Alphonse Picard et Fils, Éditeurs (p. 167-208).

LE GRAND ORIENT DE FRANCE
devant
LE CONSEIL D’ÉTAT[1]
EN 1863




En rangeant d’anciens papiers du temps où j’appartenais au Conseil d’Etat, je viens de retrouver les notes que j’avais prises pour l’affaire la plus importante, je crois, dont j’ai été chargé pendant ma carrière, le projet le décret qui aurait reconnu comme établissement d’utilité publique le Grand Orient de France. À côté de mes notes, j’avais conservé une lettre de M. Cornudet, l’un des hommes qui, dans le cours de ma vie, m’ont inspiré le plus de respect et de sympathie. Il n’avait pu assister à la séance ; il n’avait pas entendu mon rapport et il m’avait prié de lui communiquer mes notes. En me les renvoyant, il m’écrivit : « Merci, cher collègue, gardez précieusement ce rapport fort bien fait et très curieux. Un jour ce document aura peut-être la valeur d’un document historique. Tout à vous, Léon Cornudet. — Vous devriez le donner aux sténographes du Conseil pour qu’ils le reproduisent exactement. »

Je ne puis me rappeler si j’ai suivi ce dernier avis. En tout cas, le procès-verbal des sténographes a été brûlé lors de l’incendie du Palais d’Orsay par la Commune, en 1871. Mais il me paraît probable que je n’ai pas pris alors la peine de mettre au net mon brouillon informe. À cette époque, je n’avais ni le goût, ni le temps de me recopier moi-même. Je n’étais pas encore arrivé à l’âge où l’on tient à garder la trace de son travail. Tant qu’on a devant soi l’avenir, qu’importe ce qui est passé !

Aujourd’hui l’avenir n’existe plus pour moi ; c’est le passé qui m’intéresse et qui m’attire. J’aime à me reporter à ce que j’ai fait, à le revoir, à le juger, et même, maintenant que je ne puis plus agir, à l’écrire, dussè-je être le seul qui le lise jamais. Je me figure revivre ce temps si éloigné, le bon temps, puisque c’était celui où j’avais la force et la jeunesse. Comme je comprends aujourd’hui que les vieillards, surtout ceux qui ont été des hommes d’action, aient la tentation d’écrire leurs mémoires ! Raconter sa vie, c’est se donner l’illusion d’agir encore.

Peut-être d’ailleurs viendra-t-il un jour où il ne sera pas hors de propos de rappeler la question dont le Conseil d’État a été saisi en 1863 et les incidents auxquels elle a donné lieu au sein de cette assemblée.

En 1861, la Franc-Maçonnerie avait traversé une crise. Le prince Murat, qui en avait été élu Grand Maître sept ans auparavant, arrivait au terme de son mandat. Il venait de voter au Sénat pour le maintien du pouvoir temporel du Pape, et ce vote avait irrité contre lui un certain nombre de Francs-Maçons. Les mécontents cherchèrent à lui opposer un concurrent. Afin de rester dans les traditions de la Franc-Maçonnerie, qui, pour prouver qu’elle n’était pas un danger politique et pour donner au pouvoir l’illusion d’une garantie, choisissait volontiers comme porte-drapeau un membre de la famille régnante, ils s’adressèrent au Prince Napoléon, qui, lui, avait voté contre le pouvoir temporel. Le Prince commença par refuser ; puis il consentit à se laisser porter contre son cousin. L’élection devait avoir lieu pendant la session annuelle de l’Assemblée législative maçonnique, rue Cadet. Dès la première séance, des incidents fâcheux, des violences même, dit-on, éclatèrent entre les partisans des deux princes rivaux. Le Préfet de Police, averti, ajourna d’autorité l’élection. Plus tard !’Empereur intervint à son tour, et, afin de faire cesser l’antagonisme entre ses deux parents, il s’attribua, par un décret du 11 janvier 1862[2], le droit de nommer le Grand Maître, qui, jusque-là, avait été électif. Il désigna le maréchal Magnan. Celui-ci, dit-on, n’était même pas Franc-Maçon ! Le bruit courut alors qu’on avait dû lui conférer en un seul jour les trente-trois grades, les trente-trois degrés d’initiation nécessaires pour lui permettre de figurer parmi les trente-trois membres du Conseil et pour devenir le chef de l’Ordre maçonnique. Le Maréchal trouva la Maçonnerie dans une situation financière embarrassée. Elle avait acheté, rue Cadet, au prix de 1,500,000 francs, un immeuble destiné à lui servir de lieu de réunion. Sur ce prix, elle devait encore 500 ou 600,000 francs.

Les créanciers, parmi lesquels figurait le prince Murat, réclamaient leur remboursement. Pour les payer, il fallait emprunter. Le Maréchal s’adressa au Crédit Foncier. Là il se heurta à une objection légale. Le Grand Orient n’était pas investi de la personnalité civile. Pour acheter son immeuble, il avait constitué, dans une forme analogue à celle qui venait d’être imaginée par les congrégations religieuses, une société civile à laquelle avait été attribuée la propriété nominale. Mais cette société, simple prête-nom fictif, ne présentait pas les conditions légales indispensables pour satisfaire aux exigences des statuts du Crédit Foncier.

Il fallut aviser. Afin de donner à l’Association maçonnique la qualité légale qui lui manquait, le Maréchal demanda qu’elle fût reconnue comme établissement d’utilité publique.

À tout autre moment, personne n’eût songé à accueillir une telle demande. Mais à cette époque la question romaine agitait les esprits. Les catholiques, longtemps favorables à l’Empire, commençaient à passer dans l’opposition. La Société de Saint-Vincent-de-Paul, avec ses conférences répandues dans tout le pays, était une puissance. Le gouvernement craignit qu’elle ne cherchât à exercer une influence politique dans les élections qui allaient avoir lieu au mois de mai 1863, et il voulut annuler cette influence, ou s’en emparer. Il offrit à la Société de Saint-Vincent-de-Paul de la reconnaître comme établissement d’utilité publique. Cette faveur aurait assuré à la Société de grands avantages : le droit de devenir propriétaire sans avoir besoin de recourir à un prête-nom, de placer ses fonds en son nom, d’ester en justice ; le droit de revendiquer devant les tribunaux la délivrance des legs nombreux qui lui étaient adressés, et dont, à défaut de personnalité légale, elle était obligée d’attendre le paiement de la bonne volonté souvent peu empressée des héritiers. Mais d’autre part, la reconnaissance impliquait le contrôle de l’administration. Elle aurait placé la Société sous la tutelle des pouvoirs publics, l’aurait obligée à rendre des comptes, à demander des autorisations, etc. Elle aurait, en un mot, fait disparaître l’indépendance dont la Société avait joui jusqu’alors. La Société de Saint-Vincent-de-Paul, redoutant l’avenir et ne se souciant pas d’aliéner sa liberté d’action, refusa la faveur qui lui était offerte.

Par une coïncidence singulière, ce fut à ce même moment que le maréchal Magnan sollicita pour la Franc-Maçonnerie, que d’ailleurs il n’avait pas consultée, précisément cette attache officielle que déclinait la Société Catholique.

