Traduction par Félix Coveliers (1827-1887).
Calmann Lévy, éditeur (p. 56-69).


III

LA LOI DE LYNCH


Il était très-tard dans la matinée lorsque les chercheurs d’or flamands prirent le café, un long sommeil leur avait fait beaucoup de bien. Aussi étaient-ils très-gais en déjeunant.

Au moment où ils allaient se mettre en route pour les stores, Donat alla chercher le mulet et dit qu’il voulait monter à cheval pour faire suer un peu la bête, afin de ne pas la déshabituer du travail. Les autres ne s’y opposèrent pas, et ils partirent ainsi à cinq, car le baron avait été désigné par le sort pour garder la tente.

Le mulet, qui s’était trouvé pendant cinq jours dans une bonne prairie, était vif et avait une singulière envie de galoper. Donat avait assez de peine à le retenir, et néanmoins il était toujours en avant de ses amis d’une couple de portées de flèche. Après qu’ils eurent marché pendant une demi-heure, ils rejoignirent la route qui conduisait de différents placers aux stores, et ils rencontrèrent beaucoup de chercheurs d’or qui suivaient la même direction ou qui retournaient déjà vers leurs tentes, chargés de provisions. Ces gens-là semblaient inoffensifs et de bonne humeur. Cela enhardit Donat au point qu’il laissait parfois galoper le mulet pendant quelques minutes et qu’il se trouvait à un quart de lieue en avant de ses camarades.

Ce jeu devait avoir une conséquence inattendue. Le mulet, arrivé à un certain endroit, tourna la tête de tous côtés, comme s’il sentait ou entendait quelque chose d’extraordinaire. Puis il se mit à galoper, sans obéir à la bride ni à la voix de son cavalier. Malgré les efforts de Kwik, l’animal têtu avançait toujours avec une rapidité tempérée, mais continuelle.

Au détour d’une montagne, Donat vit les stores et la grande foule amassée devant les tentes des marchands et les débits de boisson. Il criait et tapageait pour arrêter le mulet ; mais celui-ci, n’écoutant rien, le mena à travers la foule jusqu’au store d’un marchand de farine où il s’arrêta tout à coup.

— Qu’a donc cet animal stupide ? grommela Kwik en s’essuyant le front. Je comprends : il voudrait avoir un peu de nourriture sèche, mais cela lui passera sous le nez : il n’aurait qu’à en dévorer pour deux onces d’or !

En disant ces mots, il avait sauté en bas de son âne et voulait l’éloigner du store ; mais du fond de la tente surgit en ce moment une vilaine femme qui s’écria en anglais, les bras levés au ciel :

— God in heaven ! it is our old mule Jack ! « Dieu du ciel ! c’est notre vieux mulet Jack ! » Voilà l’assassin de notre pauvre cousin William ! L’animal reconnaît son écurie ; il a trahi le scélérat !

Et, pendant que Donat, qui ne comprenait rien à ces cris, la regardait d’un air étonné, elle cria et hurla si fort, qu’une foule d’hommes accoururent des autres stores.

La femme raconta, les larmes aux yeux, qu’il y avait une quinzaine de jours, son cousin était parti pour Sacramento avec d’autres muletiers, afin de chercher de la farine ; qu’ils avaient été attaqués en route par des brigands et qu’on avait traîtreusement assassiné son cousin William. Le mulet de William était devant la porte et l’assassin sans doute aussi.

Un homme sauta sur Donat, le prit par le collet et le secoua rudement, tandis qu’il disait en français à son oreille :

— Ah ! coquin, j’ai été pour toi dans la fosse aux lions sur le Jonas ; maintenant, ta dernière heure est venue !

Et aussitôt il se mit à crier en anglais :

— La Lynch law ! Lynch law ! Une corde, une corde ! À la potence, l’effronté meurtrier !

Kwik essaya de se justifier dans toutes les langues du monde.

C’être mon bête ! I found l’âne. Celui-là voleur, filou, spitsboef ; moi, bon garçon, good boy, donderwetter, chrétien, moi, Donat Kwik.

Son baragouin bizarre fit rire quelques-uns des assistants ; mais la femme vindicative apporta une corde, et, en un clin d’œil, la moustache rousse du Jonas avait jeté un nœud coulant au cou du pauvre diable.

— Approchez ce tonneau vide ! s’écria-t-il. Nous le pendrons à ce montant de bols qui fait saillie au bout de la tente.

Kwik fût jeté sur le tonneau ; la moustache rousse se tenait debout derrière lui et tâchait de nouer le bout de la corde à cette traverse.

Donat, qui voyait bien que c’était sérieux et qu’il ne pourrait se défendre contre la foule furieuse, laquelle demandait sa mort immédiate, se laissa tomber à genoux sur le tonneau et se mit à prier en levant vers le ciel ses yeux pleins de larmes.

