Traduction par Félix Coveliers (1827-1887).
Calmann Lévy, éditeur (p. 70-84).


IV

LE GRIZLY


Le lendemain, pendant que les chercheurs d’or flamands étaient occupés à creuser un nouveau trou, ils virent tout à coup une trentaine d’hommes, avec le sac et les instruments sur le dos, descendre des rochers et s’avancer vers leur placer.

— Ne vous l’ai-je pas dit ? grommela Pardoes. Voilà nos nouveaux compagnons. Les espions d’hier nous ont suivis, malgré nos efforts pour cacher nos traces. Il n’y a rien à faire ; ils sont dans leur droit. Nous ne pouvons revendiquer qu’un claim de trente pieds de long.

La nouvelle bande, sans autres préparatifs, dressa ses tentes au pied des roches. Elle se composait de cinq ou six compagnies qui se choisirent chacune un claim et commencèrent immédiatement à creuser. Cela n’empêcha pas Pardoes et ses amis de continuer activement leur travail. Il faisait nuit avant qu’ils eussent atteint la terre aurifère ; mais, le lendemain, ils obtinrent un résultat assez favorable ; le puits était un peu plus riche que le précédent, et ils tirèrent plus d’or que de la claie ; enfin, le quatrième jour, ils atteignirent le rocher, où ils trouvèrent, à leur grande joie, beaucoup de petites pépites qui, réunies, avaient une valeur assez considérable.

Ce qui les contrariait, c’était l’accroissement continuel du nombre de leurs compagnons dans les placers. Presque toutes les heures, une nouvelle bande descendait des rochers. Cela fut pis encore lorsque beaucoup de ces nouveaux venus eurent été le dimanche aux stores et révélé, sans doute avec exagération, la découverte de mines très-favorables. Déjà, dès le lundi matin, la vallée fourmillait de chercheurs d’or, et on en voyait incessamment paraître de nouveaux sur les montagnes. Avant la tombée de la nuit, on fut obligé de faire respecter, le revolver à la main, les limites de son claim. La vallée n’était pas étendue, et une grande partie de sa surface était trop haute et trop pierreuse pour rendre possible l’extraction de l’or. Toute la terre d’alluvion avait donc été envahie en toute hâte par cette grande affluence de gens.

— On entendait s’élever çà et là des querelles, on voyait briller des pistolets et des couteaux, car les derniers venus, ne trouvant plus de place, voulaient pénétrer dans les claims déjà occupés, et ils furent naturellement repoussés par les propriétaires légitimes.

Le sang ne coula pas, cependant ; chacun chercha un espace libre, aussi longtemps qu’il y eut de la place ; et les autres gravirent de nouveau les rochers, mécontents et furieux de leur déception.

Les Flamands se virent donc étroitement serrés, et, comme ils avaient déjà éprouvé que leur claim n’était productif qu’à une certaine distance de la rivière, ils étaient convaincus que dans peu de temps il serait épuisé. Ce qui les consolait, c’était la certitude que, si le bonheur leur souriait, ils auraient bientôt réuni les ressources nécessaires pour entreprendre le voyage au placer inconnu.

Sous prétexte que leur mulet ne trouvait plus assez de fourrage dans la vallée, ils dressèrent leur tente sur la hauteur et hors de la vue des autres chercheurs d’or. Ils commencèrent à faire leurs provisions en cachette ; tous les jours, l’un d’eux allait aux stores par des vallées détournées et apportait une charge de farine, de viande salée ou de lard.

Ces précautions étaient nécessaires pour cacher leurs intentions à leurs compagnons de placer ; car, si l’on avait soupçonné qu’ils se préparassent à un long voyage dans l’intérieur du pays, beaucoup d’entre eux les eussent suivis. En effet, on savait que c’étaient eux qui avaient découvert les premiers le placer, ils devaient donc avoir une grande expérience pour reconnaître les endroits favorables, ou posséder des renseignements pour guider leurs recherches. Il n’en fallait pas davantage pour décider un grand nombre d’hommes qui aspiraient à une fortune rapide, à suivre leurs traces et leurs chances.

La dernière provision qui fut apportée à la tente était une grande quantité de sel et assez de poudre pour remplir les poires de chacun.

Le lendemain matin, une heure avant le jour, l’âne était tout chargé dans le bois ; la voile fut ôtée de la tente et les Flamands commencèrent leur voyage tranquillement et sans bruit, jusqu’à ce qu’ils fussent assez loin pour ne pas craindre d’être surpris au moment du départ.

Pendant deux jours, ils tâchèrent de remonter autant que possible le cours du Yuba ; alors ils passèrent l’eau à gué et marchèrent vers le nord pour se rapprocher de la rivière de la Plume. Il leur était très-difficile de conserver une direction certaine, car leur route était très-souvent interrompue par des montagnes de quelques milliers de pieds de hauteur, et par des chutes d’eau de quelques milliers de pieds de profondeur. Pour comble de disgrâce, toutes les chaînes de montagnes se dirigeaient vers la mer, et leurs cimes leur barraient le chemin. Le plus souvent, ils étaient obligés de perdre des heures entières à chercher un passage ; quelquefois il fallait décharger l’âne pour lui faire descendre une pente dangereuse ou gravir des rochers escarpés.

