Le Chemin des ombres heureuses/Agaclide

Édition du Mercure de France (p. 75-77).
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AGACLIDE


D’un pan de ton manteau, moraliste hypocondre,
voile ta face devant ma tombe,
et va plus loin cracher ton âcre bile.
Ici gît l’heureux Agaclide.

J’ai cultivé la volupté avec amour ;
son odeur embauma chaque heure de mes jours.
Mon existence fut une fête incessante,
fête de ma pensée et fête de mes sens ;
le corps en joie tient la tête joyeuse.
Tirant de toute chose tout le plaisir possible,
j’offrais mon être aux caresses mystérieuses

de l’air, des parfums, des saveurs,
des sons, de la lumière et de la brise.
Mes yeux étaient pareils à des miroirs sensibles,
mes mains touchaient avec ivresse,
ma bouche aimait les mots et les baisers.
Mais je gardais de la mesure avec sagesse,
et je m’arrêtais sur le bord
où de l’excès va naître le dégoût
et où la volupté verse dans la débauche.
Mon esprit jouissait tour à tour
de toutes les idées ;
les fruits mûrissent et mûrs
ne tardent pas à se corrompre :
de même il n’y a pas de certitude
et c’est folie de s’attacher aux vérités
qui demain seront des mensonges.

Léthé ! je me refuse à goûter de ton onde !
Je veux me souvenir des belles nuits terrestres
où mes amis, rhéteurs, philosophes, poètes,
formaient cercle à ma table, des roses sur le front ;
tantôt nous nous bercions de sublimes cadences,

tantôt nous disputions sur l’immortalité,
sur les Dieux et sur notre essence.
Les coupes étaient pleines et les trépieds fumaient.
Et tout autour de nous dansaient
des esclaves nues
sur la mélodie limpide des flûtes.