Amyot (p. 217-226).
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XXIV.

La Révolte.

Don Miguel Zarate avait marché rapidement vers le Paso ; une heure après avoir quitté Valentin, il aperçut scintiller dans le lointain les lumières qui brillaient aux fenêtres du village.

Le plus grand calme régnait aux environs, seulement parfois on entendait les hurlements des chiens aboyant à la lune, ou les miaulements saccadés des chats sauvages cachés dans la futaie.

À cent pas environ de la ville, un homme se dressa subitement devant la petite troupe.

— Qui vive ! cria-t-il.

Mejico y independencia ! répondit l’hacendero.

Que gente ? reprit l’inconnu.

— Don Miguel Zarate.

À cette parole, une vingtaine d’hommes cachés dans les buissons se levèrent subitement, et, jetant leurs rifles sur l’épaule, s’avancèrent à la rencontre des cavaliers.

Ces hommes étaient les chasseurs commandés par Curumilla qui, d’après les ordres de Valentin, attendaient l’hacendero et sa troupe pour se joindre à eux.

— Eh bien ! demanda don Miguel au chef indien, quoi de nouveau ?

Curumilla secoua la tête.

— Rien, dit-il.

— Alors nous pouvons avancer.

— Oui.

— Qu’avez-vous, chef ? auriez-vous vu quelque chose d’inquiétant.

— Non, et pourtant j’ai le pressentiment d’une trahison.

— Comment cela ?

— Je ne saurais le dire, en apparence tout est comme à l’ordinaire ; cependant il y a quelque chose qui ne me semble pas habituel. Voyez, il est à peine dix heures ; ordinairement à cette heure tous les mesons sont pleins, les ventas regorgent de joueurs et de buveurs, les rues sont remplies de promeneurs ; cette nuit, rien ; tout est fermé, la ville paraît abandonnée ; cette tranquillité est factice ; je suis inquiet, car j’entends le silence ! prenez garde.

Don Miguel fut frappé malgré lui des observations du chef.

Depuis longtemps il connaissait Curumilla ; il avait, été à même de le voir dans les circonstances les plus périlleuses déployer un sang-froid et un mépris de la mort au-dessus de tous éloges ; les inquiétudes et les appréhensions d’un tel homme méritaient donc qu’on y attachât une certaine importance.

L’hacendero fit arrêter sa troupe, réunit tous ses amis et tint conseil.

Tous furent d’avis qu’avant de s’avancer davantage on envoyât en éclaireur un homme adroit qui parcourrait toute la ville et verrait par lui-même si les craintes du chef indien étaient fondées.

Un des chasseurs s’offrit.

Les conjurés s’embusquèrent de chaque côté de la route et attendirent, couchés dans les buissons, le retour de leur messager.

Celui-ci était un sang-mêlé, nommé Simon Muñez, auquel les Indiens avaient donné le surnom de face de chien, à cause de sa ressemblance extraordinaire avec cet animal. Ce nom était resté au chasseur, qui, bon gré, mal gré, avait été obligé de l’accepter.

Cet homme était petit, trapu, mais doué d’une force extraordinaire.

Disons de suite que c’était un émissaire de Cèdre-Rouge, et qu’il ne s’était mêlé aux chasseurs que pour les trahir.

Lorsqu’il eut quitté les conjurés, il s’avança en sifflotant vers le village. A peine avait-il fait une dizaine de pas dans l’intérieur de la première rue, qu’il avait enfilée, qu’une porte s’ouvrit et qu’un homme parut.

Cet homme fit un pas en avant, et s’adressant au chasseur :

— Vous sifflez bien tard, l’ami, lui dit-il.

— Je siffle pour réveiller ceux qui dorment, répondit le sang-mêlé.

— Entrez, dit l’homme.

Face-de-Chien entra ; la porte se referma sur lui.

Il resta une demi-heure dans cette maison, puis il sortit et reprit à grands pas la route qu’il venait de parcourir.

Le Cèdre-Rouge, qui voulait avant tout se venger de don Miguel Zarate, avait découvert, grâce à Fray Ambrosio, le nouveau plan des conjurés. Sans perdre de temps, il avait pris ses mesures en conséquence et s’était si bien arrangé que, bien que le gouverneur, le général et le juge criminel fussent prisonniers, don Miguel devait cependant succomber dans la lutte qu’il se préparait à provoquer.

