Amyot (p. 339-347).
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XIV.

Le Mystère.

En quittant le rancho del Coyote, le Cèdre-Rouge avait enfoncé ses éperons dans le ventre de son cheval, et s’était élancé au galop dans la direction du sud-ouest.

Dès qu’il fut hors de la ville, il appuya sur la droite, prit un sentier étroit qui tournait autour des murailles, ralentit l’allure de son cheval et n’avança qu’avec les plus grandes précautions, en jetant à droite et à gauche des regards soupçonneux.

Il marcha ainsi pendant trois quarts d’heure environ et arriva auprès d’une maison à l’une des fenêtres de laquelle brûlaient trois velas de cebo.

Ces lumières ainsi disposées étaient évidemment un signal pour le squatter, car aussitôt qu’il fut au pied de cette maison il s’arrêta et descendit de cheval, attacha sa monture à un mélèze et, s’effaçant prudemment derrière un buisson, il imita à trois reprises différentes le houhoulement du hibou avec une rare perfection.

Les lumières qui brûlaient à la fenêtre dont nous avons parlé s’éteignirent comme par enchantement.

La nuit était sombre, quelques étoiles plaquaient seules la voûte céleste ; un silence de plomb pesait sur la campagne qui paraissait entièrement solitaire.

En ce moment, une voix s’éleva dans la maison que le Cèdre-Rouge surveillait avec tant de soin.

Le squatter écouta :

La personne qui parlait se pencha une seconde à la fenêtre, jeta autour d’elle un regard inquiet, et disparut aussitôt en murmurant assez haut pour que l’Américain l’entendît :

— Tout est tranquille aux environs.

— Cependant, dit le squatter sans se montrer, les Coyotes rôdent en plaine.

— Venez-vous, ou allez-vous ? reprit l’homme de la fenêtre.

— Je vais et je viens, répondit le Cèdre-Rouge, toujours caché derrière son buisson.

— Vous pouvez approcher, vous êtes attendu.

— Je le sais, aussi me voilà.

En faisant cette réponse, le squatter quitta brusquement son abri et se plaça devant la porte, les bras croisés sur la poitrine, en homme qui n’a rien à redouter.

La porte s’ouvrit avec précaution ; par l’entre-bâillement sortit un individu embossé avec soin dans les plis d’un ample manteau qui ne laissaient voir que ses yeux qui brillaient dans l’ombre comme ceux d’un chacal.

Ce personnage marcha droit au squatter :

— Eh bien ? demanda-t-il à demi-voix, avez-vous réfléchi ?

— Oui.

— Et quel est le résultat de vos réflexions ?

— Je refuse.

— Toujours ?

— Plus que jamais.

— Prenez garde !

— Peu m’importe, don Melchior ! je ne vous crains pas.

— Point de noms propres, s’écria l’inconnu avec impatience.

— Nous sommes seuls.

— On n’est jamais seul dans le désert.

— C’est vrai, murmura le Cèdre-Rouge ; revenons à notre affaire.

— Elle est simple : donnant, donnant.

— Hum ! vous allez vite en besogne ! malheureusement il n’en peut être ainsi.

— Pourquoi ?

— Eh mais, parce que je me fatigue de toujours prendre dans mes filets du gibier dont d’autres profitent, et que, dans mon intérêt, je dois garder devers moi des garanties.

— Vous appelez cette jeune fille une garantie ?

By God ! qu’en voulez-vous donc faire vous-même ?

— Ne me comparez pas à vous, misérable !

— Où est la différence entre nous ? Je suis un misérable, c’est vrai ; mais, vive Dieu ! vous en êtes un autre, mon maître, si puissant que vous soyez !

— Écoutez, caballero, répondit l’inconnu d’une voix incisive, je ne perdrai pas davantage mon temps à discuter avec vous : je veux cette enfant et je l’aurai, quoi que vous fassiez pour m’en empêcher.

— Bon ! C’est la guerre que vous me déclarez alors ? fit le squatter avec une certaine inquiétude, qu’il chercha vainement à dissimuler.

L’inconnu haussa les épaules.

— Nous nous connaissons de trop longue date pour que nous ne soyons pas édifiés réciproquement sur le compte l’un de l’autre ; nous ne pouvons être qu’amis ou ennemis. N’est-ce pas votre opinion ?

— Oui.

