Amyot (p. 354-362).
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XVI.

Discussion amicale.

Après s’être séparé de son ennemi, car l’homme mystérieux avec lequel il avait eu un si orageux entretien ne pouvait être autre chose pour lui, le Cèdre-Rouge s’était mis en route pour joindre le régiment de dragons qui marchait sur la ville et hâter son arrivée, suivant l’ordre qu’il avait reçu.

Malgré lui, le squatter était, fait extraordinaire pour un tel homme, en proie à une inquiétude extrême ; malgré lui, il repassait dans sa pensée les divers incidents de sa conversation avec le personnage qui s’entourait de tant de précautions pour communiquer avec lui.

Les menaces qui lui avaient été faites lui revenaient à l’esprit. Il paraît que ce bandit qui ne redoutait rien au monde avait cependant de bonnes raisons de trembler en face de cet individu qui, pendant une heure, l’avait tenu haletant sous son regard, foudroyé par son ironie.

Quelle était cette raison assez puissante pour causer un bouleversement aussi grand chez cet être indomptable ?

Nul n’aurait pu le dire, sans doute, car le squatter était maître de son secret, et aurait tué sans pitié tout individu qu’il eût pu soupçonner d’en avoir dérobé une parcelle.

Cette raison, quelle qu’elle fût, était en effet bien forte, car, après quelques minutes d’une profonde réflexion, sa main cessa machinalement de peser sur les rênes, sa tête tomba sur sa poitrine ; le cheval, ne se sentant plus guidé, s’arrêta et se mit à happer les jeunes pousses des arbres.

Le squatter ne s’aperçut pas de cette halte.

Il pensait ; le front pâle, les sourcils froncés, de sourdes exclamations s’échappaient par intervalles de sa poitrine comme des grondements de bête fauve.

Enfin il releva la tête.

— Non ! s’écria-t-il en lançant vers le ciel étoilé un regard de colère ; toute lutte est impossible avec ce démon ; il faut fuir, fuir au plus vite, là-bas, dans les prairies du Far-West. Je braverai cet ennemi implacable ; oui, je fuirai, mais comme le bon, en emportant ma proie dans mes griffes ! Je n’ai pas un instant à perdre… Que m’importent, à moi, les Espagnols et leurs mesquines querelles !… Le général Ventura cherchera un autre émissaire, un soin plus important me réclame… C’est au rancho del Coyote que je dois aller. Là seulement je trouverai ma vengeance… Au rancho !… by God !… Fray Ambrosio et sa prisonnière peuvent seuls me fournir les armes qui me manquent pour la lutte terrible que je suis contraint de soutenir contre ce démon vomi par l’enfer, et que je contraindrai à y rentrer.

Après avoir, suivant la coutume des hommes habitués à vivre seuls, prononcé ces paroles à demi-voix, le Cèdre-Rouge sembla reprendre toute son énergie et son audace.

Il jeta autour de lui un regard haineux, et, enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval, il partit avec la rapidité d’une flèche dans la direction du rancho qu’il avait quitté quelques heures auparavant, et dans lequel ses deux complices se trouvaient toujours.

Le moine et le gambusino, heureux du dénoûment imprévu de la scène que nous avons rapportée plus haut, heureux surtout d’être débarrassés de doña Clara sans avoir eu besoin de tremper directement dans son évasion, avaient tranquillement repris leur partie de monté et jouaient avec ce contentement intérieur que donne la certitude de n’avoir rien à se reprocher, se disputant avec acharnement les quelques réaux qu’ils possédaient encore et qu’à grand’peine ils découvraient au fond de leurs poches.

Tout à coup, au milieu d’un coup des plus intéressants, ils entendirent le galop furieux d’un cheval qui faisait résonner les cailloux sous son pas rapide.

Instinctivement les deux hommes prêtèrent l’oreille.

Un pressentiment secret sembla les avertir que ce cheval se dirigeait vers le rancho et que c’était à eux qu’en voulait l’homme qui le montait.