Fray Ambrosio, à toutes ses autres qualités, joignait celle d’écouteur aux portes. Malgré la méfiance que commençait, d’après les recommandations de Valentin, à lui témoigner son patron, il avait surpris une conversation de don Miguel et du général Ibañez. Cette conversation, immédiatement transmise au Cèdre-Rouge, qui, suivant son habitude, avait paru n’y attacher aucune importance, avait cependant suffi au squatter pour dresser ses batteries et contre-miner la conspiration.

Face-de-Chien rejoignit les conjurés après une heure d’absence.

— Eh bien ? lui demanda don Miguel.

— Tout est calme, répondit le sang-mêlé ; les habitants sont retirés dans leurs maisons ; tout le monde dort.

— Vous n’avez rien aperçu de suspect ?

— J’ai parcouru la ville d’un bout à l’autre ; je n’ai rien vu.

— Nous pouvons avancer, alors ?

— En toute sécurité : ce ne sera qu’une promenade.

Sur cette assurance, les conjurés reprirent courage.

Curumilla fut traité de visionnaire, et l’ordre fut donné de marcher en avant.

Cependant le récit de Face-de-Chien, loin de dissiper les doutes du chef indien, avait produit l’effet contraire et les avait considérablement accrus. Sans rien dire, il se plaça auprès du chasseur en se promettant in petto de le surveiller.

Le plan des conjurés était simple : marcher directement sur le cabildo (maison de ville), s’en emparer, et proclamer un gouvernement provisoire.

Dans les circonstances présentes, rien ne paraissait plus facile.

Don Miguel et sa troupe entrèrent dans le Paso sans que rien vînt éveiller leurs soupçons.

Partout le calme et le silence.

Le Paso del Norte ressemblait à cette ville des Mille et une Nuits, dont tous les habitants, frappés par la baguette d’un méchant enchanteur, dorment d’un sommeil éternel.

Les conjurés s’avançaient dans la ville le canon du fusil en avant, l’œil et l’oreille au guet, prêts à faire feu à la moindre alerte.

Mais rien ne bougeait.

Comme l’avait fait observer Curumilla, la ville était trop calme. Cette tranquillité cachait quelque chose d’extraordinaire, elle devait recéler la tempête.

Malgré lui, don Miguel éprouvait une appréhension secrète qu’il ne pouvait maîtriser.

À nos yeux européens, don Miguel Zarate paraîtra peut-être un triste conspirateur, un conspirateur sans prévoyance, sans grande suite dans les idées ; à notre point de vue, cela est possible ; mais dans un pays comme le Mexique, qui compte les révolutions par centaines, où les pronunciamentos se font, la plupart du temps, sans rime ni raison, parce qu’un colonel veut passer général ou un lieutenant capitaine, l’on n’y regarde pas d’aussi près, et l’hacendero avait, au contraire, fait preuve de tact, de prudence et de talent en réussissant à tramer une conspiration, qui, depuis des années qu’elle se préparait, n’avait encore rencontré qu’un traître.

Et puis maintenant il était trop tard pour reculer ; l’éveil était donné, le gouvernement sur ses gardes ; il fallait marcher en avant quand même, dût-on succomber dans la lutte.

Toutes ces considérations avaient été mûrement pesées par don Miguel ; ce n’avait été que poussé dans ses derniers retranchements, convaincu qu’il n’existait pas pour lui de faux-fuyants ou d’attermoiement possible, qu’il avait donné le signal.

Ne valait-il pas mieux mille fois tomber bravement les armes à la main en soutenant une cause juste qu’attendre d’être arrêté sans avoir essayé de réussir ?

Don Miguel avait fait le sacrifice de sa vie ; on ne pouvait lui en demander davantage !

Cependant les conjurés avançaient toujours ; ils étaient presque parvenus au centre de la ville ; ils se trouvaient en ce moment dans une petite rue sale et étroite, nommée calle de San Isidro, qui aboutit à la place Mayor, lorsque tout à coup une lumière éblouissante éclaira les ténèbres ; des torches brillèrent à toutes les fenêtres, subitement ouvertes, et don Miguel s’aperçut que les deux bouts de la rue dans laquelle il se trouvait étaient gardés par de forts détachements de cavalerie.

— Trahison ! s’écrièrent les conjurés avec terreur.

Curumilla bondit sur Face-de-Chien et lui enfonça son couteau entre les deux épaules.

Le sang-mêlé tomba comme une masse, foudroyé, sans pousser un cri.

Don Miguel jugea la position du premier coup d’œil ; il vit que lui et sa troupe étaient perdus.

— Faisons-nous tuer ! dit-il.

— Faisons-nous tuer ! répondirent résolument les conjurés.

