Alphonse Picard et Fils, Éditeurs (p. 141-166).

CONFÉRENCE SUR TREILHARD[1]




Lorsque pendant le siège de Paris quelques hommes de bien organisèrent l’Association Corrézienne, leur première pensée était d’apporter des secours et des consolations à des compatriotes dénués de ressources ou isolés de leurs familles. Mais, à cette douloureuse époque, si tous ne souffraient pas de la misère, tous avaient le cœur déchiré par les désastres de la France, et, inconsciemment peut-être, les fondateurs de l’Association Corrézienne obéissaient encore à un autre mobile que la bienfaisance ; ils cherchaient pour eux-mêmes, par un sentiment naturel et irrésistible, une diversion à la douleur que leur causaient les malheurs de la grande patrie. En se rapprochant les uns des autres, ils retrouvaient les souvenirs de leur enfance, du pays natal et des heureux jours d’autrefois. Des temps plus calmes ont succédé à l’orage, mais il survit encore quelque chose de cette seconde mission de notre Société. Chaque fois qu’elle nous rassemble, elle nous transporte par le cœur dans le pays où la plupart d’entre nous ont vu s’écouler leur enfance, que les autres chérissent comme s’il était leur pays natal, car c’est à la Corrèze qu’ils doivent leur père et ses exemples, c’est-à-dire ce qu’ils ont de meilleur en eux. Voilà pourquoi, Messieurs, vous avez décidé que, dans nos assemblées annuelles, l’un de nous vous entretiendrait de l’un de ces hommes qui, ayant le même point de départ que nous tous, ont su, par des services rendus à la France, conquérir la célébrité. Nous rappeler nos gloires corréziennes, c’est nous faire aimer plus encore notre chère Corrèze, et lui rattacher plus étroitement ceux qui s’en sont éloignés. Cette année, le choix de notre Président, choix dont j’ai vainement décliné l’honneur, m’a chargé de vous parler d’un homme qui, né et élevé à Brive, parcourut à Paris une brillante carrière et prit une part considérable à la refonte de nos lois.

Vous connaissez, Messieurs, cette maison de la place de la Mission, que l’on appelle encore la maison Treilhard et dont les tourelles et la physionomie pittoresque sont restées l’une des curiosités de la ville de Brive ? C’est là que Jean-Baptiste Treilhard naquit le 3 janvier 1742[2]. Il appartenait à l’une de ces familles bourgeoises dont on a pu dire qu’elles formaient alors l’aristocratie morale et intellectuelle de la France ; où* était héréditaire, avec la pratique des vertus privées, le culte du droit, des lettres, de la philosophie, et pour lesquelles la gestion des intérêts municipaux était la récompense d’une vie de travail et d’honneur. Dominique Treilhard, qui fit construire la maison à tourelles, était consul de la ville en 1580. Après lui, ses descendants furent tous, je crois, successivement investis des honneurs consulaires.

Le père du futur rédacteur du Code civil était avocat au présidial de Brive, comme l’avaient été, avant lui, trois générations de Treilhard ; les anciens actes le qualifient avocat au Parlement et co-sei­gneur de Jayac. C’était un homme éclairé, ami du progrès, préoccupé des problèmes sociaux qui s’agitaient à cette époque. Lorsque Turgot entreprit en 1761 les réformes célèbres qui transformèrent le Limousin, Jean Treilhard devint son ami et son auxiliaire à Brive ; il fut l’un des membres les plus zélés de la Société d’agriculture que Turgot avait organisée, et l’on a conservé le souvenir de ses travaux sur la suppression des taxes locales, la production des céréales, les mines de houilles de Saint-Pantaléon, etc.

Le collège de Brive, alors dirigé par les Pères Doctrinaires, était renommé pour sa bonne tenue et ses fortes études ; il méritait sans doute sa réputation, car peu de collèges de petites villes ont produit, dans une période aussi courte, autant d’hommes distingués : le général Sahuguet d’Espagnac, mort gouverneur des Invalides en 1783 ; le jurisconsulte Salviat (1746-1820) ; Cabanis, l’éminent physiologiste, l’ami de Iirabcau (1757-1808} ; l’abbé de Féletz, de l’Académie française, écrivain élégant, critique au goût délicat et pur, que plusieurs d’entre nous ont pu connaître dans sa gracieuse vieillesse et qui nous charmait par son esprit si fin et son exquise bonté (1761-1850) ; La Treille, dont notre collègue M. Edmond Perrier vous a, l’an dernier, rappelé la vie et les travaux (1762-1833) ; le maréchal Brune (1763-1815), dont la famille s’était alliée, un siècle auparavant, à la famille Treilhard ; Martignac (1776-1832), l’homme d’État sympathique et libéral dont on a pu dire, comme de Turgot, que si ses avis avaient prévalu une révolution eût été peut-être épargnée à la France ; et enfin le vice-amiral Grivcl (1778-1869), mort nonagénaire il y a quelques années, et qui avait commencé très jeune à servir la France : à quatorze ans, il quitta le collège et partit pour la frontière avec son frère aîné et avec son père, avocat au présidial de Brive, improvisé commandant du 4e bataillon de la Corrèze. Quinze ans plus tard, après le désastre de Baylen, il est captif sur les pontons de Cadix. Suivi de quelques autres prisonniers, il s’élance sur une barque d’approvisionnement dont il jette l’équipage à la mer, et, en plein jour, les fugitifs traversent toute la rade, salués par les hurrahs émerveillés des b$atiments de commerce et par la mitraille des vaisseaux de guerre. Ils touchent enfin la rive opposée, occupée par les Français, et ils s’agenouillent pour remercier Dieu ! Pardonnez-moi de m’être arrêté un instant à ces souvenirs ; les hommes dont je viens de saluer les noms étaient aussi des Corréziens, et ils ont fait honneur à leur pays comme à leurs maîtres.

