quelque temps toutes celles que nous recevons sont tellement mauvaises que celles de mon frère feront diversion.

L’Indien sourit à cette boutade, mais sans répondre.

— Que mon frère parle, reprit Valentin, il n’est entouré que d’amis.

— Je le sais, répondit le chef en saluant gracieusement les assistants. Depuis que j’ai quitté mon frère, près de deux lunes se sont écoulées ; j’ai usé bien des moksens aux épines et aux ronces des déserts ; je suis allé par delà les grands lacs dans les villages de ma nation.

— Bon ; mon frère est un chef, il a sans doute été bien reçu par les sachems des Coras des grands lacs.

— Mookapee est un guerrier renommé parmi les siens, répondit fièrement l’Indien ; sa place est marquée au feu du conseil de sa nation. Les chefs l’ont vu avec joie ; il avait, sur sa route, enlevé sept chevelures aux Gachupines ; elles sèchent maintenant devant la grande case de médecine.

— C’est votre droit d’agir ainsi, chef, je ne puis vous blâmer ; les Espagnols vous ont fait assez de mal pour que vous leur en fassiez à votre tour.

— Mon frère parle bien ; sa peau est blanche, mais son cœur est rouge.

— Hum ! fit Valentin, je suis ami de la justice ; la vengeance est permise contre la trahison. Continuez, chef.

Les compagnons du chasseur s’étaient rapprochés et faisaient cercle autour des deux hommes.

Curumilla s’occupait silencieusement, suivant son habitude, à déshabiller complétement chaque prisonnier espagnol, qu’il attachait ensuite de façon à ce qu’il lui fût impossible de faire un geste.

Valentin, bien que le temps pressât, connaissait trop bien le caractère des Peaux Rouges pour chercher à hâter la confidence de la Plume-d’Aigle. Il se doutait que le chef avait à lui faire des communications importantes, mais que s’il eût essayé de le faire parler il n’en aurait rien tiré ; il se résigna donc à le laisser agir à sa guise.

L’Unicorne, appuyé sur son fusil, prêtait à l’entretien une oreille attentive sans témoigner la moindre impatience.

— Mon frère est demeuré longtemps dans la tribu ? reprit Valentin.

— Deux soleils ; la Plume-d’Aigle avait laissé derrière lui des amis vers lesquels son cœur l’entraînait.

— Merci, chef, du bon souvenir que vous aviez gardé de nous.

L’Indien s’inclina.

— Les chefs se sont réunis en conseil pour entendre les paroles de la Plume-d’Aigle, continua le Coras. Ils ont frémi de colère en apprenant le massacre de leurs enfants ; mais la Plume-d’Aigle avait son projet, deux cents guerriers se sont rangés sous son totem.

— Bon, fit Valentin, mon frère se vengera.

Le chef sourit.

— Oui, dit-il, mes jeunes gens ont mes ordres, ils savent ce que je veux faire

— Fort bien ; ils sont près d’ici alors.

— Non, répondit le chef en secouant la tête négativement, la Plume-d’Aigle ne marche pas avec eux, il se cache sous la peau d’un chien apache.

— Hein ? s’écria Valentin avec étonnement ; que dit donc là mon frère ?

— Mon frère blanc est prompt, fit sentencieusement l’Unicorne, qu’il laisse parler Mookapee. C’est un grand sachem, la sagesse repose en lui.

Valentin secoua la tête.

Hum ! fit-il, répondre à une trahison par une autre, ce n’est pas ainsi qu’agissent les guerriers de ma nation.

— La nation de mon frère est grande et forte comme l’ours gris, dit l’Unicorne, elle n’a pas besoin de marcher dans les sentiers perdus ; les pauvres Indiens sont faibles comme le castor, mais, ainsi que lui, ils sont très-rusés.

— C’est vrai, dit Valentin, la ruse doit vous être permise contre les ennemis implacables qui vous assaillent de toutes parts ; j’ai tort, j’ai tort, continuez chef, dites-nous quelle est la diablerie que vous avez inventée, et si elle est ingénieuse, eh bien, je serai le premier à en convenir.