Par suite de ces obstacles de toute nature, ils avançaient très-lentement, et le septième jour de leur voyage, ils étaient convaincus qu’ils n’avaient pas fait quarante lieues depuis les stores du Yuba.

Le baron, qui était très-fatigué, commençait à murmurer et à accuser Pardoes de témérité ; mais le Bruxellois, se croyant sûr de son affaire, reçut ses observations avec ironie, et se flatta de l’amener à reconnaître qu’il avait eu toute raison d’entreprendre ce voyage.

Victor Roozeman et son ami Kwik montrait le plus de confiance et de courage. En effet, ils n’étaient pas venus en Californie pour y chercher plus ou moins d’or et le dissiper ensuite dans ces stores mêmes en des débauches effrénées. La Société la Californienne les avait attirés par l’appât d’une grande fortune. Cette fortune, le moyen de rendre heureuses des créatures chéries, était le seul but de leur voyage. Ils savaient déjà que, dans les placers ordinaires, on ne devient riche qu’après des années de travail et avec beaucoup de bonheur. L’endroit où Pardoes les conduisait pouvait réaliser leur espoir, et cette conviction leur donnait assez de confiance et de force pour lutter contre les difficultés de la route avec une sorte de courage fébrile. Ils étaient enchantés aussi de s’éloigner de cette foule de gens sauvages et grossiers dont le contact blessait leur âme simple et sensible et dans la compagnie desquels on n’entendait que malédictions, jurons et blasphèmes, presque toujours suivis de disputes sanglantes.

Depuis cinq jours, ils n’avaient vu d’autres personnes que leurs camarades ; ils étaient assurément dans un désert qui n’avait point encore été exploité par la foule des chercheurs d’or, car ils n’avaient remarqué aucune autre trace que celle d’animaux sauvages. Le seul bruit qui eût effrayé un peu Donat au commencement était le hurlement des coyotes, espèce de chiens sauvages, qui, la nuit, faisaient retentir au loin les vallées de leur aboiement plaintif. Mais le Bruxellois lui avait expliqué que ces animaux poltrons n’osent jamais attaquer l’homme et encore moins s’approcher du feu, même à une grande distance. D’ailleurs, Donat, qui, comme il le disait lui-même, avait passé, grâce à une faveur spéciale de Dieu, par le trou d’une aiguille, était plus aguerri contre le moindre danger et ne s’effrayait plus si légèrement.

Ils continuèrent ainsi leur voyage, épuisés, soufflant, suant, les pieds en lambeaux, jusqu’au dixième jour, où ils dressèrent leur tente, une heure avant la tombée du jour, dans une grande vallée, sur la lisière d’une épaisse forêt, pour que le mulet pût y chercher pendant la nuit une nourriture abondante.

Ce n’était plus seulement le baron qui murmurait contre Pardoes et l’accusait tout au moins d’étourderie : Jean Creps et le matelot s’étaient joints à lui et exprimaient leur mécontentement en paroles amères. D’après ce que le Bruxellois leur avait dit, ils devaient arriver au placer après huit jours ; il y en avait dix qu’ils marchaient sans relâche et il n’y avait pas encore d’apparence de toucher au but de leur voyage ; peut-être même ne trouveraient-ils jamais l’endroit désigné.

Pardoes s’excusa en disant qu’on ne pouvait pas déterminer ainsi, à deux ou trois jours près, par monts et par vaux, la longueur d’un voyage ; qu’il était bien certainement dans la bonne direction, et qu’on pouvait en juger avec précision par la distance de la gigantesque Sierra Nevada, qui bornait leur horizon du côté de l’est, quand ils se plaçaient sur une haute montagne. On devait, avant de se laisser décourager ainsi, attendre encore trois ou quatre jours le résultat de l’entreprise.

En ce qui concernait la diminution de leurs provisions, ils n’avaient rien à craindre, parce qu’en cas de nécessité, ils pourraient suffire à leur nourriture par la chasse, dans ce pays giboyeux. Jusqu’à ce moment, il avait défendu à ses compagnons de tirer, pour ne pas trahir leur présence. On n’était jamais sûr qu’il n’y eût pas d’ennemis dans les environs, soit des vaqueros, soit des bandits, soit des sauvages californiens ; mais, si la nécessité s’en faisait sentir, ils tireraient des oiseaux, des lièvres ou des chevreuils, et épargneraient ainsi leurs provisions.

Pendant qu’ils discutaient sur leur position, il s’éleva tout à coup dans la forêt, à une cinquantaine de pas, un hurlement si formidable, que toute la vallée semblait en trembler. C’était un grondement creux, sourd et prolongé, pareil à un roulement de tonnerre lointain.

Tous pâlirent, sautèrent debout et regardèrent le Bruxellois, comme pour savoir de sa bouche quel effroyable danger les menaçait de nouveau.

