Albin Michel (p. 93-100).

IX

FRANCHUCHAS

Deux millions d’habitants. Des rues où le tramway est forcé de rentrer son ventre pour passer. À la fois bazar et métropole. Suspendu par un fil invisible, tenu là-haut par Dieu le Père lui-même, un autre Dieu, invisible également, se balançant au-dessus de la ville. Tous les Argentins — tous ! — à genoux devant lui. Il n’est même pas en or, il s’appelle l’Argent !

Un peuple au maillot, traits encore vagues : oriental dès qu’il assis devant un café, passionné dès qu’il entre en affaires, prévenant et poli comme les membres de deux équipes de rugby quand elles sont en action pour un match international !

Buenos-Aires !

Un port à la place du cœur !

Italie, Espagne, Pologne, Russie, Allemagne, et quoi encore ? Syrie et pays basque, chaque jour, chaque jour, comme s’il s’agissait de combler un terrain à bâtir, déversant là leur supplément de matériel humain.

Des horizons ont des clochers, d’autres des minarets, d’autres ont des coupoles. Chacun sa religion. Ici des cheminées de bateaux.

Chercheurs d’or ? Ah ! ouiche ! Chercheurs de pesos.

À l’embouchure des fleuves géants, la mer n’est pas jolie. Elle est boueuse. C’est la faute des terres anonymes qui descendent de loin sur le courant des grands rios. Anonymes aussi ces hommes en troupeau, débarquant, grouillant, vivant dans la capitale, non décantée, de la Républica Argentina.

Des hommes, des hommes, des hommes.

Désirs ! sauvages fleurs de la jeunesse et de la santé ; solitude ! fiévreuse maladie des pionniers célibataires ; richesses ! irrésistibles tentatrices du péché qui s’est fait chair, tout cela, tout cela rôdant comme un nuage, dans la cité.

Buenos-Aires !

Tous les matériaux indispensables à la construction d’une immense ville en gésine, débarquant là.

Tous !

Même le plus indispensable.

La femme !

Les ferrailles, les machines, les pointes sur les casques étaient allemandes. Le chemin de fer, le vêtement, le cornichon à la moutarde étaient anglais. L’automobile, les rasoirs, la mauvaise éducation étaient North America, le terrassier était italien, le garçon de salle était espagnol, le lustro était syrien.

La Femme était française ! Franchucha !

À San-Luis, à Villa Mercédès, à Roca, stations du long chemin qui mène à la Cordillère des Andes. Sur son versant, à Mendoza. Sur le Paraguay, et le Parana, à Rosario, à Santa-Fé, à Concordia, à La Paz, jusqu’à Goya ! Jusqu’aux portes du désert du Chaco austral : à Corrientès. Sur le Salado, à Salavina, à Tucuman. Jusqu’à Salta, jusqu’à Jujug chez les condors ! Au Sud : à La Plata, à Bahia Blanca. Et même jusqu’au pays des peaux ! dans l’indomptée Patagonie !

Dans les pampas infinies où l’on sent l’abandon.

Aux campos, partout où des hommes seuls s’efforçaient à prendre racine dans ce sol neuf, on voyait monter, procession amère, des jeunes femmes allant se vendre.

Ces femmes venaient de France.

Franchuchas !

Le gros de l’armée était pour Buenos-Aires.

Elles ne sont pas arrivées en croupe sur les chevaux de guerre de San-Martin et d’Alvéar ; c’est tout ce que l’on peut leur reprocher. Ces généraux ont déclaré l’Indépendance, l’armée des Gallines l’a maintenue. Qu’eussent fait, sans elles, les conquérants de la terre nouvelle ? Elles leur apportèrent sinon l’amour, du moins son mensonge. Et il y a de beaux mensonges !

On fêta naguère le centenaire de la Liberté et la gloire relative de Buenos-Aires. Il y eut des discours. On parla de tout : de victoires, de commerce, de pesos. Export, Import, par la voie du port ! Aucun orateur, ni le Président de la République, ni l’archevêque n’envoya un souvenir à la collaboratrice des jours et des nuits héroïques. Pouvoirs publics, voilà votre ingratitude !

