Le Chemin des ombres heureuses/Tisamène

Édition du Mercure de France (p. 19-20).

TISAMÈNE


Peuple envieux ! tu rougis d’habiter la plaine,
et laissant en friche tes champs
tu dardes des regards méchants
sur la montagne où demeurent les maîtres.
Ils ont là-haut de rares fleurs, dis-tu ;
ils ont la vue sur l’étendue,
tandis qu’un étroit horizon
enferme le désert qui porte tes maisons.
Tes outils convertis en armes,
tu t’attaques à la montagne et tu la sapes,
et ton rêve est qu’un jour son bloc soit répandu
et dispersé sur une plaine égale.

Quand tu auras d’un pied surélevé ton sol,
crois-tu, peuple, que tu seras un maître alors ?
crois-tu que l’horizon reculera ses bornes
et que les fleurs des cimes orneront tes jardins ?

Pendant que tu étais occupé à ton crime
et que la jalousie et la rage et la faim
te torturaient, je cultivais le coin
où mon humilité me condamnait à vivre.
J’étais heureux ; ma terre, fécondée par mes soins,
me dispensait des roses parfumées.
Qu’aurais-je été chercher plus loin ?
À l’abri des autans mes treilles mûrissaient ;
un ruisseau frais et limpide
m’était versé par les sommets,
et dans l’ombre du mont je m’endormais tranquille.