M. de Persigny, ministre de l’Intérieur, saisit avec empressement l’occasion de faire ressortir le contraste entre le bon esprit que témoignait la Maçonnerie et l’esprit d’opposition ou de défiance que manifestait la Société de Saint-Vincent-de-Paul. En accédant au désir du Maréchal, il trouvait le moyen de faire échec à la Société Catholique, et en même temps de confisquer, — du moins il s’en flattait, — la Franc-Maçonnerie.

Mais ce n’était pas tout que d’envoyer au Conseil d’État un projet de décret portant reconnaissance du Grand Orient comme établissement d’utilité publique : il fallait encore obtenir que ce décret fût favorablement accueilli par le Conseil. Le Conseil d’État du second Empire était sans doute très gouvernemental, mais il était aussi fort indépendant. Parmi ses membres, plusieurs étaient animés de sentiments profondément religieux, et l’on devait s’attendre à ce qu’ils fussent peu favorables au projet.

Le catholique M. Cornudet, le protestant M. Léon de Bussières étaient les hommes les plus respectés du Conseil : leur caractère, l’élévation de leur pensée et de leurs sentiments, leur talent de parole leur donnaient à juste titre une grande autorité sur leurs collègues. L’un et l’autre étaient dévoués à l’Empire qu’ils considéraient comme le défenseur de l’ordre social, mais ils avaient prouvé qu’ils n’hésitaient pas à combattre les mesures que leur conscience condamnait. On pouvait donc prévoir une contradiction sérieuse. Aussi eût-il été naturel, à cause de l’importance exceptionnelle de l’affaire, d’en confier le rapport à un conseiller d’État. Cependant le dossier me fut envoyé. J’étais, à la section de l’intérieur, le rapporteur ordinaire des décrets qui reconnaissaient comme établissements d’utilité publique les sociétés savantes. Peut-être mes chefs pensèrent-ils, en chargeant de cette affaire un simple maître des requêtes, en voiler la gravité, et lui donner l’apparence d’une simple affaire administrative, semblable à toutes celles que l’on avait l’habitude de me voir traiter.

Je ne m’étais jamais occupé de politique, ni de questions religieuses, ni de franc-maçonnerie. Je n’avais d’avance aucune prévention contre le projet, aucun parti-pris.Je trouvai la question intéressante, je commençai à l’étudier au point de vue très terre-à-terre de notre jurisprudence habituelle. Elle se présentait sous une forme qui s’écartait sensiblement de nos traditions et qui, dés l’abord, attira mon attention.

Le projet de décret que nous envoyait le ministère reconnaissait comme établissement d’utilité publique, non pas l’association maçonnique dans son ensemble, mais seulement le Grand Orient de France, en exceptant formellement de la mesure les Loges et les Ateliers de son obédience. Pourquoi cette précaution inusitée ?

Au lieu d’approuver, suivant l’usage, des statuts formant un ensemble complet et destinés à régir ouvertement et définitivement l’œuvre reconnue, le décret choisissait dans la constitution maçonnique quatre articles ; il les détachait des autres et il les isolait pour les approuver. Quant aux autres, il ne les approuvait pas, il ne les abrogeait pas, il semblait en ignorer l’existence !

Ainsi l’autorité accordait son patronage à une société dont elle semblait refuser de connaître l’organisation véritable, la composition et le but.

D’autre part, le Maréchal présentait sa demande tout seul, sans y joindre ces délibérations du conseil d’administration ou de l’assemblée générale que nous avions l’habitude de trouver dans tous nos dossiers et que notre jurisprudence jugeait indispensables. Seules, en effet, ces délibérations pouvaient nous assurer que l’œuvre en instance désirait véritablement obtenir la faveur sollicitée en son nom, et qu’elle était disposée à se soumettre aux conditions auxquelles cette faveur était légalement subordonnée.

Enfin, le dossier ne renfermait aucun renseignement sur la situation financière de la société, aucun élément de statistique, aucun de ces documents nécessaires pour faire connaitre l’œuvre, et que nous exigions toujours.

M. Alfred Blanche, conseiller d’État, avec qui j’avais eu toujours les relations les plus sympathiques, vint me parler de l’affaire pour me la recommander et me l’expliquer. Il était l’un des trente-trois membres du conseil du Grand Orient, l’un des séides du Maréchal, l’un de ceux qui l’avaient engagé à demander la reconnaissance pour sortir d’embarras. Je lui soumis ces difficultés, qui jusque-là ne portaient que sur des points de pure forme, mais qui eussent suffi pour arrêter toute autre affaire. Il en comprit le danger et il chercha avec moi à les résoudre. Il était d’autant mieux en mesure d’y réussir qu’il était profondément versé dans la législation et dans la jurisprudence administratives. Quelques jours après, l’on m’envoya des statuts plus corrects, du moins en apparence, et diverses pièces qui constituaient une instruction un peu moins sommaire.

Toutefois, pendant que M. Alfred Blanche s’efforçait de compléter ainsi le dossier, l’étude à laquelle je me livrais me faisait apercevoir de plus en plus la gravité du projet. L’affaire m’apparut, non plus comme une question de simple administration, mais comme une question politique au premier chef. J’exprimai nettement le regret qu’on n’en eût pas chargé un membre plus autorisé qu’un maître de requêtes de seconde classe, et je finis par dire à M. Blanche que, décidément, la mesure proposée me paraissait de nature à créer au gouvernement beaucoup d’ennemis, et que je conclurais contre le projet. M. Blanche fut très ému, se rendant compte que ma conclusion défavorable éveillerait l’attention du Conseil d’État et qu’elle pouvait tout compromettre. J’avertis aussi de ma décision mon président, M. Boinvilliers, qui ne me cacha pas son mécontentement. Il eut soin de prévenir M. Thuillier, alors directeur général des affaires départementales et communales, et à ce titre conseiller d’État en service extraordinaire. M. Thuillier était un ancien avocat d’Amiens, qui, en 1848, avait quitté le barreau pour une préfecture. Désabusé plus tard de la République et devenu l’un des plus ardents serviteurs de l’Empire, il avait conservé l’esprit intolérant et violent de son ancien parti. Il venait rarement au Conseil d’État. Malgré le talent réel qu’il y aurait apporté et dont plus tard il fit preuve, il n’y aurait peut-être pas eu toute l’autorité à laquelle il aurait pu s’attendre. Le Conseil d’État, quelle que soit son origine, est vite amené, par son rôle d’arbitre entre l’intérêt public et l’intérêt privé, à une sereine impartialité. Il n’hésite pas à donner tort à l’administration quand il estime qu’elle se trompe. Il redoute l’esprit de parti, et il se défie des politiciens. Sous le second Empire, ce n’étaient pas les plus ardents bonapartistes qui y étaient écoutés avec le plus de faveur. Le Conseil réservait sa confiance pour les hommes qui, moins engagés dans les querelles politiques, estimaient que le meilleur moyen de servir un gouvernement c’est de le faire aimer, de donner une satisfaction équitable aux divers intérêts que l’administration a pour mission de concilier. M. Thuillier, d’ailleurs, aurait sans doute considéré comme peu utilement employé le temps qu’il aurait passé à nos séances. Habitué à expédier rapidement les affaires d’intérêt privé ou de simple administration qui ne présentaient pas un intérêt politique, il jugeait d’ordre inférieur notre rôle. Nous étions chargés, semblait-il croire, de mettre en harmonie avec la lettre de la loi et avec les scrupules de la jurisprudence la forme des décisions que l’autorité administrative jugeait utile de prendre. C’était une besogne de metteurs en page, de correcteurs d’épreuves, qui ne méritait pas l’attention d’un personnage, capable de s’élever à l’appréciation de la portée politique d’une mesure. Quelques semaines plus tard, il fut nommé président de notre section ; le jour où il vint prendre possession de son fauteuil, lorsqu’il apprit que nous avions deux séances par semaines, il s’écria, d’un ton de surprise et de commisération : « Hé ! mon Dieu ! qu’en pouvez-vous faire ? » Il ne connaissait aucun de nous, du moins aucun des rapporteur, et quand on lui dit que le maître des requêtes chargé du rapport avait l’intention de combattre le projet, cette opposition lui parut une inconvenance aussi déplacée qu’imprévue, et il l’attribua à un esprit d’hostilité systématique contre le régime impérial. Je fus pour lui ce que l’on appelait alors « un échappé des anciens partis ».

Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’il vint à la section de l’Intérieur le jour où je devais faire mon rapport.

Avant de me donner la parole, et comme pour prémunir la section contre ce que j’allais dire, M. Boinvilliers expliqua que l’affaire était très simple : il s’agissait de mettre le Grand Orient, dont le maréchal Magnan venait d’être nommé Grand Maître, en situation légale de contracter un emprunt. Tout le monde était d’accord. Il n’y avait pour le gouvernement que des avantages à consacrer par une mesure administrative l’harmonie qui existait entre la franc-maçonnerie et l’État, et l’on ne s’expliquait pas que le rapporteur, qui avait d’abord accepté le projet, eût tout à coup changé d’opinion. M. Boinvilliers laissait entendre que ce revirement ne pouvait être dû qu’à des influences extérieures. Je n’ai pas besoin de dire qu’en cela il se trompait.

Ce fut après ce préliminaire inusité que je dus prendre la parole. J’étais toujours très ému quand il me fallait parler. Naturellement je le fus plus qu’à l’ordinaire ce jour-là. Je dis cependant à peu près tout ce que j’avais l’intention de dire, grâce aux notes qui m’empêchaient de perdre le fil. Mais, étant fort troublé, je m’exprimai avec un accent de timidité qui, me dit-on ensuite, acheva d’exaspérer contre moi M. Thuillier, parce qu’il accentuait davantage mes objections.

Je n’essayerai pas de résumer ici mon rapport à la section, puisque je vais reproduire plus loin celui que je fis à l’Assemblée générale. J’en rappellerai seulement quelques passages qui ne se retrouvent pas dans ce dernier rapport. Je donnai lecture du projet de décret, du rapport très succinct du Ministère, ainsi que d’une note écrite par le Maréchal lui-même pour expliquer ses motifs. Le Maréchal y disait, entre autres choses, qu’il se proposait de nettoyer les étables d’Ogias (sic). Pendant la discussion je dus passer cette note à quelques conseillers qui me la demandèrent pour la relire ; quand elle nie revint, le mot Ogias, écrit à la fin d’une ligne, avait disparu, emporté par un coup d’ongle secourable. Il ne restait que l’appréciation portée par le nouveau Grand Maître sur la situation qu’il était chargé de débrouiller.

« La Franc-Maçonnerie, disais-je, n’est pas sans doute une société secrète, mais c’est une société à secrets. Or l’État ne peut reconnaître que ce qu’il connaît ». Laissant de côté les doctrines secrètes de l’Association Maçonnique, j’ajoutai que les doctrines ouvertement professées par elle étaient inquiétantes. « Elle proclame son respect pour tous les cultes, mais derrière ce mot elle laisse apparattre l’indifférence et même le dédain pour toutes les religions positives. Elle prescrit le travail et elle interdit l’oisiveté volontaire. Mais elle garde le silence sur la propriété. L’admet-elle ? Ne prétend-elle pas condamner celle qui n’est pas le fruit direct du travail ? Cette conséquence n’est pas formellement écrite dans ses statuts, mais il est facile de l’en faire découler, et il semble que déjà quelques Loges, non désavouées par le Grand Orient, condamnent ouvertement l’hérédité, voire même la propriété. Dans un pays où les mœurs, les lois, la Constitution regardent la religion, la propriété, l’hérédité, la libre disposition des biens, comme les bases de l’organisation sociale, le gouvernement peut-il accorder son patronage officiel à une Association qui semble répudier ces bases ? »

Ma conclusion fut que, tout en respectant dans la Franc-Maçonnerie la liberté de la pensée et même la liberté du culte, car cette Association a son culte et ses rites qu’elle célèbre dans le mystère, il valait mieux ne pas lui attribuer le caractère d’établissement d’utilité publique reconnu par l’État ; que cette mesure serait de celles dont se réjouissent les ennemis du gouvernement et dont s’attristent ses amis ; que si, pour être agréable au Maréchal et pour aplanir les difficultés qu’il rencontrait dans sa tâche nouvelle, on tenait à donner au Grand Orient le moyen légal de contracter un emprunt hypothécaire, il faudrait au moins faire rentrer la Franc-Maçonnerie dans le droit commun des autres sociétés ; l’obliger à se faire connaître complètement et sans réserves, à fonctionner publiquement et ouvertement. Accepterait-elle, par exemple, la législation qui régit les sociétés de secours mutuels, la présence d’un délégué de l’autorité à ses réunions, la nomination des présidents de ses Loges par l’administration, ou tout au moins par le Grand Maître, représentant de l’Empereur ?

M. Thuillier prit aussitôt la parole, et sans donner, autant que je puis me le rappeler, aucun argument sérieux pour me répondre, il se contenta de déclarer, d’un ton autoritaire, que le gouvernement savait ce qu’il faisait ; que la mesure proposée était demandée par un personnage considérable auquel il fallait donner satisfaction et dont la présence suffisait pour assurer au gouvernement toute l’action nécessaire sur la Franc-Maçonnerie ; qu’il n’y avait pas lieu de s’arrêter à des objections soulevées par l’esprit d’opposition, etc., etc. Son discours fut si violent contre le rapporteur que mes collègues en furent très émus. Je voyais quelques-uns d’entre eux, notamment Bertier, qui, en sa qualité d’ancien politicien de Savoie, était mieux au courant que moi des dessous de la politique et de la Franc-Maçonnerie, se lever et venir derrière le fauteuil du président pour suivre de plus près la discussion. Ce mouvement témoignait bien son émotion, car, dans notre salle relativement petite, mes collègues pouvaient entendre aussi bien de leur place et n’avaient pas besoin de se rapprocher de quelques mètres.

M. Boinvilliers, qui parla ensuite, se préoccupa un peu plus de donner des raisons pour appuyer le projet de décret. Il avait, mieux que M. Thuillier étranger aux habitudes du Conseil, le sentiment de ce qu’il fallait dire pour persuader ses collègues. Il affirma que la Franc-Maçonnerie n’était nullement une institution révolutionnaire ; qu’elle ne s’occupait plus depuis longtemps de politique ni de religion ; que ses statuts le lui interdisaient formellement ; qu’en fait elle n’était qu’une association de bienfaisance et de camaraderie. Puis, revenant à ce que j’avais dit des doctrines de la Franc-Maçonnerie au sujet du travail, source unique de la propriété digne de respect, il fit, sur le travail et sa grandeur, une superbe apostrophe, qui sonnait bien et qui d’ailleurs était parfaitement juste. Seulement elle ne répondait en rien à mon objection, car je n’avais nullement contesté l’obligation du travail, comme loi morale de l’humanité ; j’avais parlé de la propriété et de l’hérédité.

