Amyot (p. 227-238).
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DEUXIÈME PARTIE.


EL PRESIDIO DE SANTA-FÉ.
DEUXIÈME PARTIE.
EL PRESIDIO DE SANTA-FÉ.


I.

El Rancho del Coyote.

Un mois environ après les événements que nous avons rapportés dans la première partie de cette histoire, deux cavaliers bien montés et embossés avec soin dans leurs manteaux entrèrent au grand trot dans la ville de Santa-Fé, entre trois et quatre heures de la tarde.

Santa-Fé, capitale du Nouveau-Mexique, est une jolie ville bâtie au milieu d’une plaine riante et fertile.

Une de ses faces occupe l’ouverture du coude que forme une petite rivière ; elle est ceinte naturellement par les murs en adobes des habitations dont elle est bordée ; l’entrée de chaque rue est fermée par des pieux qui font palissade, et comme dans la plupart des ciudades ( villes) de l’Amérique espagnole, les maisons, seulement élevées d’un étage à cause des tremblements de terre, sont couvertes en terrasses de terre bien battue nommées azoteas, ce qui est un abri suffisant dans ce beau pays où le ciel est toujours pur.

Au temps de la domination castillane, Santa-Fé jouissait d’une certaine importance, grâce à sa position stratégique qui lui permettait de se défendre facilement contre les incursions des Indiens ; mais depuis l’émancipation du Mexique, cette ville, de même que tous les autres centres de population de ce malheureux pays, a vu sa splendeur s’évanouir à jamais, et, malgré la fertilité de son sol et la magnificence de son climat, elle est entrée dans une ère de décadence telle, que le jour est prochain où ce ne sera plus qu’une ruine inhabitée ; en un mot, cette cité qui, il y a cinquante ans, avait plus de 10,000 habitants, en possède aujourd’hui 3,000 à peine, rongés par les fièvres et les plus honteuses misères.

Cependant, depuis quelques semaines Santa-Fé semblait comme par magie être sortie de la léthargie dans laquelle elle est habituellement plongée, une certaine animation régnait dans ses rues ordinairement désertes ; enfin une vie nouvelle circulait dans les veines de cette population, à laquelle cependant tout devait paraître indifférent.

C’est que pendant ces quelques semaines un événement d’une portée immense s’était passé dans cette ville.

À la suite de la conspiration à la tête de laquelle se trouvaient don Miguel Zarate et le général Ibañez, les deux cabecillas ( chefs ) avaient été transférés à Santa-Fé.

Les Mexicains, fort lents d’ordinaire quand il s’agit de rendre la justice, sont le peuple le plus expéditif du monde pour tout ce qui a trait à une conspiration.

Don Miguel et le général n’avaient pas longtemps langui en prison ; un conseil de guerre composé à la hâte s’était réuni sous la présidence du gouverneur, et les conspirateurs avaient été condamnés, à l’unanimité, à être passés par les armes.

L’hacendero avait par son nom, par sa position et surtout à cause de sa fortune, de nombreux partisans dans la province.

L’annonce du verdict rendu par le conseil de guerre avait causé une stupeur profonde qui s’était presque immédiatement changée en colère parmi les riches propriétaires et les Indiens du Nouveau-Mexique.

Une sourde agitation régnait dans la contrée, et le gouverneur, qui intérieurement se sentait trop faible pour faire tête à l’orage qui le menaçait et regrettant d’avoir poussé les choses aussi loin, temporisait et tâchait de conjurer les périls de sa position en attendant qu’un régiment de dragons qu’il avait demandé au gouvernement fût arrivé et assurât par sa présence force à la loi ; les condamnés que le gouverneur n’avait pas jusqu’à ce moment osé mettre en capilla, étaient encore provisoirement détenus à la prison.

Les deux cavaliers dont nous avons parlé traversèrent sans s’arrêter les rues de la ville, déserte à cette heure où chacun fait la siesta renfermé dans l’intérieur de sa maison, et se dirigèrent vers un rancho de peu d’apparence, bâti sur le bord de la rivière, à l’extrémité opposée au côté par lequel ils étaient arrivés.

— Eh bien, dit un des cavaliers en s’adressant à son compagnon, n’avais-je pas raison ? Vous le voyez, tout le monde dort ; personne n’est là pour nous espionner ; nous arrivons juste au bon moment.

— Bah ! répondit l’autre d’un ton bourru, vous croyez cela, vous ? Dans les villes, il y a toujours quelqu’un aux aguets pour voir ce qui ne le regarde pas et en rendre compte à sa manière.

— C’est possible, murmura le premier en haussant les épaules avec dédain ; dans tous les cas, je m’en soucie comme d’un cheval boiteux.

— Et moi ! reprit vivement l’autre, vous figurez-vous, par hasard, que je m’occupe plus que vous de ce que l’on dira ? Mais, tenez, je crois que nous sommes au rancho d’Andrès Garote ; ce doit être cette hideuse masure, si je ne me trompe.

— En effet, c’est ici que nous avons affaire ; pourvu que ce drôle n’ait pas oublié le rendez-vous que je lui ai donné. Attendez, señor padre, je vais lui faire le signal convenu.