— Ô mon Dieu ! bégaya Donat, ce sont des lions !

— Non, c’est un grizly (l’ours gris de Californie) qui attaque notre mulet et qui est peut-être déjà en train de le dévorer.

— Allons ! allons ! s’écria Kwik. Ours ou non, je ne laisserai pas égorger ainsi la pauvre bête !

Mais le Bruxellois le prit par l’épaule, le retint violemment et grommela :

— Tiens-toi tranquille ! tais-toi, imprudent !

— Tout cela est bel et bon, remarqua Victor ; mais dis-nous, du moins, ce que nous devons faire.

— Ce que nous devons faire ? j’avoue que je ne te sais pas, moi-même. C’est un dangereux animal ; il reste parfois en vie et conserve ses forces avec dix balles dans le corps. Tenez-vous aussi tranquilles que possible, mes amis ; le monstre aura assez du mulet pour se rassasier, et il retournera peut-être à sa tanière après s’être repu.

— Mais qui de nous pourra dormir avec un si terrible voisin ? Un hurlement nouveau et plus terrible s’éleva dans la forêt, comme si l’ours se rapprochait de la tente.

— Attendez, dit Pardoes, un moyen ! Je marcherai en avant, je grimperai sur un arbre, et, de là, je tâcherai de toucher le grizly ; il viendra à moi et se mettra debout contre l’arbre pour me saisir. En ce moment, vous tirerez tous ensemble en visant à la tête, puis vous prendrez vos couteaux, et, s’il le faut, vous enfoncerez votre arme jusqu’à la garde dans la poitrine ou dans le ventre de l’ours. Suivez-moi à une dizaine de pas, ne tirez pas trop vite et ne reculez pas d’une semelle, sinon il y aura deux ou trois morts.

Il se glissa dans le bois, tâcha de juger de la distance par les hurlements et grimpa alors à une certaine hauteur sur un sapin. Ses camarades étaient cachés à six pas de là dans les broussailles, et tenaient le doigt sur la détente de leurs armes.

Bientôt un coup de fusil retentit ; la balle devait avoir atteint son but, car un hurlement de douleur et de rage fit résonner la forêt, et, immédiatement après, les broussailles s’écartèrent, comme brisées par la course furieuse d’un animal gigantesque.

En effet, le grizly avait découvert son ennemi, qui, pour éveiller son attention, agitait son chapeau en l’air.

En un seul bond, l’ours se trouva debout contre l’arbre, leva ses griffes en poussant un grognement et se mit à lécher de son affreuse langue rouge l’écorce de l’arbre, comme s’il flairait déjà une autre proie.

Une forte détonation se fit entendre et cinq baltes atteignirent le monstre, qui tomba en arrière de douleur et de surprise ; mais il se releva sur-le-champ, jeta un regard flamboyant sur ses nouveaux ennemis et se rua vers eux en hurlant. Le matelot, sur lequel l’ours se dirigeait visiblement, pris d’une violente frayeur, s’enfuit pour se réfugier sur un arbre. L’animal furieux, tout couvert de sang, semblait craindre les couteaux étincelants et courut derrière le matelot.

Il l’atteignit juste au pied de l’arbre et le prit entre ses pattes pour l’étouffer, avec des hurlements horribles… par bonheur, au même instant cinq couteaux s’enfoncèrent à la fois dans ses flancs, et sans doute Donat avait touché le cœur avec son long couteau catalan ; car le grizly se retourna, comme s’il voulait encore le saisir ; mais il tomba par terre et demeura étendu dans les convulsions de la mort, en poussant des rugissements rauques. Quelques coups de pistolets abrégèrent son agonie et bientôt il ne fut plus qu’un cadavre d’une formidable grandeur.

Donat courut vers l’endroit où l’on avait entendu les premiers grognements de l’ours et trouva le mulet, à demi déchiré et sans vie dans une grande mare de sang. Il versa des larmes sur le cadavre du pauvre animal, et revint près de ses compagnons, auxquels il raconta, avec des plaintes amères, la fin malheureuse de son fidèle compagnon de voyage.

Tous étaient très-émus, dans la conviction qu’ils avaient couru un grand danger ; la perte du mulet les affligea vivement. À travers ce désert, peut-être à cent milles d’un lieu habité, épuisés, à bout de forces, ils devaient donc désormais porter les instruments et les provisions sur leur dos. Ce voyage si difficile et si triste auparavant, comme il allait devenir pénible et décourageant !

Une heure après, tous étaient roulés dans leurs couvertures sous leur tente. Le Bruxellois était en sentinelle et entretenait avec soin le feu flamboyant pour éloigner les animaux sauvages, s’il y en avait encore dans les environs. Il jeta un regard dans la tente, pour s’assurer que ses camarades dormaient ; il vit à la lueur du feu que les joues de Donat étaient humides et brillaient.

— Naïf garçon, murmura-t-il, qui pleure en dormant la mort d’un animal ! Encore si c’était de crainte d’avoir la claie sur le dos ; mais non, c’est par pure affection.