— Eh bien, livrez-moi doña Clara, et je vous remettrai, moi, les papiers que…

— Assez, interrompit brusquement le squatter ; ces papiers, les avez-vous sur vous ?

L’inconnu se mit à rire.

— Vous me croyez donc bien niais ? dit-il.

— Je ne vous comprends pas.

— Je ne vous fais pas l’injure de vous croire. Non, je n’ai pas ces papiers sur moi ; je ne suis pas assez sot pour risquer ainsi de me faire assassiner par vous.

— Que me rapporterait votre mort ?

— Dame, quand ce ne serait que ma chevelure, vous seriez toujours sûr de toucher au moins cinquante dollars.

À cette lugubre plaisanterie le squatter se mit à rire.

— Je n’y avais pas songé, fit-il gaiement.

— Écoutez-moi, Cèdre-Rouge, et gravez bien mes paroles dans votre cervelle.

— Parlez.

— Dans un mois d’ici, heure pour heure, jour pour jour, en quelque lieu que vous vous trouviez, je me présenterai à vous.

— Pour quoi faire ? dit en goguenardant le squatter.

— Pour vous renouveler ma demande au sujet de votre prisonnière.

— Alors, comme aujourd’hui, je vous répondrai non, mon maître.

— Peut-être ; qui vivra verra. Maintenant, adieu, et que le diable, votre patron, vous conserve en bonne santé jusqu’à notre prochaine rencontre ; vous savez que je vous tiens, tenez-vous pour averti.

— Bon ! bon ! les menaces ne me font pas peur. Demonios ! depuis que je cours le désert, je me suis trouvé en face d’ennemis tout aussi redoutables que vous, et je suis parvenu à m’en débarrasser.

— C’est possible, Cèdre-Rouge ; mais, croyez-moi, méditez avec soin mes paroles.

— Je vous répète que vos menaces ne me font pas peur.

— Je ne vous menace pas, je vous avertis.

— Hum ! eh bien, écoutez à votre tour : dans le désert, tout homme armé d’un bon rifle n’a rien à redouter de qui que ce soit.

— Après ? interrompit l’inconnu d’une voix railleuse.

— Eh bien, mon rifle est excellent, j’ai le coup d’œil sûr, je ne vous en dis pas davantage.

— Allons donc, vous êtes fou ! Je vous défie de me tuer !…

— Mais, enfin, quel intérêt si grand avez-vous à tenir cette femme en votre pouvoir ?

— Que vous importe ? Je n’ai pas de comptes à vous rendre ; qu’il vous suffise de savoir que je veux.

— Vous ne l’aurez pas.

— Nous verrons ; adieu, Cèdre-Rouge !

— Adieu, don Melchior, ou quel que soit le nom qu’il vous plaise de porter.

L’inconnu ne répondit pas, il détourna la tête avec un geste de dédain et siffla.

Un peon sortit de la maison en tenant un cheval en bride.

D’un bond l’inconnu se mit en selle, puis il ordonna au domestique de se retirer.

— Adieu, compadre ; souvenez-vous de notre rendez-vous.

Et, lâchant les rênes de sa monture, l’inconnu s’éloigna au galop, sans daigner tourner la tête.

Le Cèdre-Rouge le suivit des yeux avec une expression de rage indicible.

— Oh ! murmura-t-il à voix basse, démon ! ne pourrai-je donc pas me délivrer de toi !

Et, par un mouvement rapide comme la pensée, il épaula son rifle et coucha en joue l’homme qui s’éloignait.

Tout à coup celui-ci fit faire une volte à son cheval, et, se plaçant bien en face du Cèdre-Rouge :

— Surtout ne me manquez pas, compère, cria-t-il en partant d’un éclat de rire qui fit perler une sueur froide aux tempes du bandit.

Celui-ci laissa tomber la crosse de son rifle à terre en disant d’une voix sourde :

— Il a raison, je suis fou ! Oh ! si j’avais les papiers !

L’inconnu attendit une minute calme et immobile ; puis il repartit et ne tarda pas à disparaître dans les ténèbres.

Le Cèdre-Rouge resta le corps penché en avant, l’oreille au guet, tant que le pas du cheval de l’inconnu se fit entendre ; alors il se dirigea vers son cheval, lui remit la bride et sauta en selle.

— Allons prévenir les dragons, dit-il, et il piqua des deux.

À peine le squatter s’était-il éloigné que de deux côtés opposés les buissons s’écartèrent, et plusieurs hommes parurent.