— Ce n’est pas la peine, Cèdre-Rouge. Vous savez bien que je suis toujours aux ordres de votre seigneurie, quand il lui plaît de m’en donner, répondit une voix railleuse partant de l’intérieur du rancho, dont la porte s’ouvrit immédiatement pour livrer passage aux nouveaux venus, et laissa voir dans son entrebâillement la haute stature et la figure intelligente et sardonique d’Andrès Garote lui-même.

Ave, Maria purisima ! dirent les voyageurs en descendant de cheval et en entrant dans le rancho.

Sin pecado concebida ! répondit Andrès en prenant la bride des chevaux qu’il conduisit dans le corral, où il les dessella et les mit à même une botte d’alfalfa.

C’étaient bien le Cèdre-Rouge et Fray Ambrosio qui arrivaient à Santa-Fé.

Les voyageurs, fatigués d’une longue route, s’assirent sur des butaques adossées au mur, et attendirent le retour de leur hôte en essuyant leurs fronts baignés de sueur, et en tordant entre leurs doigts une cigarette de maïs.

La salle dans laquelle ils se trouvaient n’avait rien de bien attrayant : c’était une grande chambre percée de deux fenêtres garnies de forts barreaux de fer dont les vitres crasseuses ne laissaient pénétrer qu’un jour douteux qui lui donnait un aspect lugubre ; ses murs nus et enfumés étaient couverts par places d’images grossièrement enluminées représentant divers sujets de sainteté.

Le mobilier ne se composait que de trois ou quatre tables boiteuses, autant de bancs et quelques butaques dont le cuir troué et racorni annonçait leur long usage.

Quant au plancher, c’était tout simplement le sol battu, mais rendu raboteux par la boue incessamment apportée par les pieds des visiteurs.

Une porte soigneusement fermée conduisait à une chambre intérieure dans laquelle couchait le ranchero ; une autre porte faisait face à la première, et par celle-là Andrès ne tarda pas à rentrer dès qu’il eut donné la provende aux chevaux.

— Je ne vous attendais pas encore, dit-il en entrant, mais soyez les bien venus. Quoi de nouveau ?

— Ma foi, je ne sais rien autre que l’affaire qui nous amène ; elle est assez sérieuse, je suppose, pour que nous ne nous occupions pas d’autre chose, dit le Cèdre-Rouge.

Caspita ! quelle vivacité, compadre ! s’écria Andrès ; mais avant de causer, j’espère que vous vous rafraîchirez au moins : il n’y a rien de tel qu’un trago de mezcal ou de pulque pour éclaircir les idées, hein ?

— Avec cela, interrompit Fray Ambrosio, qu’il fait une chaleur de tous les diables et que j’ai la langue collée au palais, tant j’ai avalé de poussière.

Cuerpo de Dios ! dit Andrès en allant chercher parmi plusieurs outres, rangées avec symétrie sur une espèce de comptoir, une bouteille qu’il posa devant les voyageurs ; faites attention à cela, señor padre, cela est sérieux, on risque d’en mourir, caraï !

— Donnez-moi donc le remède alors, bavard, répondit le moine en tendant son verre.

Le mezcal, versé à pleins bords, fut absorbé d’un trait par les trois hommes, qui reposèrent leurs verres sur la table avec un hum de satisfaction et ce claquement de langue particulier aux buveurs lorsqu’ils dégustent quelque chose qui leur gratte agréablement le gosier.

— Et maintenant, causons sérieusement, voulez-vous ? dit le Cèdre-Rouge.

— À vos ordres ! señores caballeros, répondit Andrès ; cependant, si vous préfériez tailler un monté, vous savez que j’ai des cartes à votre disposition.

— Plus tard, señor Andrès, plus tard, chaque chose aura son temps ; réglons d’abord nos petites affaires, observa judicieusement Fray Ambrosio.

Andrès Garote baissa la tête avec résignation, en renfonçant dans sa poche le jeu qu’il en avait déjà tiré à demi ; les trois hommes s’accommodèrent le plus confortablement possible, et le Cèdre-Rouge, après avoir jeté un regard soupçonneux autour de lui, prit enfin la parole.

— Vous savez, caballeros, dit-il, comment, lorsque nous pensions n’avoir plus qu’à nous diriger vers l’Apacheria, la désertion subite de presque tous nos gambusinos est venue tout à coup nous arrêter. La position était des plus critiques pour nous, l’enlèvement de doña Clara nous obligeait à prendre des précautions extrêmes.

— C’est vrai, observa Andrès Garote avec conviction.

— Bien que certaines personnes influentes nous protégent sous le manteau, nous devons, autant que possible, nous tenir dans l’ombre, continua le Cèdre-Rouge ; j’ai donc cherché à remédier à ce que le cas avait de plus grave : d’abord la jeune fille a été cachée dans une retraite inaccessible, puis je me suis mis en quête de compagnons pour remplacer ceux qui nous ont si brusquement abandonnés.

— En bien ! demandèrent vivement les deux hommes.