Lorsqu’il sentit que le nœud coulant lui serrait la gorge, il murmura encore :

— Ô mon Seigneur, ayez pitié de ma pauvre petite âme ! — Adieu, Anneken ! adieu, jusque dans l’autre monde !

Cette attitude et la dévotion qu’on pouvait lire sur le visage abattu de Donat, inspirèrent de la pitié à quelques-uns des assistants. Cinq ou six s’avancèrent et crièrent à la moustache rousse :

— Arrêtez ! arrêtez ! ce n’est pas ainsi que doit être appliquée la loi de Lynch ! Donnez à ce malheureux le temps de se justifier.

— Pendez-le ! pendez-le ! criaient d’autres voix. Mais ceux qui s’étaient opposés à la pendaison immédiate tirèrent leurs revolvers et dirent :

— D’après la loi de Lynch, le peuple est le juge ; nous sommes du peuple et nous voulons juger !

La moustache rousse, qui craignait une balle, se tint col, mais demeura sur le tonneau avec la corde à la main.

Donat fut interrogé en deux ou trois langues différentes par ses protecteurs, pour savoir de lui comment il avait le mulet en sa possession ; mais la soûle chose qu’ils pouvaient comprendre de ses réponses, c’est qu’il avait trouvé le mulet. Le jeune homme, terrifié, pleurait à chaudes larmes et sanglotait tout haut, et son inintelligible langage n’y gagna certes pas en clarté.

Tout à coup le frère du William assassiné accourut d’un store éloigné et exigea en termes furibonds la mort immédiate du coupable.

Ses protecteurs, convaincus qu’on ne pouvait obtenir des éclaircissements satisfaisants de l’accusé, cessèrent de le défendre et se retirèrent.

En un instant, la moustache rousse eut lié la corde au bois, et il levait déjà le pied pour lancer son innocente victime dans l’éternité… quand, tout à coup, au triple cri d’horreur et de rage retentit derrière la foule des assistants. Un jeune homme avec des cheveux blonds, suivi de trois hommes taillés en hercules, sauta dans le cercle, tira, par un mouvement prompt comme l’éclair, un couteau de sa ceinture, coupa la corde, et pressa dans ses bras l’assassin supposé avec les témoignages d’une affection inquiète.

— Ah ! ah ! cria Jean Creps en dirigeant son revolver sur la moustache rousse, toi, tu voulais être le bourreau de ce pauvre Donat ! Fais un geste, un seul, et je t’étends par terre comme un chien que tu es !

Il se fit un grand mouvement dans la foule : les uns voulaient voir exécuter la loi de Lynch ; les autres prenaient le parti de Donat et de ses camarades. Il était très-probable que les couteaux et les pistolets allaient se mettre de la partie et qu’un combat sanglant allait se livrer.

Mais Roozeman, qui tenait encore son ami embrassé, fut profondément ému du danger qui le menaçait. Il s’avança au milieu du cercle et dit d’une voix douce et insinuante et en un anglais très-pur.

— Gentlemen, je vous en prie, laissez-moi parler un instant. Accordez-moi cette grâce que j’implore à mains jointes. Vous m’en serez reconnaissants ; car je vous épargnerai une injustice, que des hommes d’honneur comme vous ne voudraient jamais commettre de propos délibéré. Vous jugerez ; nous nous soumettrons docilement à votre décision. Puis-je parler ?

Ses auditeurs furent touchés, moins encore de ce qu’il disait, que du ton expressif et attendrissant de sa voix.

— Parlez ! parlez ! criait-on de tous côtés.

Alors Roozeman se mit à raconter brièvement, avec une éloquence émouvante, comment ils avaient trouvé le mulet pendant leur voyage, ce qu’ils avaient fait pour sauver d’une mort certaine John Miller, et comment ils avaient vu en chemin, avec une bande de brigands, l’homme même qui était là sur le tonneau et qui voulait, par vengeance contre un innocent, remplir l’office de bourreau. Il raconta également comme quoi John Miller leur avait déclaré que celui qui avait percé son pied d’une balle était un homme avec de longues moustaches rousses et des yeux extrêmement petits.

Cette plaidoirie, quoiqu’elle ne démontrât pas directement l’innocence de l’accusé, avait fait une impression favorable sur beaucoup d’assistants ; mais alors un homme à moitié ivre prit la parole, et fit entendre à la foule, avec un tas de plaisanteries qui soulevèrent le rire général, qu’il n’y avait rien à conclure des paroles du précédent orateur, sinon qu’on avait maintenant deux bandits à pendre au lieu d’un. La plupart des assistants l’applaudirent ; des cris de mauvais augure s’élevaient de toutes parts et on paraissait très-décidé à pendre Donat, ainsi que la moustache rousse.