Ces hommes étaient Valentin, Curumilla et don Pablo d’une part ; l’Unicorne et la Plume-d’Aigle de l’autre.

Valentin et ses amis furent étonnés de rencontrer là le chef comanche, qu’ils croyaient retourné à son camp.

Le sachem leur expliqua en peu de mots comment, après les avoir quittés, il s’était en effet dirigé vers son camp, mais qu’au moment où il allait traverser le lieu où il se trouvait en ce moment, il avait entendu la voix du Cèdre-Rouge et s’était blotti derrière les buissons, dans le but d’entendre ce que le squatter disait à son étrange interlocuteur.

Valentin avait fait de même.

Malheureusement les quatre hommes avaient été fort désappointés, car la conversation du squatter était restée pour eux une énigme dont ils cherchaient vainement le mot.

— C’est singulier, fit Valentin en se passant à plusieurs reprises la main sur le front, je ne sais où j’ai vu cet homme qui causait ici avec le Cèdre-Rouge, mais j’ai un vague souvenir de l’avoir déjà rencontré ; où et dans quelles circonstances, voilà ce que je cherche à me rappeler sans y parvenir.

— Que ferons-nous ? demanda don Pablo.

— Parbleu, ce dont nous sommes convenus ; et, se tournant vers le chef : Bonne chance, frère, lui dit-il, je crois que nous sauverons notre ami.

— J’en suis sûr, répondit laconiquement l’Indien.

— Dieu vous entende, frère ! reprit Valentin ; agissez ! Pendant que de votre côté vous surveillerez les abords de la ville de crainte de trahison, nous trois nous allons nous embusquer sur le passage des gambusinos, afin de connaître positivement la direction qu’ils veulent prendre. À demain, chef !

— Arrêtez ! s’écria une voix haletante, et un homme parut subitement au milieu d’eux.

— Le père Séraphin ! s’écria Valentin avec étonnement ; quel hasard vous amène de ce côté ?

— Je suis à votre recherche.

— Que me voulez-vous ?

— Vous donner une bonne nouvelle.

— Parlez, parlez vite, mon père. Don Miguel serait-il sorti de prison ?

— Hélas ! non, pas encore ; mais sa fille est libre.

— Doña Clara est libre ! s’écria Valentin avec joie ; Dieu soit béni ! Où est-elle ?

— Elle est en sûreté provisoirement, soyez sans crainte ; mais laissez-moi vous donner un avertissement qui peut-être vous sera utile.

— Parlez ! parlez !

— Par ordre du gouverneur, le Cèdre-Rouge est allé au-devant d’un régiment de dragons qui arrive pour renforcer la garnison de Santa-Fé.

— Caramba ! s’écria Valentin ; êtes-vous sûr de ce que vous m’annoncez là, mon père ?

— J’en suis sûr ; devant moi, les hommes auxquels j’ai enlevé doña Clara en ont parlé.

— Tout est perdu, si ces soldats arrivent.

— Oui, reprit le missionnaire ; mais comment les arrêter ?

Curumilla toucha légèrement le bras du chasseur.

— Que voulez-vous, chef ? lui demanda Valentin.

— Les Comanches sont des guerriers ! répondit laconiquement Curumilla.

— Ah ! s’écria Valentin en se frappant le front avec joie, c’est juste, chef ; vous nous sauvez.

Curumilla sourit de plaisir.

— Pendant que vous vous mettrez à la poursuite des soldats, fit don Pablo, comme je ne puis vous servir à rien, je vais accompagner le père Séraphin auprès de ma pauvre sœur, que je n’ai pas vue depuis si longtemps et que j’ai hâte d’embrasser.

— C’est cela, fit Valentin. Allez ! au point du jour vous amènerez doña Clara au camp, afin que je puisse moi-même la mettre dans les bras de son père.

— C’est convenu.

Valentin, Curumilla et l’Unicorne s’élancèrent dans la campagne, tandis que le père Séraphin et don Pablo rentraient dans la ville.

Les deux hommes, pressés de se rendre auprès de la jeune fille, ne remarquèrent pas qu’ils étaient suivis de près par un individu qui surveillait leurs mouvements avec soin, tout en prenant bien garde de ne pas être aperçu d’eux.

Cet individu était Nathan, le fils aîné du Cèdre-Rouge.

Comment cet homme se trouvait-il là ?