Les généraux libérateurs ont leur statue, les chevaux des généraux ont la leur par la même occasion. Il y a le Penseur de Rodin, sur la plaça du Congresso. Pourquoi le Penseur a-t-il éprouvé le besoin de venir penser à Buenos-Aires ? Il devait être fatigué de penser ! Bref ! les statues ne manquent pas.

Nouvelle ingratitude, la Galline n’a pas la sienne ! Je la réclame.

Et cela au nom de la France et de la Justice !

Elle serait en marbre blanc et sans tache. Dressée à la sortie du port pour que les arrivants pussent d’abord la saluer.

Il est un square, face à l’entrée de la nouvelle poste. Je retiens l’emplacement. Ainsi notre sœur serait-elle, entre Christophe Colomb qui a découvert le continent, et San-Martin qui a découvert la Liberté. Elle, la chère enfant, a découvert l’Argentin !

On la verrait, le mollet agréable et l’œil plein de langueur, mais si courageux.

Un ruffian dans le bas-relief, bien entendu.


À LA FRANCHUCHA

LE PEUPLE ARGENTIN RECONNAISSANT


Le jour de l’inauguration, si le ministre de France est atteint d’un rhume de cerveau, j’irai, moi, prononcer le discours, au nom de la mère Patrie. J’en prends, ici, l’engagement. Je saurai quoi dire !

Frères latins ! commandez le marbre !

Elle a tout connu, la Franchucha. Elle a d’abord connu l’Argentin. Frères, je dois vous le dire, si tout en l’aimant vous la méprisez, elle vous le rend bien sans vous aimer.

C’est toujours autant de gagné !

Tout connu ! Vous la trouvez à la Boca, c’est-à-dire tout à fait dans le fond, non seulement le fond de Buenos-Aires, mais le fond de tout, et encore du reste ! Vous la trouvez, solitaire, dans sa petite maison « casa francesa » à tous les « cuadres » du vaste damier de Buenos-Aires. La loi permet une « casa » sur chaque face du « cuadre ». Quatre casa, quatre femmes, souvent quatre Françaises à l’hectare carré ! Vous la trouvez dans la rue. Les initiés appellent celle-ci et ses sœurs la garde du consulat de France. Les soirs, dès six heures, elles se promènent devant le Consulat comme si elles recherchaient non seulement ce qu’elles cherchent, mais aussi une protection. Est-ce le Consulat qui s’est installé sur le trottoir, à cause des petites compatriotes ? Sont-ce les compatriotes qui ont choisi ce bitume à cause du Consulat ? Enfin, dans l’ensemble, nous avons de la chance : si notre Consulat est dans le centre, notre légation est dans un quartier retiré. Ainsi, évitons-nous la garde de la légation !

Vous la trouvez dans tout ce qu’il y a de plus triste au monde sur la surface du globe, dans les établissements où la nuit, on s’amuse à s’ennuyer.

La désolation des lieux où l’on s’amuse !

Dans les dancings, les Tabaris, les Florida, les Maïpu-Pigalle et autres gales de nuit !

Là, elle prend le nom d’artiste.

La ronde est fermée. L’Argentin est au milieu. À lui, le choix !


Franchuchas ! filles de France, vous n’êtes que ce que vous êtes. On ne peut vous donner en exemple à l’humanité. Il est juste, cependant, de prendre la parole, une fois, en votre nom. Que vos compatriotes, les Français, vous jugent suivant la mesure d’une morale dûment établie, comment faire autrement ? L’esprit des clans sociaux est limité et j’ose dire que c’est un bienfait des dieux. Où irions-nous, si ceux qui ne peuvent aller, sans vertige, jusqu’au bout d’une pensée, avaient le droit d’atteindre ce bout ? Ils tomberaient au fond d’un précipice, et se fracasseraient le crâne, où, bien à l’aise, vivait leur matière cérébrale ! Quel avantage, je vous le demande, en retirerait la société dont la base est d’être commune ? Mais pour les Argentins, l’affaire est différente. Tout en vous payant, ils vous doivent encore. Vous avez été les éducatrices d’élèves plutôt frustes. Vous n’en avez pas encore fait quelque chose de tout à fait remarquable. Sans doute était-ce assez difficile ? Mais vous y travaillez toujours.

Et cela prouve que vous ne manquez pas de courage !