— Ooah ! mon frère jugera. Le Cèdre-Rouge va entrer dans le désert ; mon frère le sait, sans doute ?

— En effet.

— Mon frère sait-il que le gringo[1] a demandé un guide aux Apaches ?

— Non, je l’ignorais.

— Bon ! Stanapat, le grand chef des Apaches, avait envoyé un guerrier navajoé pour servir de guide au Cèdre-Rouge.

— Eh bien ?

— Le Navajoé a été scalpé par la Plume-d’Aigle.

— Ah ! ah ! ah ! le Cèdre-Rouge ne pourra pas encore partir alors ?

— Si, il partira lorsqu’il voudra.

— Comment cela ?

— Parce que la Plume-d’Aigle remplace le guide.

L’Unicorne sourit.

— Mon frère a beaucoup de sagesse, dit-il.

— Hum ! fit Valentin, d’un ton de mauvaise humeur, c’est possible, mais vous jouez gros jeu, chef. Ce vieux coquin est malin comme dix singes et dix opossums réunis, je vous en avertis, il vous reconnaîtra.

— Non.

— Je vous le souhaite, sans cela vous seriez perdu.

— Bon, que mon frère soit tranquille, la Plume-d’Aigle est un guerrier, il reverra le chasseur blanc dans le désert.

— Je le désire, chef, je le désire, mais j’en doute ; enfin agissez comme il vous plaira. Quand rejoindrez-vous le Cèdre-Rouge ?

— Cette nuit.

— Vous nous quittez ?

— De suite ; la Plume-d’Aigle n’avait rien d’autre à confier à son frère.

Et après s’être incliné avec courtoisie devant les assistants, le chef coras se glissa dans les buissons au milieu desquels il disparut presque instantanément.

Valentin le suivit quelques secondes des yeux.

— Oui, dit-il enfin d’un air pensif, son projet est hardi, tel qu’on pouvait l’attendre d’un si grand guerrier. Que Dieu le protége et le fasse réussir ! Enfin nous verrons ; peut-être tout est-il pour le mieux ainsi.

Il se tourna vers Curumilla :

— Les habits, dit-il.

— Les voilà, répondit laconiquement l’Aucas en désignant du doigt un énorme tas de hardes.

— Que veut faire mon frère pâle de ces vêtements ? demanda l’Unicorne.

— Mon frère verra, dit en souriant Valentin. Chacun de nous, ajouta-t-il, va revêtir un de ces costumes.

Le chef comanche se redressa avec fierté.

— Non, dit-il, l’Unicorne ne quitte pas l’habit de son peuple ; qu’avons-nous besoin de ce déguisement ?

— C’est afin de nous introduire dans le camp des Espagnols sans être découverts.

— Ooah ! à quoi bon ? L’Unicorne appellera à lui ses jeunes gens, et ils lui frayeront un passage à travers les cadavres des Gachupines.

Valentin hocha tristement la tête.

— C’est vrai, dit-il, nous pourrions faire ainsi ; mais pourquoi verser le sang inutilement ? Non. Que mon frère ait confiance en moi.

— Le chasseur fera très-bien, l’Unicorne le sait, il le laisse libre ; mais l’Unicorne est un chef, il ne peut prendre les habits des Faces Pâles.

Le Français n’insista pas, toute prière aurait été inutile ; il se résigna à modifier son plan.

Il fit endosser à chacun de ses compagnons un costume de dragon, en endossa un lui-même et fit rendre à l’alferez les habits qui lui avaient été enlevés.

Lorsque la métamorphose fut aussi complète que possible, il se tourna vers l’Unicorne.

— Le chef restera ici, dit-il ; il gardera les prisonniers.

— Bon ! répondit le Comanche ; l’Unicorne est-il donc une vieille femme bavarde, pour que les guerriers le mettent à l’écart ?

— Mon frère ne me comprend pas : je n’ai pas l’intention de l’insulter, seulement il ne peut s’introduire avec nous dans le camp.

Le chef haussa les épaules avec dédain.