En effet, ni Fray Ambrosio, ni Andrès Garote n’avaient la conscience tranquille, en supposant, ce qui était plus que douteux, que ces dignes compagnons possédassent une conscience, car, vis-à-vis du Cèdre-Rouge, ils se reconnaissaient responsables de doña Clara. Maintenant que la jeune fille s’était envolée comme un oiseau captif qui s’échappe de sa cage en en brisant les barreaux, leur position vis-à-vis de leur redoutable associé leur apparaissait dans toute sa désespérante gravité ; ils ne se dissimulaient pas que le squatter leur demanderait un compte sévère de leur conduite, et, malgré leur astuce et leur fourberie, ils ne savaient pas comment ils s’en tireraient. Le galop saccadé de ce cheval qui s’approchait augmentait leur perplexité ; ils n’osaient se communiquer l’inquiétude qui les dévorait, mais ils restaient la tête penchée en avant, l’oreille tendue, prévoyant que bientôt il leur faudrait soutenir un assaut des plus rudes.

Le cheval s’était arrêté court devant le rancho. Un homme mit pied à terre, et la porte fut ébranlée par de formidables coups de poing.

— Hum ! murmura le gambusino en éteignant d’un geste l’unique chandelle qui éclairait tant bien que mal le rancho, qui diable peut venir à cette heure avancée de la nuit ? Si je n’ouvrais pas !

Chose étrange, Fray Ambrosio avait en apparence repris toute sa sécurité ; le visage souriant, le front calme, le dos appuyé au mur et les bras croisés nonchalamment, il semblait complétement étranger à ce qui tourmentait si fort son compagnon.

À l’interpellation de Garote, un sourire ironique plissa pour une seconde ses lèvres pâles, et il répondit avec la plus parfaite indifférence :

— Vous êtes libre d’agir comme bon vous semblera, compadre ; pourtant je crois devoir vous avertir d’une chose.

— De laquelle ?

— C’est que si vous n’ouvrez pas votre porte, l’homme, quel qu’il soit, qui frappe en ce moment, est fort capable de la défoncer, ce qui serait désastreux pour vous.

— Vous en parlez bien à votre aise, señor padre, répondit le gambusino avec mauvaise humeur ; et si c’est le Cèdre-Rouge ?

— Raison de plus pour lui ouvrir ; si vous hésitez, il aura des soupçons sur vous, et alors, prenez-y garde, il est homme à vous tuer comme un chien.

— C’est possible ; mais vous, croyez-vous donc que vous vous en tirerez les mains nettes ?

Fray Ambrosio le regarda, haussa les épaules, mais ne répondit pas.

— Ouvrirez-vous, demonios ! cria une voix rauque.

— Cèdre-Rouge ! firent les deux hommes.

— On y va ! répondit Andrès d’une voix que la peur faisait trembler.

Il se leva à contre-cœur et se dirigea à pas lents vers la porte, à laquelle le squatter donnait des secousses capables de l’enlever de ses gonds.

— Un peu de patience, caballero, dit le gambusino de ce ton patelin particulier aux Mexicains lorsqu’ils ruminent quelque fourberie ; j’arrive, j’arrive.

Et il se mit en devoir d’ouvrir la porte.

— Dépêchez-vous, by God ! hurla le squatter, le temps presse.

— Hum ! c’est bien lui ! pensa à part lui le gambusino. Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Comment, qui je suis ! s’écria le Cèdre-Rouge en bondissant de colère ; ne m’avez-vous pas reconnu, mille tonnerres ! ou bien voulez-vous vous moquer de moi ?

— Je ne veux me moquer de personne, répondit imperturbablement Andrès ; mais je vous avertis que bien que je croie vous reconnaître, si vous ne me dites pas votre nom je ne vous ouvrirai pas : la nuit est trop avancée pour que je risque ainsi d’introduire dans mon domicile une personne suspecte.

— Je vais jeter la porte en bas !

— Essayez, s’écria résolument le gambusino, et, par notre Dame del Pilar, je vous envoie une balle dans la tête.

À cette menace, le squatter se rua sur la porte avec une furie indicible, dans l’intention évidente de la renverser ; mais, contre ses prévisions, bien qu’elle gémît et craquât dans ses membrures, cependant elle résista.

Andrès Garote avait fait à part lui un raisonnement qui ne manquait pas d’une certaine logique et prouvait une profonde connaissance du cœur humain ; il s’était dit que puisqu’il devait affronter la colère du Cèdre-Rouge, mieux valait, en la détournant, lui faire atteindre de suite son paroxysme, afin de n’avoir à supporter que la période décroissante, puisque, dans l’organisation de l’homme, tout sentiment arrivé à son apogée tend fatalement à descendre.