Curumilla, d’un coup de crosse, enfonça la porte d’une maison voisine du détachement et se précipita dans l’intérieur ; les conjurés le suivirent.

Bientôt ils furent retranchés sur le toit : au Mexique, toutes les maisons ont les toits plats, en forme de terrasse.

Grâce à l’idée du chef indien, les conjurés se trouvaient en possession d’une forteresse improvisée, du haut de laquelle ils pouvaient longtemps se défendre et vendre chèrement leur vie.

De chaque bout de la rue les troupes s’avançaient ; les toits de toutes les maisons s’étaient garnis de soldats.

La bataille allait s’engager entre ciel et terre : elle promettait d’être terrible. Le général qui commandait les troupes fit faire halte et s’avança seul devant la maison sur le sommet de laquelle les conjurés étaient retranchés.

Don Miguel releva les fusils de ses compagnons qui couchaient en joue cet officier supérieur.

— Attendez, leur dit-il ; et, s’adressant au général : Que voulez-vous ? cria-t-il.

— Vous faire des propositions.

— Parlez.

Le général s’approcha encore de quelques pas, afin que ceux auxquels il s’adressait ne perdissent pas une seule de ses paroles.

— Je vous propose la vie sauve et la liberté si vous consentez à livrer votre chef, dit-il.

— Jamais ! s’écrièrent tout d’une voix les conjurés.

— C’est à moi à répondre, fit don Miguel, et se tournant vers le général : Quelle assurance me donnez-vous que ces conditions seront loyalement exécutées ?

— Ma parole d’honneur de soldat, fit le général.

— Écoutez, reprit don Miguel, j’accepte ; tous les hommes qui m’accompagnent quitteront la ville l’un après l’autre.

— Non, nous ne voulons pas, s’écrièrent les conjurés en brandissant leurs armes, mourons plutôt !

— Silence ! dit l’hacendero d’une voix vibrante ; moi seul ai le droit de parler ici, je suis votre chef ; la vie de braves gens comme vous ne doit pas être inutilement sacrifiée. Partez, je le veux, je vous l’ordonne , je vous en prie, ajouta-t-il des larmes dans la voix, peut-être bientôt prendrez-vous votre revanche.

Les conjurés baissèrent tristement la tête.

— Eh bien ? demanda le général.

— Mes amis acceptent, je resterai seul ici, le dernier. Si vous manquez à votre parole, je me tuerai.

— Je vous répète que vous avez ma parole, répondit le général.

Les conjurés vinrent l’un après l’autre embrasser don Miguel, puis ils descendirent dans la rue et s’éloignèrent sans être inquiétés.

Les choses se passent ainsi dans ce pays où les conspirations et les révolutions sont pour ainsi dire à l’ordre du jour ; on s’épargne autant que l’on peut par la raison toute simple que le lendemain on risque de se trouver côte à côte combattant pour la même cause.

Curumilla demeura le dernier.

— Tout n’est pas fini encore, dit-il à don Miguel. Koutonepi vous sauver, père.

L’hacendero hocha tristement la tête.

— Chef, dit-il d’une voix émue, je lègue ma fille à Valentin, au père Séraphin et à vous. Veillez sur elle, la pauvre enfant bientôt n’aura plus de père.

Curumilla embrassa silencieusement don Miguel et se retira.

Bientôt il eut disparu dans la foule.

Le général avait loyalement tenu sa parole.

Don Miguel jeta ses armes et descendit.

— Je suis votre prisonnier, dit-il.

Le général s’inclina et lui fit signe de monter sur un cheval qu’un soldat avait amené.

— Où allons-nous donc ? demanda l’hacendero.

— À Santa-Fé, répondit le général, où vous serez jugé ainsi que le général Ibañez, qui sans doute sera bientôt prisonnier comme vous.

— Oh ! murmura don Miguel d’un ton pensif ; qui donc nous a trahis encore ?

— Toujours le Cèdre-Rouge, fit le général.

L’hacendero baissa la tête sur sa poitrine et garda le silence.

Un quart d’heure plus tard le prisonnier sortait du Paso del Norte, escorté par un régiment de dragons.

Lorsque le dernier soldat eut disparu dans les méandres de la route, trois hommes sortirent des buissons qui les cachaient et se dressèrent comme trois fantômes au milieu de la plaine déserte.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria don Pablo d’une voix déchirante ; mon père !… ma sœur !… qui me les rendra !…

— Moi ! dit Valentin d’une voix grave en lui posant la main sur l’épaule ; ne suis-je pas le Chercheur de pistes !…


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.