— Les guerriers comanches rampent aussi bien que les serpents, dit-il ; l’Unicorne entrera.

— Que mon frère vienne donc, puisqu’il le veut !

— Bon, mon frère est fâché ! un nuage a passé sur son visage ; il a tort, son ami l’aime.

— Je le sais, chef, je le sais ; je ne suis pas fâché, mais mon cœur est triste de voir un guerrier risquer ainsi de se faire tuer sans nécessité.

— L’Unicorne est un sachem, il doit donner l’exemple à ses jeunes gens sur le sentier de la guerre.

Valentin fit un geste d’assentiment.

— Voilà les chevaux des Faces Pâles, dit Curumilla, mon frère en aura besoin.

— C’est vrai, répondit en souriant le chasseur ; mon frère est un grand chef, il songe à tout.

Chacun se mit en selle ; l’Unicorne seul continua à rester à pied.

Valentin plaça l’alferez auprès de lui.

— Caballero, lui dit-il, vous nous servirez de guide jusqu’à votre camp. Nous n’en voulons pas à la vie de vos compatriotes ; notre intention est seulement de les mettre provisoirement dans l’impossibilité de nous suivre. Pesez bien mes paroles : si vous essayez de nous tromper, je vous brûle la cervelle ; vous êtes averti.

L’officier espagnol s’inclina sans répondre.

Les prisonniers avaient été si consciencieusement attachés par Curumilla qu’il n’y avait nullement à craindre une évasion.

La petite troupe se mit en marche. L’Unicorne disparut dans les halliers.

Arrivés à quelque distance du bivouac, une sentinelle cria : Qui vive !

— Répondez, dit à voix basse Valentin au prisonnier.

L’officier répondit.

Ils passèrent.

La sentinelle, saisie à l’improviste par Curumilla, fut garrottée et bâillonnée en un tour de main.

Toutes les autres sentinelles eurent le même sort.

Les Mexicains se gardent fort mal en campagne, même en face de l’ennemi.

Aussi à plus forte raison, lorsqu’ils croient n’avoir rien à craindre, négligent-ils toutes précautions.

Tout le monde dormait.

Valentin et sa troupe étaient maîtres du camp.

Le régiment de dragons avait été surpris sans coup férir.

Les compagnons de Valentin mirent pied à terre.

Ils savaient de quelle façon ils devaient agir ; ils ne s’écartèrent pas des instructions que le Français leur avait données.

Ils allèrent de piquet en piquet, réunissant les chevaux qu’ils faisaient, au fur et à mesure, sortir du camp.

En moins de vingt minutes, tous les chevaux furent enlevés.

Valentin avait suivi avec anxiété les mouvements de ses compagnons ; lorsqu’ils eurent terminé, il souleva le rideau de la tente où reposait le colonel.

Alors il se trouva en face de l’Unicorne.

Une chevelure sanglante pendait à la ceinture du chef.

Valentin ne put réprimer un geste d’horreur.

— Qu’avez-vous fait, chef ? dit-il d’un ton de reproche.

— L’Unicorne a tué son ennemi, répondit péremptoirement le Comanche. Quand le chef des antilopes est tué, ils se dispersent, ainsi feront les Gachupines.

Valentin s’approcha du colonel.

Le malheureux, horriblement mutilé, le crâne à vif et le cœur traversé par le couteau de l’implacable Indien, gisait étendu, mort, dans une mare de sang au milieu de la tente.

Le chasseur poussa un soupir à cette vue.

— Pauvre diable, dit-il avec un geste de pitié.

Après cette courte oraison funèbre, il lui enleva son sabre et ses épaulettes, sortit de la tente, suivi du chef indien, et rejoignit ses compagnons.

Les chevaux furent emmenés au campement des Comanches, ainsi que la patrouille faite prisonnière.

Puis Valentin et ses compagnons se roulèrent dans leurs couvertures et s’étendirent tranquillement auprès des feux en attendant le jour.

Les dragons n’étaient plus à craindre désormais.

  1. Nom donné aux Américains du Nord ; terme de mépris intraduisible, mais qui signifie à peu près hérétique.