Je ne me rappelle pas que d’autres membres de la section aient pris la parole. Je me souviens seulement qu’au moment du vote il y avait, outre M. Thuillier, conseiller d’État en service extraordinaire, quatre membres présents. L’un d’eux était M. Flandin, l’un des membres les plus bienveillants et les plus sympathiques du Conseil, qui, je crois, avait été franc-maçon sous la Restauration, comme M. Boinvilliers et comme beaucoup d’autres avocats de la même époque. M. Bréhier, excellent homme, qui devait sa situation de conseiller d’État à son titre d’ancien précepteur du prince Louis-Napoléon, avait entendu mon rapport ; mais il s’était éclipsé pendant le discours de M. Thuillier. Il me dit le lendemain, en aspirant gaiement sa prise de tabac : « Quand j’ai vu que Thuillier le prenait sur ce ton-là, j’ai filé ! »

En définitive je fus, ainsi que je m’y attendais, seul à voter contre le projet.

D’après les habitudes du Conseil d’État, quand le rapporteur est battu en section, il n’en garde pas moins le dossier et il présente le rapport à l’Assemblée générale. On s’en remet à sa loyauté pour exposer les motifs qui ont décidé le vote. D’ailleurs, les membres de la majorité sont là pour défendre au besoin leur avis. Dans les affaires administratives ordinaires qui ne soulèvent pas de questions de principes, mais seulement des appréciations de fait, il est rare que le rapporteur fasse même allusion à son opinion personnelle. Toutefois il conserve toujours le droit de la faire connaître, et même celui de chercher à la faire prévaloir malgré l’avis différent de la section.

Le bruit de cette affaire se répandit dans le Conseil d’État. La question était assez intéressante par elle-même pour éyeiller l’attention ; puis l’âpreté de M. Thuillier, sa violence contre le rapporteur, étaient tout à fait en dehors des traditions courtoises et amicales du Conseil. Enfin plusieurs conseillers d’État, membres de la section de l’Intérieur, qui s’étaient trouvés absents le jour de la discussion, et notamment M. de Bussières, protestèrent que, s’ils eussent été présents, le rapporteur eût été soutenu ; ils demandèrent que le projet ne fût pas discuté en leur absence par l’Assemblée générale. Aussi l’affaire, quoique de suite inscrite à l’ordre du jour, resta-t-elle plusieurs semaines sans être appelée.

Pendant cet intervalle M. Baroche me fit demander. Il m’expliqua qu’il fallait que le décret fût adopté. Il m’en donna les raisons ; raisons politiques, et raisons personnelles au maréchal, qui ne voulait pas échouer dans le premier acte de sa présidence. Je me permis de lui répondre que, sans méconnaître la gravité des considérations qu’il m’exposait, je persisterais à combattre le projet. J’ajoutai que je ne me faisais aucune illusion sur le résultat de ma résistance ; mais je tenais à dégager ma responsabilité en indiquant mon avis, et, tout en présentant aussi consciencieusement que possible les motifs de la section, je ferais connaître en quelques mots mon opinion personnelle. Pour être plus sûr de ce que je dirais, j’écrirais mon rapport.

Le jour arriva enfin où la parole me fut donnée pour exposer l’affaire. Ainsi que je l’avais annoncé à M. Baroche, mes notes étaient assez complètes pour que je fusse assuré de dire tout ce que je tenais à dire, et de ne pas m’égarer en disant autre chose ou en le disant autrement que je ne l’avais médité.

Ce sont ces notes que, depuis, j’ai communiquées à M. Cornudet et à M. Flandin, qui n’assistaient pas à la séance de l’Assemblée générale. Je ne comprends pas, en les revoyant, comment ces Messieurs ont pu parvenir à les déchiffrer, tant elles sont informes pour tout autre que pour celui qui les avait griffonnées et couvertes de ratures. Ce sont elles que je vais transcrire, non sans avoir eu moi-même quelque peine à les relire après plus de trente années écoulées :

« Messieurs, M. le maréchal Magnan, nommé par décret impérial du 11 janvier 1862 Grand Maître de l’Ordre maçonnique en France, a adressé à M. le Ministre de l’Intérieur, avec l’adhésion du Conseil de l’Ordre maçonnique, une demande par laquelle il sollicite pour le Grand Orient de France la reconnaissance comme établissement d’utilité publique.

« Dans cette demande et dans une note présentée par lui à l’appui, le maréchal expose qu’il s’est attaché à régulariser la situation financière de l’Association maçonnique, embarrassée par suite de l’acquisition d’un immeuble destiné aux séances du Grand Orient. La propriété est évaluée 1,500,000 fr. Sur ce prix, l’Association doit encore 500,000 francs dont les créanciers exigent le remboursement. C’est afin de pouvoir emprunter cette somme au Crédit Foncier et hypothéquer l’immeuble que le maréchal désire voir l’Association investie de la personnalité civile.

« Il invoque en faveur de l’Association son existence séculaire, son caractère philanthropique, les œuvres de bienfaisance que ses Loges entretiennent et dont il énumère les principales, œuvres destinées à secourir, soit les membres de l’Association, soit même des étrangers. La demande évalue à 200,000 francs le chiffre des secours ainsi distribués annuellement à divers titres par l’ensemble de l’Association.

« Le maréchal ajoute que, depuis qu’il a pris la direction de l’Association, la politique est rigoureusement exclue des assemblées ; que l’Association est animée d’un excellent esprit, qu’aucune réunion n’a lieu sans qu’il soit porté des toasts à l’Empereur, à l’Impératrice et au Prince Impérial.

« À cette demande sont joints :

« La Constitution maçonnique ; la liste des grands dignitaires de l’Ordre, parmi lesquels figurent des membres des trois grands corps de l’État ; le budget du Grand Orient pour 1862, qui se monte environ à 160,000 fr. ; le tableau de la situation financière qui présente un actif de 1,525,000 fr., un passif de 734,000 franc, et qui se solde par un actif net de 790,000 francs.

« Pour faire droit à cette demande, M. le Ministre de l’Intérieur a saisi le Conseil d’État d’un projet de décret portant reconnaissance du Grand Orient de France, tel qu’il est défini par quatre articles de la Constitution maçonnique. Le décret ajoutait expressément que cette mesure était limitée à l’autorité centrale maçonnique, et ne s’étendait pas aux Loges et aux Ateliers de son obédience.

« Depuis que le projet est entre les mains du rapporteur, le maréchal a adressé au Conseil d’État des Statuts qui sont conçus à peu près dans la forme habituellement approuvée par le Conseil, et ils déterminent l’objet et l’organisation générale de l’Association maçonnique.

« Ces Statuts définissent la pensée générale de l’Association, l’amélioration et le soulagement de l’humanité, tant au point de vue moral qu’au point de vue matériel.

« Ils déterminent ses moyens d’action, des conférences de morale et de philosophie et des œuvres de bienfaisance.

