Amyot (p. 331-339).
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XIII.

Discussion orageuse.

Schaw n’était pas timide, nous l’avons dit ; l’excès contraire aurait pu lui être plutôt reproché ; il n’était pas homme, une fois une résolution prise, à dans sa route pour quelque raison que ce fût.

Son hésitation ne fut pas longue.

Il se leva tout à coup et, frappant avec force la crosse de son rifle à terre, il regarda les deux hommes bien en face en leur disant d’une voix ferme :

— Soyons francs, ma présence ici à cette heure avancée vous étonne, n’est-ce pas ? et vous vous demandez pourquoi j’y suis et quelle cause m’amène.

— Monsieur !… fit le moine avec une certaine hésitation que le ton du jeune homme rendait fort naturelle.

— Permettez, s’écria Schaw en l’interrompant ; cette cause que vous chercheriez vainement sans la trouver jamais, je vais vous la dire, moi : Je viens ici pour délivrer doña Clara.

— Il serait possible ! s’écrièrent les deux hommes avec stupéfaction.

— C’est ainsi. Que cela vous plaise ou non, peu m’importe ; je suis homme à vous tenir tête à tous deux, sachez-le, et nul ne pourra m’empêcher de rendre, ainsi que je l’ai résolu, cette jeune fille à son père.

— Comment, il serait possible ! dit Fray Ambrosio.

— Oui, reprit-il vivement. Ainsi, croyez-moi, n’essayez pas une résistance inutile, car je suis résolu à vous passer, s’il le faut, sur le corps pour réussir.

— Mais nous ne voulons nullement…

— Prenez garde ! interrompit-il d’une voix pleine de menace en fronçant les sourcils, je ne sortirai d’ici qu’en compagnie de celle que je prétends sauver.

— Monsieur, dit le moine d’un ton d’autorité qui pour un instant en imposa au jeune sauvage, deux mots d’explication.

— Faites vite, répondit-il, car je vous avertis que ma patience est à bout.

— Je ne prétends pas vous obliger à m’écouter longtemps. Vous venez, dites-vous, ici, dans l’intention de délivrer doña Clara ?

— Oui, répondit-il avec impatience, et si vous voulez vous y opposer…

— Permettez, interrompit le moine, une telle détermination de votre part a tout lieu de nous surprendre.

— Pourquoi donc ? fit le jeune homme en relevant la tête avec orgueil.

— Parce que, répondit tranquillement Fray Ambrosio, vous êtes le fils du Cèdre-Rouge, et qu’il est au moins étrange que…

— Trêve de discours ! s’écrie Schaw avec violence. Voulez-vous, oui ou non, me livrer celle que je viens chercher ?

— Je tiens d’abord à savoir ce que vous prétendez en faire.

— Que vous importe ?

— Plus que vous ne croyez. Depuis que cette jeune fille est prisonnière, je me suis fait, non pas son gardien, l’habit que je porte me le défendait, mais son défenseur ; en cette qualité, j’ai le droit de savoir pour quelle raison vous, le fils de l’homme qui l’a violemment arrachée a sa famille, vous venez si audacieusement réclamer qu’on vous la livre, et quel est votre but en agissant ainsi.

Le jeune homme avait écouté ces paroles avec une impatience qui se faisait à chaque instant plus visible ; on voyait qu’il faisait sur lui-même des efforts surhumains pour se contenir et ne pas éclater. Lorsque le moine se tut, il le regarda un instant avec une expression étrange, s’approcha de lui presque à le toucher, tira une paire de pistolets de sa ceinture, et les dirigeant sur le moine :

— Rendez-moi doña Clara, dit-il d’une voix basse et menaçante.

Fray Ambrosio avait suivi d’un œil attentif tous les mouvements de l’Américain, et lorsque celui-ci lui avait appuyé la gueule de ses pistolets sur la poitrine, d’un geste rapide comme l’éclair, le moine avait sorti aussi deux pistolets de sa ceinture et les avait appuyés sur la poitrine de son adversaire.