Treilhard commença brillamment ses études au collège de Brive, sous la direction de son père. Il vint les terminer à Paris ; mais là encore il n’était pas entièrement séparé du Limousin ; un ami de sa famille veillait sur lui, l’abbé d’Espagnac, alors conseiller au Parlement de Paris, qui était resté Briviste de cœur, et qui recueillait les premiers matériaux d’une Histoire de Brive-la-Gaillarde et de ses environs, reprise et publiée cinquante ans plus tard par l’abbé Leymonerie. Encouragé par l’abbé d’Espagnac et par Turgot, le jeune Treilhard débuta comme avocat au Parlement de Paris.

Une anecdote très connue raconte que vers 1765 trois jeunes voyageurs, légers d’écus et riches d’espérances, allaient dans la capitale chercher la fortune. Ils se rencontrèrent près d’Avallon, continuèrent ensemble, à pied ou par le coche, leur route vers Paris, et se confièrent leurs rêves d’avenir. L’un d’eux venait de Montpellier ; il étudiait la médecine, et il prétendait être un jour membre de l’Académie des sciences. Un autre, né à Valréas, près d’Avignon, portait le petit collet ecclésiastique et se voyait déjà prédicateur de la Cour ; Treilhard était le troisième ; pour lui, son ambition était de devenir avocat-général.

Lorsqu’en approchant de Paris ils aperçurent les tours de Notre-Dame, le bourdon sonnait à toute volée :

— « Entendez-vous cette cloche, dit Treilhard à l’abbé Maury ? Elle annonce que vous serez archevêque de Paris !

— » Probablement quand vous serez ministre, répliqua Maury en riant.

— » Eh moi ! que serai-je ! s’écria Portal ?

- » Vous, vous serez premier médecin du roi ».

L’anecdote n’a été racontée qu’après que les trois prophéties se furent réalisées ; mais elle est si jolie, qu’il serait dommage qu’elle ne fût pas vraie. Elle est d’ailleurs en parfait accord avec l’opinion que Treilhard avait de son avenir : s’il faut en croire ses biographes, tout enfant il avait déclaré à ses parents qu’il serait puissant un jour. Son extérieur pourtant ne laissait pas pressentir ses hautes destinées. Ses contemporains le présentent comme ayant la tournure un peu gauche, l’écorce rude, la parole embarrassée ; mais il avait la volonté, l’amour du travail, la religion du devoir, une intelligence droite et vigoureuse ; en peu de temps il conquit l’attention.

Sa première affaire importante lui fut confiée par la ville de Brive. C’était un procès qui durait depuis de longues années et qui passionnait les Brivistes. Le duc de Noailles, invoquant d’anciens actes qui remontaient au xive siècle, prétendait être seigneur suzerain de la ville, et, à ce titre, il revendiquait la propriété des remparts et des fossés, ou plutôt de l’emplacement sur lequel ils avaient existé jadis ; il voulait interdire aux Consuls de porter le titre de barons de la ville de Brive, et il exigeait que, revêtus de leur robe consulaire, ils vinssent lui présenter les clefs et lui rendre hommage à genoux. Il paraît que cela se faisait encore alors, et que les seigneurs de Turenne et de Malemort, dont les Noailles étaient les représentants, rendaient eux-mêmes pour quelques-uns de leurs fiefs hommage à genoux à l’évêque de Limoges. J’ai tort de dire que c’était le duc de Noailles qui avait ces prétentions. Grand seigneur, maréchal de France, diplomate, écrivain fin et délicat, le duc passait sa vie à Versailles, aux armées du roi ou dans les cours étrangères, et il se souciait sans doute aussi peu de l’hommage des Consuls de Brive que de la propriété de quelques toises de terrain sans valeur ; mais il avait des intendants, des gens d’affaires, qui revendiquaient ses droits avec une passion et une âpreté qu’il n’eût probablement pas témoignées lui-même. C’étaient eux qui avaient arraché à la faiblesse ou à l’inattention des Consuls un acte semblant reconnaître ces droits ; c’étaient eux qui, désespérant de gagner le procès devant le Présidial de Brive, venaient de le porter devant le Parlement de Paris, en vertu d’un privilège qui nous semble étrange aujourd’hui, que l’on appelait droit de Committimus, et qui permettait à certains personnages, notamment aux ducs et pairs, de ne plaider que devant une juridiction royale ; c’étaient eux que la colère des Brivistes accusait d’avoir envoyé à Paris un agent spécial, chargé de suivre le procès et de visiter les juges, comme nous savons par les mémoires de Beaumarchais que c’était l’usage à cette époque.