« Ils interdisent toute discussion religieuse ou politique, et ils posent en principe le respect des lois du pays.

« Ils ajoutent que le Grand Maître est nommé par l’Empereur ; qu’il a le pouvoir exécutif et dirigeant ; qu’il administre avec le concours du Conseil de l’Ordre, dont les membres sont élus par l’Assemblée générale annuelle.

« Ils portent, et ceci est une disposition nouvelle, que la création de chaque atelier est toujours portée à la connaissance du gouvernement.

« Ces Statuts sont destinés à devenir la règle officielle de l’Association maçonnique, à déterminer ses obligations vis-à-vis du gouvernement. Ils ne suffisent pas cependant pour donner une idée complète de son organisation. En effet, en dehors de ces Statuts, subsistent encore les règles intérieures de la Franc-Maçonnerie, et notamment un acte qui a été produit au dossier sous le nom de Constitution maçonnique, et dont je crois nécessaire d’analyser les principales dispositions.

« Cette Constitution a été votée par l’Assemblée législative maçonnique annuelle, dans ses séances des 10 et 11 juin 1862, sous la présidence du Grand Maître actuel de l’Ordre. Les statuts officiels ne la contredisent en rien ; elle reste encore à côté d’eux la charte de l’Association maçonnique.

« Je dois rappeler au Conseil que cette ' Constitution tian n’est pas applicable à tous les Francs-Maçons de France. Il y a des Rites dissidents, qui ne reconnaissent pas la suprématie du Grand Orient, ni celle du Grand Maître nommé par l’Empereur ; qui ont leur hiérarchie spéciale, leur conseil suprême et leur Grand Maître particulier. La Constitution que je vais analyser régit seulement les Francs-Maçons du rite français. C’est seulement au rite français que s’applique le décret de reconnaissance.

« D’après la Constitution maçonnique, l’Ordre des Francs-Maçons a pour objet la bienfaisance, l’étude de la morale universelle et la pratique de toutes les vertus.

« Il a pour bases l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme et l’amour de l’humanité (article 1er )[3].

« Il a pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité.

« Il impose à ses membres, comme premier devoir, la soumission aux lois du pays, le respect de toutes les opinions politiques et religieuses, l’obligation au travail, considéré comme une des lois impérieuses de· l’humanité, et l’assistance mutuelle.

« Voilà les doctrines professées par la Franc-Maçonnerie ; voici maintenant son organisation :

« Nul ne peut prendre part aux travaux maçonniques qu’après avoir été initié. L’initié prête un serment (art. 14), dont la Constitution n’indique pas les termes ; il résulte seulement de divers articles que ce serment impose, entre autres engagements, celui de ne pas révéler le secret de l’initiation.

« La Maçonnerie comprend des Ateliers de degrés différents, c’est-à-dire n’ayant pas tous le droit de conférer les mêmes degrés d’initiation.

« Les divers ateliers n’exercent pas de suprématie les uns sur les autres ; cependant ils sont reliés les uns aux autres, en ce sens que tous sont soumis au Grand Orient, et qu’un atelier supérieur doit nécessairement s’appuyer sur un atelier du premier degré.

« Les Ateliers ont des réunions périodiques. Ils peuvent correspondre les uns avec les autres, mais ils ne peuvent délibérer collectivement, ni en corps, ni par délégation. Néanmoins le pouvoir central peut autoriser ces réunions et les Convents maçonniques.

« L’Ordre maçonnique français correspond avec les puissances maçonniques étrangères ; il est représenté vis-à-vis d’elles par le Grand Maître et par des délégués ayant spécialement cette mission.

« Il ne constitue pas d’Ateliers dans les pays étrangers où il existe une puissance maçonnique suprême, et il ne reconnaît pas en France d’Ateliers constitués par une autorité maçonnique étrangère. Il parait cependant y avoir des exceptions à ce dernier principe.

« La Constitution définit avec plus de détails que les Statuts les attributions et les pouvoirs des diverses autorités maçonniques.

« Le Grand Maître[4] a le droit de présider toutes les réunions. Il suspend provisoirement les Ate­liers et les façons qui s’écartent des lois du pays ou qui méconnaissent les règles de l’Ordre. Il nomme des délégués pour visiter tous les Ateliers de la correspondance.

« Le Conseil de l’Ordre se compose de trente trois membres élus pour trois ans par l’Assemblée générale ; son président est nommé pour trois ans par le Grand Maître. C’est le Conseil de l’Ordre qui autorise la création des Ateliers et qui sanctionne leurs règlements particuliers. Il statue définitivement sur les suspensions provisoires prononcées par le Grand Maître.

« L’Assemblée générale se réunit chaque année le lundi de la Pentecôte ; elle arrête les comptes et les budgets ; elle doit être consultée sur toutes les questions qui intéressent la Maçonnerie.

« La Constitution règle aussi le chiffre et la nature des contributions que les Loges sont tenues de payer au Grand Orient. Chaque Loge doit au Grand Orient une cotisation permanente, 100 francs, plus une contribution temporaire qui varie de 75 à 200 francs, suivant le nombre des membres de la Loge, et qui sera perçue jusqu’à ce que les dettes du Grand-Orient soient éteintes.

« Telles sont les dispositions principales de la Constitution maçonnique. Elles sont complétées par des règlements intérieurs qui ne sont pas produits au dossier, et qui sont désignés par la Constitution sous les noms de Statuts généraux et statuts particuliers. Les premiers sont applicables à l’Association entière ; les seconds sont spéciaux à tel ou tel atelier. Ils règlent les rites, les formes des initiations et des épreuves, l’organisation des Ateliers, les conditions d’admission aux Ateliers supérieurs, le nombre des Ateliers de perfection, la composition du Grand Collège des Rites, qui est formé au sein du pouvoir central et qui initie aux derniers degrés de la Franc-Maçonnerie, le taux des cotisations, le nombre et le mode de renouvellement des dignitaires de chaque Atelier.

« J’aurais voulu, Messieurs, pouvoir vous donner quelques détails sur la situation actuelle de la Franc-Maçonnerie en France, sur son importance, le nombre de ses Loges et de ses membres, ses tendances, l’influence qu’elle peut avoir dans le pays. Je regrette de ne posséder sur ces divers points aucun renseignement officiel dont je puisse garantir au Conseil l’exactitude et l’authenticité.

« Je ne crois pas cependant devoir passer sous silence un fait qui doit être parvenu à la connaissance de la plupart des membres du Conseil, car il en a été question dans plusieurs journaux. Un certain nombre de Francs-Maçons, un certain nombre de Loges ou d’Ateliers ont protesté, aussitôt qu’ils en ont eu connaissance, contre la demande adressée au gouvernement par le Grand Maître. Ils font remarquer que l’Assemblée maçonnique n’a pas été appelée à en délibérer, comme l’exigerait la Constitution de l’Ordre ; ils protestent contre une mesure qui, suivant eux, aurait pour conséquence de mettre la Franc-Maçonnerie sous la main de l’administration et de détruire son indépendance, principe essentiel de son organisation séculaire. Ces réclamations sont devenues assez vives et assez générales pour que le Grand Maître ait cru devoir adresser à la Franc-Maçonnerie, par la voie de la presse, une note destinée à la rassurer.

