Amyot (p. 362-370).
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XVII.

Nathan.

Nathan ne dormait pas, ainsi que le supposait Ellen, lorsqu’elle exigea de Schaw qu’il se dévouât pour sauver doña Clara.

Le jeune homme avait prêté une oreille attentive à la conversation de son frère et de sa sœur.

Nathan était un homme de trente ans environ, qui, au physique et au moral, ressemblait excessivement à son père ; aussi le vieux squatter avait-il concentré en lui toute l’affection que sa nature inculte et sauvage était susceptible d’éprouver.

Depuis la nuit fatale où le chef des Coras l’avait si rudement châtié pour se venger de l’incendie de son village et du meurtre de ses habitants, le caractère de Nathan s’était encore assombri ; une haine sourde et profonde grondait dans son cœur contre l’espèce humaine entière ; il ne rêvait que l’assassinat ; il avait juré intérieurement de se venger sur tous ceux qui tomberaient entre ses mains du mal que lui avait fait un seul homme ; en un mot, pour nous résumer, Nathan n’aimait rien, il haïssait tout.

Lorsque Schaw eut disparu au milieu des buissons et des halliers, et qu’Ellen, après avoir jeté un dernier coup d’œil autour d’elle pour s’assurer que tout était en ordre, fut entrée dans la cabane qui lui servait d’abri, Nathan se leva avec précaution, mit son rifle sur son épaule et s’élança sur les traces de son frère.

Dans cette circonstance, une autre raison l’excitait encore à contrecarrer les projets d’Ellen et de Schaw : il en voulait doublement à don Miguel, d’abord à cause du coup de poignard que le gentilhomme mexicain avait donné à son père, ensuite parce que don Miguel l’avait obligé à quitter la place et à abandonner la forêt dans laquelle sa famille s’était si audacieusement établie.

Convaincu de l’importance de l’action qu’il allait faire, sachant le prix que le squatter attachait à l’enlèvement de la jeune fille, qui pour lui était un otage excessivement précieux, Nathan ne perdit pas une minute et entra dans Santa-Fé par la ligne la plus directe, franchissant avec la légèreté d’un chat tigre les obstacles qui se trouvaient sur son passage.

Il arriva ainsi en fort peu de temps auprès d’une maison isolée, non loin de laquelle plusieurs hommes causaient vivement entre eux à voix basse.

Nathan s’arrêta et prêta l’oreille ; mais il était trop éloigné, il ne put rien entendre.

Le fils du squatter, élevé dans le désert, en connaissait à fond toutes les ruses ; avec cet œil perçant de l’homme habitué aux courses de nuit dans les prairies, il avait cru reconnaître le costume et les manières d’individus de connaissance, son parti fut pris immédiatement.

Il s’étendit sur le sol, et, suivant l’ombre projetée par la lune, afin de ne pas être aperçu des causeurs qui sans doute avaient l’œil au guet, il s’avança peu à peu, pouce à pouce, rampant comme un serpent, s’arrêtant par intervalles, afin que l’ondulation de l’herbe ne dénonçât pas sa présence, usant enfin de toutes les précautions usitées en pareil cas.

Enfin il atteignit un bouquet d’arbres du Pérou éloigné de quelques pieds seulement de l’endroit où les hommes qu’il voulait surprendre étaient arrêtés. Arrivé là, il se releva, s’allongea contre l’arbre le plus gros et attendit en prêtant l’oreille.

Son attente ne fut pas trompée : bien que quelques mots lui échappassent parfois, il était assez près pour saisir complétement le sens de la conversation.

Cette conversation était des plus intéressantes pour lui, en effet. Un sourire sinistre éclaira son visage, et il serra avec joie le canon de son rifle.

Ceux que Nathan espionnait ainsi, le lecteur le sait, étaient Valentin, Curumilla, l’Unicorne, don Pablo et le père Séraphin.

Au bout d’un instant, le groupe se sépara en deux.

Valentin, Curumilla et l’Unicorne prirent le chemin de la campagne, tandis que don Pablo et le père Séraphin, au contraire, retournaient vers la ville.