— En ce moment, dit impassiblement le Cèdre-Rouge, où les placeres de la Californie enlèvent tous les hommes du métier, ce n’était pas, certes, chose facile que de réunir une centaine d’hommes comme ceux qu’il nous faut, d’autant plus que nous aurons maille à partir avec les Indios bravos sur notre route. Je ne me souciais pas d’enrôler des novices qui, à la vue des premiers sauvages Apaches ou Comanches, se sauveraient avec épouvante en nous abandonnant au milieu des prairies. Ce que je voulais, c’était des hommes résolus, que nulle fatigue ne dégoûterait, et qui, une fois attachés à notre entreprise, la suivraient jusqu’au bout : j’ai donc depuis un mois parcouru tous les anciens presidios de la frontière ; le diable m’est assez bien venu en aide ; aujourd’hui le mal est réparé, la troupe est complète.

— J’espère, Cèdre-Rouge, demanda Fray Ambrosio, que vous n’avez pas parlé de placer à vos hommes ?

— Me prenez-vous pour un niais ? Non, padre, répondit brusquement le squatter, non ! non ! Cent mille raisons nous engagent à être prudents et à tenir l’expédition secrète : d’abord, je ne veux pas faire la fortune du gouvernement en faisant la nôtre ; une indiscrétion nous perdrait aujourd’hui, que le monde entier ne rêve que placers et mines, et que l’Europe nous envoie une foule de vagabonds maigres et affamés, avides de s’engraisser à nos dépens.

— Puissamment raisonné, fit Andrès.

— Non ! non ! rapportez-vous-en à moi : j’ai réuni la plus belle collection de picaros qui jamais se soient associés pour une expédition, tous gaillards de sac et de corde, ruinés par le monté, qui ne demandent que plaie et bosse, et sur lesquels je puis compter parfaitement, tout en ayant grand soin de ne pas leur dire un mot qui les puisse renseigner sur l’endroit où nous comptons les conduire ; car, alors, je sais aussi bien que vous qu’ils nous abandonneraient sans le moindre scrupule, ou, ce qui est encore plus probable, ils nous assassineraient pour s’emparer plus à l’aise des immenses trésors que nous convoitons.

— Ceci est on ne peut plus juste, répondit Fray Ambrosio ; je suis entièrement de votre avis, Cèdre-Rouge ; maintenant, qu’avez-vous résolu ?

— Nous n’avons pas un instant à perdre, répliqua le squatter ; ce soir même, ou demain sans faute, nous nous mettrons en route. Qui sait si déjà nous n’avons pas trop retardé notre départ ? Peut-être quelqu’un de ces vagabonds d’Europe a-t-il découvert notre placer ; ces misérables ont un flair particulier pour trouver l’or.

Fray Ambrosio jeta un regard soupçonneux sur son associé.

— Hum ! murmura-t-il, ce serait fort malheureux, car, jusqu’ici, l’affaire a été bien menée.

— Aussi, se hâta de reprendre le Cèdre-Rouge, n’est-ce qu’un doute que j’émets, et pas autre chose.

— Voyons, Cèdre-Rouge, dit le moine, vous venez de détailler vous-même tous les embarras de notre position, les difficultés sans nombre que nous aurons à surmonter pour atteindre notre but ; à quoi bon compliquer encore ce que notre situation a de grave, et nous créer comme à plaisir de nouveaux ennuis ?

— Je ne vous comprends pas, señor padre ; veuillez, je vous prie, vous expliquer plus clairement.

— Je veux parler de la jeune fille que vous avez enlevée.

— Ah ! ah ! fit le Cèdre-Rouge en ricanant, c’est donc là que le bât vous blesse, compagnon ? j’en suis fâché ; mais je ne répondrai pas à la question que vous m’adressez. Si j’ai enlevé cette femme, c’est que j’avais pour le faire de pressantes raisons ; ces raisons existent toujours, voilà tout ce que je puis vous dire. Tant mieux si ces explications vous suffisent, sinon vous en prendrez votre parti, car vous n’en aurez pas d’autres.

— Cependant, il me semble que, dans les conditions où nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre…

— Que peut avoir de commun l’enlèvement de doña Clara avec la découverte d’un placer au fond de l’Apacheria ? Allons, vous êtes fou, Fray Ambrosio ; le mezcal vous a porté à la tête.

— Mais… dit en insistant le moine.

— Brisons là, s’écria Cèdre-Rouge en frappant brutalement la table de son poing fermé. Je ne veux pas entendre un mot de plus sur ce sujet.

En ce moment, deux coups vigoureux retentirent sur la porte soigneusement verrouillée.

Les trois hommes tressaillirent.

Le Cèdre-Rouge s’interrompit.

— Faut-il ouvrir ? demanda Andrès.

— Oui, répondit Fray Ambrosio ; hésiter ou refuser pourrait donner l’éveil, nous devons tout prévoir.

Le Cèdre-Rouge consentit d’un hochement de tête, et le ranchero se dirigea de mauvaise grâce vers la porte, contre laquelle on continuait à frapper, comme si l’on voulait la jeter bas.