« J’ai pour devoir, Messieurs, de vous rendre compte de la discussion qui a eu lieu dans le sein de la section de l’Intérieur.· Dans cette discussion, le rapporteur a rendu hommage à l’esprit philanthropique qui anime la Franc-Maçonnerie ; il a rendu justice aux œuvres de bienfaisance que ses Loges entretiennent et dont plusieurs peut-être, prises individuellement, offriraient toutes les conditions nécessaires pour être reconnues. Toutefois, il a présenté plusieurs objections contre la reconnaissance de l’Association maçonnique elle-même, prise dans son ensemble. Quoique ces objections n’aient pas été accueillies par la section, je demande au Conseil la permission de les lui indiquer sommairement ; je lui ferai connaitre ensuite les réponses qui ont été faites et les motifs qui ont déterminé la section à donner un avis favorable au projet de décret.

« En premier lieu, on peut se demander si l’organisation même de la Franc-Maçonnerie n’est pas incompatible avec la reconnaissance comme établissement d’utilité publique.

« La reconnaissance d’une association, sans lui donner précisément le caractère d’une institution publique, emporte cependant de la part du gouvernement l’approbation et par conséquent, dans une certaine mesure, la responsabilité de ce que fait cette association. Aussi la première condition que l’on soit en droit d’exiger d’une œuvre qui sollicite l’existence légale, c’est de n’avoir à aucun de ses degrés rien de caché, c’est d’agir ouvertement et publiquement.

« La Franc-Maçonnerie, au contraire, a toujours eu et a encore aujourd’hui pour trait caractéristique le secret. C’est un souvenir de son existence primitive, du temps où elle était proscrite, où elle luttait contre les idées reçues et contre les pouvoirs établis. Dans ces temps d’ignorance et de trouble, elle était le refuge d’individualités qui se sentaient trop faibles si elles restaient isolées et qui cherchaient dans les liens d’une assistance mutuelle une protection contre l’impuissance, ou même contre l’oppression des pouvoirs publics. À cette époque il y avait danger à en faire partie ; le secret était donc la condition nécessaire de·son existence. Mais ce secret ne s’explique plus aujourd’hui, si les vérités maçonniques qui sont graduellement et mystérieusement révélées aux initiés sont simplement ces principes de tolérance religieuse, d’égalité sociale, de liberté politique, de fraternité entre les hommes, qui peuvent être professées ouvertement, puisqu’elles sont devenues les bases élémentaires et incontestées de la civilisation actuelle. Le secret n’a plus de raison d’être si le seul mode d’action par lequel l’association se réserve de mettre en pratique ses idées philanthropiques, est l’assistance mutuelle, la charité.

« Cependant, Messieurs, la Franc-Maçonnerie conserve encore les mêmes formes qu’autrefois.

« Elle a gardé ces rites, ces emblèmes, ces épreuves, ces initiations successives et graduelles, ces signes mystérieux de reconnaissance, ces assemblées fermées dont l’entrée serait interdite même au représentant de l’autorité s’il n’était pas lui-même initié, ce serment de ne jamais révéler le but et le secret de la Franc-Maçonnerie, comme si ce but et ce secret continuaient à constituer une menace contre l’État et contre l’ordre social. Tous ces souvenirs, inutiles pour la mission philanthropique à laquelle l’association annonce l’intention de se vouer exclusivement désormais , ne suffisent pas sans doute pour faire présumer qu’elle ait encore aujourd’hui des tendances et des doctrines contraires aux institutions établies ; mais ils lui rendent possible le retour, dans un moment donné, à son ancien esprit : son organisation serait, au besoin, un cadre tout prêt pour une société secrète.

« Une circonstance récente a prouvé combien il est difficile à une association ainsi organisée de se tenir entièrement à l’écart des passions politiques, et le gouvernement a été conduit à décider, dans l’intérêt de la Franc-Maçonnerie elle-même, comme dans celui de la paix publique, que le Grand Maître ne serait plus électif, mais qu’il serait nommé directement par l’Empereur.

« Si la mesure que l’on propose aujourd’hui était le complément de celle qui a été prise l’an passé ; si elle devait avoir pour résultat, comme paraissent le craindre un certain nombre de francs-maçons, de fortifier l’autorité du gouvernement sur l’association, toute objection, du moins à ce point de vue, devrait disparaître.

« Mais quelles garanties nouvelles la reconnaissance du Grand Orient donnerait-elle au gouvernement sur la Franc-Maçonnerie ? Les rites dissidents continueraient à subsister à côté du rite reconnu, avec tout le prestige de leur indépendance. Le rite reconnu deviendrait une institution régulière du pays, prendrait une importance officielle qui pourrait le rendre plus gênant si jamais il devenait hostile. Mais, en quoi serait·il plus soumis à l’action, au contrôle du gouvernement, puisqu’il garderait cette organisation voilée, hiérarchisée, à cloisons étanches, qui a précisément pour but de le soustraire à tout contrôle réel, à toute action autre que celle de ses chefs secrets ?

« Cependant, cette mesure qui n’ajouterait rien de réel à l’autorité du gouvernement sur l’association, se présenterait aux yeux de tous avec l’apparence et sous la forme d’un patronage officiel. À ce nouveau point de vue, il est permis de se demander si elle produirait sur l’opinion publique une impression favorable. Le public ne sera-t-il pas enclin à juger la Franc-Maçonnerie, non pas d’après ce qu’elle dit être aujourd’hui, mais d’après ce qu’elle passe pour avoir été longtemps en France, pour être encore dans certains pays étrangers ? On continuera à voir en elle une association toujours portée, par ses traditions comme par la force même de son organisation, à s’occuper surtout de questions politiques, de questions religieuses ; à y porter, en dépit de ses chefs officiels impuissants à la maintenir, des tendances inquiétantes, des formes mystérieuses qui justifient toutes les appréhensions ? N’est-il pas à craindre, surtout dans les circonstances présentes, qu’il ne résulte de ces préoccupations des inconvénients hors de proportion avec l’intérêt que l’on nous dit vouloir satisfaire, avec le désir de conférer au Grand Orient, gêné par un embarras financier momentané, la capacité civile nécessaire pour contracter un emprunt auprès du Crédit Foncier, et pour donner à cet emprunt la garantie d’une hypothèque ?

« Ainsi, Messieurs, caractère mystérieux de l’association, absence de garanties nouvelles apportées au gouvernement par la mesure proposée, danger de froisser inutilement et inopportunément certaines susceptibilités du pays, telles étaient les considérations principales qui ont fait penser au rapporteur que, tout en continuant à accorder à la Franc-Maçonnerie la plus entière liberté, il serait plus sage, plus conforme à l’intérêt du gouvernement impérial de ne pas intervenir dans ses affaires ; de ne pas prendre à son égard, vis-à-vis du public, la responsabilité d’une investiture officielle ; de la laisser durer tranquillement si elle a encore une raison d’être, de la laisser s’éteindre seule, si elle ne répond plus à aucun besoin de notre époque ; de la laisser se transformer d’elle-même, si elle le préfère, en une société qui aura exclusivement pour objet la bienfaisance et qui s’organisera peu à peu dans une forme analogue à celle de toutes les sociétés que vous avez l’habitude de reconnaître quand elles ont fait leurs preuves.