Il y eut un instant d’attente suprême, d’angoisse indescriptible ; les deux hommes étaient immobiles, visage contre visage, la respiration haletante, le regard brillant, le doigt sur la détente, pâles et le front mouillé d’une sueur froide.

Andrès Garote, les lèvres plissées par un sourire sardonique, les bras croisés, nonchalamment appuyé contre une table, considérait cette scène qui paraissait avoir pour lui l’attrait d’un spectacle.

Tout à coup la porte du rancho, qu’après l’arrivée du squatter on avait oublié de fermer, s’ouvrit avec fracas et un homme parut.

Cet homme était le père Séraphin.

D’un coup d’œil il jugea la position et se jeta résolument entre les deux ennemis en les écartant brusquement du geste, mais sans prononcer une parole.

Les deux hommes reculèrent en baissant leurs armes, mais en continuant à se menacer du regard.

— Eh quoi ! dit le missionnaire d’une voix profonde, suis-je donc arrivé à temps pour empêcher un double meurtre, messieurs ? Au nom de Dieu, cachez ces armes homicides ! ne restez pas en face l’un de l’autre comme deux bêtes féroces sur le point de s’entre-déchirer !

— Retirez-vous, père, vous n’avez rien à faire ici ! laissez-moi traiter cet homme comme il le mérite ! répondit le squatter en jetant sur le missionnaire un regard farouche ; sa vie m’appartient…

— Jeune homme ! répondit le prêtre, la vie d’un homme n’appartient qu’à Dieu, qui seul a le droit de la lui ôter ; abaissez vos armes ! Et se tournant vers Fray Ambrosio, il lui dit d’une voix incisive : Et vous, qui déshonorez la robe que vous portez, jetez ces pistolets qui souillent vos mains ! un ministre des autels ne doit pas se servir d’autres armes que de l’Évangile…

Le moine s’inclina et fit disparaître ses pistolets en disant d’une voix douce et onctueuse :

— Mon père, j’ai dû défendre ma vie que ce fou attaquait. Dieu m’est témoin que je réprouve ces moyens violents, trop souvent en usage dans ce malheureux pays… Mais cet homme est venu dans cette maison la menace à la bouche ; il prétendait nous obliger à lui livrer une malheureuse jeune fille que ce cavalier et moi, fit-il en désignant le gambusino, n’avons pas voulu lui livrer.

Andrès Garote appuya les paroles du moine d’un mouvement de tête.

— Cette jeune fille, s’écria Schaw, je veux la sauver de vos mains et la rendre à son père.

— De qui parlez-vous, mon ami ? demanda le missionnaire avec un secret battement de cœur.

— De qui parlerais-je, reprit l’Américain, si ce n’est de doña Clara de Zarate, que ces misérables retiennent ici de force ?

— Eh quoi, il serait possible ! s’écria le père Séraphin avec étonnement, doña Clara serait ici !

— Demandez à ces hommes ! répondit rudement Schaw en frappant avec force la crosse de son rifle contre le sol.

— Est-ce vrai ? interrogea le prêtre.

— C’est vrai, fit le gambusino.

Le père Séraphin fronça les sourcils, son front pâle se couvrit d’une rougeur fébrile.

— Monsieur, dit-il d’une voix étranglée par l’indignation, je vous somme au nom du Dieu que vous servez et dont vous prétendez être le ministre, je vous somme de rendre immédiatement la liberté à la malheureuse jeune fille que vous avez si indignement séquestrée au mépris de toutes les lois divines et humaines ; je me charge, moi, de la remettre entre les mains de ceux qui pleurent sa perte.

Fray Ambrosio s’inclina, il baissa les yeux et répondit d’une voix hypocrite :

— Mon père, vous vous méprenez sur mon compte ; je ne suis pour rien dans l’enlèvement de cette pauvre enfant, enlèvement auquel je me suis opposé au contraire de tout mon pouvoir ; et cela est si vrai, mon père, ajouta-t-il, qu’au moment où ce fou enragé est arrivé, ce digne gambusino et moi nous avions résolu, coûte que coûte, de délivrer doña Clara et de la rendre à ceux dont elle dépend.