Tout à coup, un homme, qu’à son costume on pouvait reconnaître pour un muletier, perça la foule et s’écria d’une voix qui dominait tout autre bruit :

— Gentlemen, écoutes le témoignage de la vérité. J’étais avec le pauvre William lorsque nous fûmes attaqués par les bandits. Celui qui frappa mon pauvre ami d’un coup de feu dans la poitrine n’était autre que l’homme aux longues moustaches et aux petits yeux. Je le reconnais bien, et je réponds sur ma vie de la vérité de mes paroles.

Une tempête de malédictions vengeresses s’éleva du sein de la foule.

— Le bourreau au gibet ! tuez la moustache rousse ! À la corde, le bandit ! cria-t-on de tous côtés.

Voyant que Jean Creps détournait les yeux de lui, la moustache rousse sauta à terre et s’enfuit entre les tentes ; mais un grand nombre de chercheurs d’or le poursuivirent en hurlant, et, comme il allait atteindre le pied des rochers, il tomba sans vie, percé de dix balles…

La foule circula encore pendant un instant ; mais elle s’éclaircit rapidement, et bientôt chacun passa son chemin, comme si rien ne s’était passé.

Donat était inconsolable ; il avait, par une protection particulière du ciel, disait-il, conservé la vie ; mais, en revanche, il avait perdu son cher mulet, puisque les propriétaires l’avaient emmené dans leur tente. Il voyait l’animal de loin, qui le regardait d’un air désolé.

Lorsque ses amis voulurent le conduire plus loin, vers les autres stores, il résista pendant quelque temps à leurs instances, comme si ses pieds refusaient de s’éloigner de son fidèle compagnon de voyage. Les lames jaillissaient de ses yeux et il murmurait un triste adieu.

— Ah çà, s’écria Victor, enchanté d’une idée qui lui vint, comment pourrons-nous, dans notre voyage vers le placer inconnu, porter des provisions pour tout un mois, sans le secours d’une bête de somme ? Si nous demandions à acheter le mulet ?

— Impossible ; il coûterait trop cher, répliqua le Bruxellois.

Un homme frappa par derrière sur son épaule en disant :

— Gentleman, ma femme ne veut plus du mulet, il lui rappelle trop le pauvre William, qui a été assassiné si misérablement. Achetez-le ; je vous le donne pour trente dollars.

— C’est fait, répondit le Bruxellois, en suivant l’homme à son store pour le payer.

Avant qu’ils eussent payé le marché, Donat accourut, en pleurant de joie, avec son ami retrouvé. Il lui parlait, le caressait et l’embrassait si gaiement, que le boutiquier ne put se retenir et éclata de rire.

Les Flamands achetèrent dans le même store des provisions pour huit jours et chargèrent les vivres sur le mulet, qui avait maintenant une meilleure bride. Ils burent aussi chacun un grog.

Pour payer tout cela, Pardoes fut obligé d’ouvrir sa ceinture de cuir et d’y prendre quelques pépites ; mais il les cacha autant que possible, car il entendait s’élever à côté de lui des cris d’admiration, et il voyait trois ou quatre hommes dont les yeux se fixaient avec envie sur ses mains.

Il commanda pour chacun un second grog, fit verser dans une bouteille assez d’eau-de-vie pour donner une part égale au baron, puis ils s’éloignèrent du store.

— Camarades, dit Pardoes, nous ferions bien de retourner immédiatement à notre placer. La moustache rousse peut avoir des amis et un coup de pistolet est bientôt lâché ; d’ailleurs, je ne sais, mais je remarque ici des visages qui ne me plaisent pas. Nous avons assez des stores pour aujourd’hui. Allons, partons.

On suivit son conseil. À une demi-lieue de leur placer, il s’arrêta et dit tout bas :

— Messieurs, je crois que ces trois hommes qui marchent là-bas derrière nous suivent nos traces.

— Ils ne sont que trois, observa Jean Creps. Ils seraient bien mal avisés s’ils osaient nous attaquer en si petit nombre.

— S’ils nous suivent réellement, ce n’est pas là leur intention, dit Pardoes. Je crois reconnaître l’un d’eux, il était à côté de moi au moment où je payais mon compte dans le store. Ce qu’ils cherchent, c’est à savoir dans quel placer nous avons trouvé nos pépites. S’ils réussissent dans ce projet, nous les aurons demain pour compagnons là-bas. Nous avons assez de temps ; nous nous éloignerons de notre placer par quelques détours dans les montagnes et nous fatiguerons probablement ainsi nos espions. Par ici.