« La section, Messieurs, ne s’est pas arrêtée à ces objections, dont aucune ne lui a paru reposer sur un fondement solide.

» La pensée qui m’a semblé dominer dans son esprit, c’est que la présence à la tête de la Franc-Maçonnerie d’un Grand Maître nommé par l’Empereur répondait de l’Association entière et constituait la plus complète des garanties.

» La Franc-Maçonnerie ne peut plus être considérée comme un danger. Elle n’est plus ce qu’elle était autrefois ; son ancien rôle politique et philosophique est fini, n’a plus de raison d’être, puisque ce qu’il y avait de légitime dans les idées qu’elle cherchait à propager est aujourd’hui unanimement accepté par le sentiment public et réalisé par nos institutions politiques.

« Elle l’a senti elle-même, et c’est d’elle-même qu’elle tend à se renfermer de plus en plus dans la bienfaisance, la bienfaisance éclairée et soutenue par des conférences de morale et de philosophie où sont professées des doctrines irréprochables, où domine le respect de toutes les opinions politiques et religieuses, et où d’ailleurs toute discussion sur ces matières est rigoureusement interdite.

« Le patronage du gouvernement encouragera cette transformation, aidera la Franc-Maçonnerie à effacer les derniers vestiges de son passé, à ne subsister désormais que comme œuvre d’assistance.

« Quant aux formes plus ou moins mystérieuses qu’elle conserve encore·, le décret de reconnaissance et les statuts officiellement approuvés ne les consacrent pas. Peut-être l’Association y renoncera-t-elle d’elle-même quand elle s’apercevra que ces formes sont désormais inutiles et qu’elles peuvent éloigner d’elle plus d’esprits qu’elle ne lui en attirent. Elles n’ont d’ailleurs rien de redoutable puisqu’à la tête de l’Association se trouve un chef nommé par l’Empereur, qui sera toujours choisi parmi les personnages les plus considérables de l’État, qui puisera dans sa situation personnelle et dans l’autorité dont il émanera une haute influence sur l’Association entière, qui connaîtra nécessairement son dernier mot et sera initié à toute la série de ses secrets.

« Enfin l’Association est loin d’être animée d’un esprit hostile. Elle a loyalement accepté le chef que l’Empereur lui a choisi, et depuis, dans toutes les circonstances, dans toutes ses réunions, elle manifeste hautement son dévouement pour les institutions impériales. La demande même dont nous sommes saisis est un témoignage de ses bonnes dispositions.

« Ne nous occupons donc pas d’un passé qui n’existe plus, de dangers imaginaires ; tenons compte à la Franc-Maçonnerie du bon esprit qui l’anime, du bien qu’elle fait, des œuvres nombreuses et intéressantes que ses Loges entretiennent sur divers points de la France. Ne lui refusons pas cette faveur qu’elle sollicite et dont elle a besoin pour régulariser une situation financière d’ailleurs satisfaisante ; accordons-lui ce que nous accordons sans difficulté à des sociétés qui ne se recommandent ni par sa durée séculaire, ni par son importance, ni par le nombre de ses adeptes en France et sur toute la surface du globe, et qui, enfin, ne présentent pas au gouvernement la garantie d’un chef nommé par lui.

« Par ces divers motifs, la section de l’Intérieur, à l’unanimité moins le rapporteur (à ce moment M. de Bussières interrompit : « À l’unanimité des membres présents. ») Je repris : à l’unanimité des membres présents, moins le rapporteur, a adopté en principe le projet de décret qui lui était soumis. Toutefois elle en a modifié la formule, d’accord avec M. le directeur général de l’administration départementale et communale qui assistait à la séance.

« Le projet primitif, en reconnaissant le Grand Orient de France tel qu’il était défini dans quatre articles de la Constitution maçonnique, entendait limiter la reconnaissance à l’autorité maçonnique centrale et exceptait expressément les Loges et les Ateliers de son obédience. Depuis, l’Association avait produit des Statuts qui, sous le nom de Grand Orient de France, définissent l’Association maçonnique tout entière ; le projet de décret approuve ces Statuts et reconnait comme établissement d’utilité publique le Grand Orient de France tel que ces Statuts le définissent. Le deuxième alinéa du projet primitif, qui exceptait les Loges et les Ateliers, a été supprimé et remplacé par une disposition portant qu’à l’avenir aucun Atelier ne pourra être créé sans que le gouvernement en soit averti.

« Enfin la section a apporté à la formule ordinaire des décrets de cette nature une modification ayant pour but de préciser que la reconnaissance n’est accordée à l’Association maçonnique qu’à titre de société de bienfaisance. »

Quand j’eus terminé mon rapport, M. Baroche annonça, à ma grande surprise, que la délibération serait remise à une autre séance. Je pensai d’abord qu’il ajournait la discussion par égard pour plusieurs membres du Conseil, tels que MM. Cornudet et Flandin, qui, absents à cause des vacances de Pâques, avaient exprimé le désir que l’on attendit leur retour. fais alors pourquoi m’avait-il donné la parole ? Il eût été plus naturel et plus conforme aux habitudes du Conseil d’ajourner aussi le rapport, afin que, conformément à l’usage, le rapport fût suivi immédiatement de la discussion. Je me demandai plus tard s’il n’y avait pas eu, en dehors de ce motif apparent, quelque autre raison que j’ignorais, qui aurait surgi pendant la séance même. Je m’étais aperçu, en effet, qu’à un certain moment, une émotion inaccoutumée, dont mon rapport n’était certainement pas la cause, agitait autour du président quelques membres du Conseil. Toujours est-il que le projet de décret figura pendant plusieurs semaines à l’ordre du jour, puis tout-à-coup en disparut sans explication officielle ; j’appris ainsi qu’il était retiré.

Quel fut le véritable motif de ce revirement dans les vues du gouvernement ? Aujourd’hui encore je ne le connais pas avec certitude, et j’en suis réduit à des conjectures. Le gouvernement s’aperçut-il que l’impression générale du Conseil lui était défavorable ? Faut-il croire, comme l’affirme avec assez de vraisemblance le Dictionnaire de Larousse, au mot « Grand Orient», que les Francs-Maçons accentuèrent encore leur opposition à un projet que le Grand Maître improvisé avait pris sur lui de présenter sans consulter ni les Loges, ni même l’Assemblée maçonnique ? Cette opposition serait devenue assez sérieuse pour que le Maréchal eût été forcé de demander lui-même l’ajournement de la discussion jusqu’au jour très prochain de l’Assemblée annuelle, qui devait se réunir le lundi de la Pentecôte. Puis, l’Assemblée s’étant prononcée contre le projet, le Maréchal avait dû retirer sa demande[5]. Il serait possible aussi que le retrait s’expliquât simplement par les incidents de la politique générale. Pendant les retards successifs de la discussion, les élections législatives de 1863 avaient eu lieu, et elles avaient sensiblement modifié la composition du Corps législatif. À côté des cinq députés qui, depuis 1857, tenaient seuls le drapeau de l’opposition avec une nuance républicaine trop accentuée pour être très écoutée par le pays, les électeurs venaient d’envoyer un certain nombre de libéraux dont la voix pouvait avoir plus d’écho sur l’opinion publique. Cette situation nouvelle, dont il était impossible de ne pas tenir compte, amena une

déviation dans l’orientation de la politique impériale. M. de Persigny cessa d’être ministre de l’Intérieur. 1. Baroche devint garde des Sceaux et fut remplacé comme Président du Conseil d’État par M. Rouher. Les nouveaux ministres n’étaient pas engagés dans l’affaire de la Maçonnerie, et sans doute ils renoncèrent sans regret à une mesure qui était très contestée, même par les amis du gouvernement ; qui avait été une machine de guerre contre les catholiques plutôt qu’une faveur offerte aux francs-maçons, et qui risquait de mécontenter à la fois les francs-maçons et les catholiques.