— Je veux vous croire, monsieur ; si je me suis trompé, ainsi que vous le dites, vous me pardonnerez, les apparences étaient contre vous ; il ne tient qu’à vous de vous justifier pleinement à mes yeux, c’est d’obtempérer à mon désir.

— Soyez satisfait, mon père, répondit le moine.

Sur un signe de lui, Andrès Garote sortit.

Schaw était, pendant les quelques paroles échangées entre ces deux hommes, resté immobile, hésitant, ne sachant ce qu’il devait faire ; mais il prit subitement son parti, jeta son rifle sur l’épaule, et se tournant vers le missionnaire :

— Père, dit-il respectueusement, ma présence est désormais inutile ici ; adieu, mon départ vous prouvera la pureté de mes intentions.

Et, tournant brusquement sur lui-même, il sortit à grands pas du rancho.

Quelques instants après le départ du squatter, le gambusino entra ; la jeune fille le suivait.

Doña Clara ne portait plus le costume des blancs ; le Cèdre-Rouge, afin de la rendre méconnaissable, l’avait obligée à se couvrir du vêtement indien, que la jeune fille portait avec une grâce innée qui en relevait l’élégance étrange.

Comme toutes les femmes indiennes, elle était vêtue de deux larges chemises de calicot rayé ; l’une, serrée au cou, tombait jusqu’aux hanches, tandis que l’autre, attachée à la ceinture, lui descendait jusqu’aux chevilles. Son cou était orné de colliers de perles fines entremêlées de ces petits coquillages nommés wampum qui servent de monnaie aux Indiens ; ses bras et ses chevilles étaient entourés de larges cercles d’or, et un petit diadème de même métal rehaussait le ton mat de son front ; des mocksens de peau de daim, brodés de laine et de perles de toutes couleurs, emprisonnaient ses pieds nerveux et finement cambrés.

À son entrée dans la salle, un nuage de tristesse et de mélancolie répandu sur son visage ajoutait, s’il est possible, un attrait de plus à sa personne.

En apercevant le missionnaire, doña Clara poussa un cri de joie, et, s’élançant vers lui, elle tomba dans ses bras en fondant en larmes et en murmurant d’une voix déchirante :

— Mon père, sauvez-moi ! sauvez-moi !

— Rassurez-vous, ma fille, lui dit doucement le prêtre, vous n’avez plus rien à craindre, maintenant que je suis près de vous.

— Venez ! s’écria-t-elle avec égarement, fuyons cette maison maudite dans laquelle j’ai tant souffert.

— Oui, ma fille, nous allons partir ; rassurez-vous.

— Vous voyez, mon père, dit hypocritement Fray Ambrosio, que je ne vous ai pas menti.

Le missionnaire jeta sur le moine un regard d’une expression indéfinissable.

— Je souhaite que vous disiez vrai, répondit-il ; Dieu qui sonde les cœurs vous jugera selon vos œuvres. Je vais à l’instant emmener cette jeune fille.

— Faites, mon père, je suis heureux de la savoir sous votre protection.

Et, ramassant le manteau que don Pablo avait abandonné après en avoir enveloppé le Cèdre-Rouge, il le plaça délicatement sur les épaules frémissantes de doña Clara, afin de dissimuler son costume indien.

Le père Séraphin passa sous le sien le bras de la jeune fille et l’entraîna hors du rancho.

Bientôt ils disparurent tous deux dans les ténèbres.

Fray Ambrosio les suivit du regard aussi longtemps qu’il put les apercevoir, puis il rentra dans la salle et ferma avec soin la porte derrière lui.

— Eh bien, lui demanda Andrès Garote, que pensez-vous de ce qui vient de se passer, señor padre !

— Peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi.

— Et le Cèdre-Rouge ?

— Je me charge de nous rendre à ses yeux aussi blancs que les neiges du Caffre de Perote[1].

— Hum ! ce sera difficile.

— Peut-être !

  1. Haute montagne du Mexique dont le sommet est couvert de neiges éternelles.