Il sourit des efforts infructueux de l’Américain et lui répéta sa phrase :

— Eh bien, s’écria celui-ci avec rage, je suis le Cèdre-Rouge ! me reconnaissez-vous maintenant, Gachupine du diable ?

— Parfaitement, parfaitement ! je vois que je puis sans danger ouvrir à votre seigneurie.

Et le gambusino ouvrit vivement la porte.

Le Cèdre-Rouge se précipita dans la salle avec un hurlement de colère.

Mais Andrès avait éteint la lumière.

Le squatter s’arrêta, surpris par l’obscurité qui l’empêchait de rien distinguer dans la salle.

— Hé ! fit-il en restant sur le seuil de la porte, que sont ces ténèbres ? on n’y voit goutte.

— Caspita ! répondit effrontément Andrès, croyez-vous que passé minuit je m’amuse à regarder la lune ? Je dormais, compadre, quand vous êtes si mal à propos venu me réveiller en sursaut avec votre tapage damné.

— C’est possible, reprit le squatter ; mais ce n’était pas une raison pour me laisser aussi longtemps faire le pied de grue à votre porte.

— La prudence est la mère de la sûreté. Nous ne devons pas laisser ainsi pénétrer le premier venu dans le rancho.

— Parfaitement, je vous approuve en cela ; cependant vous aviez reconnu ma voix.

— C’est juste ; cependant je pouvais me tromper : on se reconnaît difficilement au travers de l’épaisseur d’une porte ; voilà pourquoi j’ai voulu que vous me disiez votre nom.

— Enfin, dit le Cèdre-Rouge, comme s’il eût cédé de guerre lasse à des arguments qui ne le convainquaient pas, mais qu’il renonçait à combattre plus longtemps, et Fray Ambrosio, où est-il ?

— Ici, je présume.

— Il n’a pas quitté le rancho ?

— Non ; à moins qu’il n’ait profité de votre arrivée pour partir.

— Pourquoi l’aurait-il fait ?

— Je ne sais pas ; vous m’interrogez, je vous réponds.

— Pourquoi ne parle-t-il pas, s’il est ici ?

— Il dort peut-être.

— Après le vacarme que j’ai fait, c’est bien improbable.

— Dame, probablement il a le sommeil dur.

— Hum ! fit le squatter avec défiance ; allumez vela (chandelle).

Andrès Garote battit le briquet. Bientôt une chandelle fut allumée.

Cèdre-Rouge jeta un regard circulaire dans la

Fray Ambrosio avait disparu.

— Où est le moine demanda l’Américain ?

— Je ne sais pas ; parti probablement.

Le squatter secoua la tête.

— Ceci n’est pas clair, murmura-t-il ; il y a de la trahison là-dessous.

— C’est possible, répondit tranquillement le gambusino.

Le Cèdre-Rouge fixa sur Andrès des yeux étincelants de colère, et le saisit brusquement à la gorge.

— Réponds, misérable, s’écria-t-il, qu’est devenue doña Clara ?

Le gambusino se débattit, mais en vain, pour échapper à l’étreinte du squatter, dont les doigts lui entraient dans les chairs et le serraient comme un étau.

— Lâchez-moi, dit-il d’une voix étouffée, vous m’étranglez !

— Où est doña Clara ?

— Je ne sais pas.

Le squatter serra plus fort.

— Tu ne sais pas ! fit-il.

— Aïe ! s’écria Andrès ; je vous dis que je ne sais pas.

— Malédiction ! s’écria le Cèdre-Rouge ; je te tuerai, picaro, si tu t’obstines à ne pas me répondre.

— Laissez cet homme, moi je vous dirai tout ce que vous désirez savoir, dit d’une voix ferme un chasseur qui apparut subitement à l’entrée du rancho.

Les deux hommes se retournèrent avec étonnement.

— Nathan ! s’écria le Cèdre-Rouge en reconnaissant son fils aîné ; que venez-vous chercher ici ?

— Je vais vous le dire, mon père, répondit le jeune homme en entrant dans la salle.