Quant à moi personnellement, ma carrière n’eut pas à souffrir de mon attitude dans cette circonstance. Le gouvernement impérial ne savait nullement mauvais gré de leur indépendance aux membres du Conseil d’État. J’eus pourtant un moment d’inquiétude lorsque je vis M. Thuillier nommé président de la section de l’Intérieur, en remplacement de M. Boinvilliers. Mes collègues vinrent m’apporter leurs condoléances, convaincus que j’allais demander à changer de section. Je m’en gardai bien. Mon travail de la section de l’Intérieur me plaisait, et je ne voulus pas l’abandonner. Mon nouveau président ne me fit pas repentir d’être resté à mon poste. Je n’eus même pas besoin de chercher à me concilier ses bonnes grâces par un excès de complaisance. Je présume que déjà quelque ami l’avait averti qu’il s’était mépris en m’attaquant comme il l’avait fait quand il ne connaissait ni mon caractère, ni les habitudes du Conseil. Il me prouva plus tard qu’il m’avait mieux apprécié. L’année suivante il fut atteint d’une maladie grave qui l’obligea à prendre un congé, et bientôt après à se démettre de ses fonctions. Le dernier jour où il nous présida, il fit tristement ses adieux à la section avant de quitter son fauteuil. Puis, en partant, il vint me trouver à ma place et il me dit : « Quant à vous, Monsieur Marbeau, vous avez tout à fait pris la tête de vos collègues, et c’est vous qui êtes mon candidat pour passer à la première classe de votre grade ».




  1. Ces notes avaient été écrites en 1896 sans aucune pensée de publication prochaine. La Revue des Deux Mondes a pensé qu’elles présentaient une certaine actualité, et elle les a accueillies dans son numéro du 15 mars 1901, sans en modifier la forme de souvenir intime, en se bornant à retrancher quelques passages étrangers à la question du" Grand Orient ». Ces passages ont ici été rétablis ; peut-être ne paraîtront-ils pas hors de propos dans un recueil personnel à l’auteur.
  2. Napoléon, etc., Sur la proposition de notre ministre, secrétaire d’État au département de l’intérieur ; Vu les art. 2 et 294 du Code pénal, la loi du 10 avril 1834 et le décret du 25 mars 1852 ; Considérant les vœux manifestés par !’Ordre Maçonnique de France de conserver une représentation centrale, avons décrété :
    Art. 1er  — Le Grand Maître de !’Ordre maçonnique de France, jusqu’ici élu pour trois ans, en vertu des statuts de l’Ordre, est nommé directement par nous, pour cette même période.
    Art. 2. — S. Exc. M. le maréchal Magnan est nommé Grand Maître du Grand Orient de France. ART. 3. — Notre Ministre de l’Intérieur (M. de Persigny) est chargé, etc. (Décret du 11 janvier 1861 ; Duvergier, 1862, p. 10).
  3. Dans l’Assemblée annuelle de 1865, la Constitution fut modifiée : le premier article y est ainsi rédigé : « La Franc-Maçonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la vérité, l’étude de la morale universelle, des sciences et des arts, et l’œuvre de la bienfaisance.
    « Elle a pour principe l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme et la solidarité humaine.
    « Elle regarde la liberté de conscience comme un droit propre à chaque homme et elle n’exclut personne pour ses croyances ».
  4. La Constitution maçonnique de 1862 contenait, au sujet du Grand Maître, une disposition assez singulière : « Art. 30. Dans le cas où l’Empereur ne jugerait plus à propos de nommer un Grand Maître de l’Ordre, le Grand Maître serait élu pour sept ans et serait toujours rééligible. Il serait nommé par l’Assemblée générale du Grand Orient, convoquée ou avertie à cet effet. »
    Lorsque le maréchal Magnan arriva en 1865 à l’expiration des pouvoirs que l’Empereur lui avait conférés pour trois ans, l’Empereur ne jugea plus à propos d’user du droit qu’il avait revendiqué en 1862 ; le maréchal Magnan fut élu par l’Assemblée pour sept ans. Il mourut l’année suivante, et le général Mellinet fut, à son tour, élu Grand Maître, pour sept ans, par l’Assemblée maçonnique.
  5. Après avoir rendu compte de l’article publié par la Revue des Deux Mondes, la France Chrétienne du 25 avril 1901 affirme que ce fut bien l’opposition de la Franc-Maçonnerie qui décida le gouvernement à retirer le projet portant reconnaissance du Grand Orient comme établissement d’utilité publique. À l’appui de cette affirmation, ce journal a publié un rapport présenté à l’Assemblée maçonnique de juin 1863, au nom d’une commission qui avait été chargée d’examiner la proposition.
    « Cette mesure, dit le rapporteur, serait la destruction de la Franc-Maçonnerie comme telle… Au lieu de cet » ensemble admirable dont je vous ai donné le tableau : — Pouvoir élu garantissant l’ordre et la liberté et gérant les affaires communes ; — subordonné à une assemblée déléguée, ayant droit de législation ; — subordonnée elle-même aux Maçons constitués en Loges, seuls véritables souverains ; — Eux-mêmes investis de cette souveraineté de par la conscience, qui n’est autre chose que le respect de la personne humaine dans l’individu ; — Vous aurez par la nouvelle constitution un pouvoir extérieur à vous, nommé par une puissance hors de vous, placé par conséquent au-dessus du Conseil de l’Ordre qui, logiquement, ne sera plus que consultatif ; au-dessus de l’Assemblée qui perdra son droit législatif ; au-dessus des Loges qui n’ont plus que des vœux à émettre, et subordonnant le respect de la personne humaine, la conscience, à la raison d’État…
    …De plus, ce qui était accessoire, l’assistance, devient principal ; ce qui était principal, l’éducation morale et intellectuelle, devient accessoire…
    …De plus, qui dit utilité publique dit utilité positive, exigeant par contre la surveillance assidue de l’État… Nous sommes une société d’assistance obligée, une société comme tant d’autres, sans caractère original, une institution locale purement française ; dès lors, adieu à notre cosmopolitisme. Nous devenons une banale société de secours mutuels à laquelle on veut bien laisser comme joujou l’étude des questions philosophiques…
    …Telles sont les considérations qui font demander par tous vos bureaux le rejet pur et simple de la proposition qui vous est soumise, la reconnaissance de la Maçonnerie comme établissement d’utilité publique.
    À la suite de ce rapport, l’Assemblée maçonnique aurait, comme l’avaient déjà fait avant sa réunion un grand nombre de Loges, voté le rejet de la proposition, et le Grand Maître aurait été invité à retirer la demande qu’il avait présentée au gouvernement et dont le Conseil d’État était saisi.