Valentin et ses deux amis passèrent presque à toucher le jeune homme, qui instinctivement porta la main à ses pistolets ; ils s’arrêtèrent même un instant en jetant des regards soupçonneux sur le buisson qui recelait leur ennemi, se consultant entre eux à voix basse.

L’Unicorne écarta quelques branches et regarda dans l’intérieur.

Pendant quelques secondes, Nathan éprouva une angoisse indicible : une sueur froide perlait à la racine de ses cheveux, le sang lui affluait au cœur ; en un mot, il avait peur.

Il savait que si ces hommes, ses ennemis mortels, le découvraient, ils seraient sans pitié pour lui et le tueraient comme un chien.

Mais cette appréhension n’eut que la durée d’un éclair ; l’Unicorne laissa retomber nonchalamment le rideau de verdure en disant à ses amis ce seul mot :

— Rien.

Ceux-ci reprirent leur route.

— C’est égal, fit Valentin, je ne sais pourquoi je me figure que quelqu’un est caché là.

— Non, répondit le chef, il n’y a personne.

— Enfin, à la grâce de Dieu ! murmura le chasseur en hochant la tête.

Les trois hommes continuèrent leur chemin.

Dès qu’il fut seul, Nathan respira avec force à deux ou trois reprises, et s’élança à la poursuite de don Pablo et du missionnaire.

Il les eut bientôt atteints.

Ceux-ci ne se croyaient pas suivis ; ils causaient entre eux sans défiance.

Dans l’Amérique espagnole, où les jours sont si chauds et les nuits si fraîches, les habitants, renfermés chez eux tant que le soleil calcine la terre sous l’ardeur de ses chauds rayons, sortent, dès que la nuit est tombée, afin de respirer un peu d’air frais ; les rues, désertes à cause de la chaleur, se peuplent peu à peu, des nattes sont placées devant les portes, on s’étend pour fumer et causer, boire de l’orangeade, pincer de la guitare et chanter ; souvent la nuit tout entière s’écoule dans ces innocentes distractions, et ce n’est qu’à l’aube que chacun rentre chez soi, afin de prendre quelques heures d’un repos rendu bien nécessaire par cette longue insomnie.

C’est donc la nuit surtout qu’il faut visiter les villes américano-espagnoles, si l’on veut bien juger de la nature de ce peuple, composé étrange de contrastes les plus disparates, qui ne vit que pour jouir et n’accepte de l’existence que ses joies les plus effrénées.

Pourtant, la nuit dont nous parlons, la ville de Santa-Fé, si rieuse et si babillarde d’ordinaire, était plongée dans une morne tristesse, les rues étaient désertes, les portes fermées, aucune lueur ne filtrait à travers les rideaux des fenêtres hermétiquement closes, chacun dormait ou semblait dormir.

C’est que Santa-Fé était en ce moment en proie à une inquiétude mortelle causée par la condamnation de don Miguel Zarate, le plus riche propriétaire de la province, l’homme qui était aimé et révéré de la population entière ; l’inquiétude prenait sa source dans l’apparition imprévue du détachement de guerre des Comanches, ces féroces ennemis dont les cruautés sont passées en proverbe sur les frontières mexicaines, et dont l’arrivée ne présageait rien de bon.

Don Pablo et son compagnon marchaient vite comme des gens qui ont hâte d’arriver dans un endroit où ils se savent attendus, échangeant entre eux de rares paroles, mais dont le sens, saisi immédiatement par l’homme qui les suivait, l’engageait encore davantage à ne pas les perdre de vue.

Ils parcoururent ainsi la plus grande partie de la ville, ayant toujours sur les talons le fils aîné du squatter.

Arrivés devant une maison de belle apparence, située calle de la Merced, à l’esquina de la plaza Mayor, ils s’arrêtèrent.

Ils étaient arrivés.

— C’est ici, dit le missionnaire.

— Entrons, répondit don Pablo.

Une lumière brillait faiblement à une fenêtre du rez-de-chaussée.

Par un mouvement instinctif, au moment de pénétrer dans la maison, les deux hommes se retournèrent.

Nathan se jeta vivement dans l’enfoncement d’une porte.

Ils ne l’aperçurent pas.

Le père Séraphin frappa un coup discret.

La porte s’ouvrit aussitôt.

Ils entrèrent.

La porte se referma derrière eux.

Nathan se plaça au milieu de la rue, l’œil ardemment fixé sur la fenêtre qui seule de toute la maison était encore éclairée, tandis que les autres étaient plongées dans une obscurité complète.

Bientôt des ombres coururent derrière les rideaux.

— Bien, murmura le jeune homme, je ne m’étais pas trompé ; mais comment prévenir le vieux que la colombe est au nid ?

Tout à coup une lourde main s’appuya sur son épaule.

Nathan se retourna en portant la main à son poignard.

Un homme était devant lui, sombre, silencieux, enveloppé dans les plis épais d’un long manteau.

L’Américain tressaillit.

— Passez votre chemin, dit-il d’une voix menaçante.

— Que faites-vous ici ? demanda l’inconnu.

— Que vous importe ? la rue est libre.

— Non.

Ce mot fut prononcé d’un ton sec et cassant.

Nathan chercha en vain à reconnaître l’homme auquel il avait affaire.

— Cédez-moi la place, dit-il, ou bien il y aura du sang de répandu entre nous.

Pour toute réponse, l’homme au manteau prit un pistolet de la main droite, un poignard de la main gauche.

— Ah ! fit Nathan d’un ton de sarcasme, nous allons en découdre.

— Pour la dernière fois, retirez-vous !

— Allons donc, vous êtes fou, señor caballero ; la rue est à tout le monde, vous dis-je ; cette place me convient et j’y resterai.

— Je veux rester seul ici.

— Vous me tuerez donc alors ?

— S’il le faut, oui, sans hésiter.

Les deux interlocuteurs avaient échangé ces quelques mots à voix basse et rapide, en moins de temps que nous n’en avons mis à les écrire ; les deux hommes étaient à un pied de distance l’un de l’autre, l’œil étincelant, prêts à se précipiter en avant.

Nathan repassa son pistolet dans sa ceinture.

— Pas de bruit, dit-il, le couteau suffira ; d’ailleurs nous sommes dans un pays où cette arme est la seule usitée.

— Soit, répondit l’inconnu ; ainsi vous ne voulez pas me céder la place ?

— Vous vous moqueriez de moi si je le faisais, répondit l’Américain en ricanant.

— Alors que votre sang retombe sur votre tête !

— Ou sur la vôtre.

Les deux adversaires firent chacun un pas en arrière et se trouvèrent en garde, le couteau à la main, le manteau roulé autour du bras gauche.

La lune, voilée par les nuages, ne répandait aucune lumière. L’obscurité était complète ; minuit sonna à la cathédrale ; les voix des serenos chantant l’heure se fit entendre dans le lointain, annonçant que tout était tranquille.

Il y eut une minute d’arrêt employée par les deux adversaires à se surveiller attentivement.

Tout à coup Nathan poussa un cri sourd, se lança sur son ennemi en brandissant son couteau et en lui portant son manteau au visage, afin de le dérouter.

L’inconnu para le coup qui lui était adressé et riposta par un autre qui fut paré aussi promptement.

Les deux hommes se prirent corps à corps.

Pendant quelques minutes, ils luttèrent ainsi pour se renverser sans prononcer une parole.

Enfin l’inconnu roula sur le sol en poussant un soupir ; le poignard de Nathan s’était enfoncé dans sa poitrine.

L’Américain se redressa avec un cri de triomphe.

Son ennemi était immobile.

— L’aurais-je donc tué ? murmura Nathan.

Il replaça son poignard dans sa botte vaquera et se pencha sur le corps du blessé.

Mais soudain il se releva avec un cri de terreur ; il avait reconnu Schaw, son frère.

— Que faire à présent ? dit-il. Bah ! ajouta-t-il avec insouciance, tant pis pour lui ; pourquoi s’est-il jeté sur mon passage ?

Et, laissant là le corps du jeune homme qui ne donnait pas signe de vie :

— À la grâce de Dieu, ajouta-t-il, je ne devais ni ne pouvais hésiter.

Schaw gisait au milieu de la rue, les joues pâles et tirées.

Il semblait mort.