En réponse à leurs factums, Treilhard rédigea en 1769 et 1770 plusieurs mémoires pleins de logique, de vigueur, et parfois d’éloquence, où nous voyons avec intérêt se dérouler toute l’ancienne histoire de Brive, et tout le moyen-âge revivre sur un coin du territoire ; où nous voyons aussi le xviiie siècle élever sa protestation indignée contre le souvenir du droit féodal, encore vivant dans les lois, et déjà condamné par l’opinion. Brive nous apparaît avec ses franchises municipales dont l’origine remontait à l’époque où elle était cité romaine ; avec ses Consuls, ses Échevins, ses Assemblées populaires, qui faisaient d’elle comme une petite République semblable aux Républiques Italiennes. Les Consuls établissaient des taxes avec le consentement des habitants, réglaient la monnaie qui pouvait avoir cours dans la ville, rendaient la justice[3], levaient des troupes, distribuaient des armes, posaient des sentinelles. Ces chefs de la cité avaient aussi la mission d’entretenir les remparts que les habitants avaient élevés au ixe siècle pour se défendre contre les incursions des Normands, qui plus tard les protégèrent contre les Anglais, puis contre leurs puissants voisins, les seigneurs de Turenne et de Malemort. L’indépendance dont jouissaient à cette époque les seigneurs comme les communes avait pour conséquence naturelle les guerres privées. Brive lutta longtemps, finit par être vaincue, et signa en 1361, à l’époque la plus douloureuse de la guerre de Cent ans, un acte qui fut qualifié de transaction, et qui était plutôt un véritable traité de paix entre trois puissances belligérantes. Elle céda un tiers de sa haute justice au vicomte de Turenne et un second tiers au baron de Malemort. Mais, pour le dernier tiers qu’elle avait conservé et qui donnait à ses consuls le droit de prendre les titres de barons et co-seigneurs haut-justiciers de la ville de Brive, elle prétendait du moins ne relever que du roi de France, et c’était là le nœud du procès. Treilhard rappelait qu’après comme avant la transaction de 1361, les rois lui avaient accordé directement des exemptions d’impôts pour lui permettre de réparer ses remparts ; que quand le roi traversait la ville, on lui rendait hommage. Ainsi, lorsque Louis XI y arriva le 23 juillet 1462, en revenant d’un pèlerinage à Rocamadour, les quatre consuls et quarante bourgeois à cheval allèrent au-devant de lui jusqu’à Nazareth et commencèrent ainsi leur harangue : — « Sire, les consuls et habitants de votre bonne ville de Brive-la-Gaillarde, » etc.

Pour le dire en passant, Messieurs, vous savez que ce nom de la Gaillarde, qui distingue Brive de toutes les autres villes de France, remonte loin dans l’histoire. L’abbé Leymonerie cite des lettres patentes du roi Jean, en 1351, et plus tard du roi Charles VI, où l’on trouve ces mots : villa dicta la Gaillarda. Ne croyez pas que ce fût du patois ; c’était du latin, du latin tel que l’écrivaient les rois de France, jusqu’au jour où François Ier ordonna qu’à l’avenir les actes publics seraient rédigés en français.

Mais Treilhard ne s’appuyait pas seulement sur ces souvenirs historiques. Il invoquait les principes nouveau qui commençaient à régir la France ; il repoussait le droit féodal au nom de l’unité française. Il n’y a plus de féodalité, disait-il ; il n’y a plus de seigneurs se partageant le territoire français ; le roi représente seul le pays, veille seul à sa défense ; à lui seul peuvent appartenir les fortifications d’une place de guerre. Puis il s’écriait : « Vous réclamez la propriété et la disposition des murs et des fossés de la ville de Brive ; vos prédécesseurs ne les ont jamais réclamées. Nous avons veillé seuls à leur construction et à leur entretien ; ils sont cimentés de la sueur et du sang de nos pères ; c’est à l’abri de ces murs que nous avons défendu notre état et notre liberté contre les seigneurs de Turenne et de Malemort que vous représentez. Ces remparts nous ont protégés quand ils ont voulu nous contraindre par la force de leurs armes à trahir notre souverain… Pendant des siècles entiers, ils ne se sont occupés que du projet de les renverser. Depuis que nos monarques ont réprimé les efforts de ces vassaux indociles, aucun acte de bienfaisance de leur part n’a effacé les maux qu’ils nous avaient fait souffrir, et ils ne sont connus que par des meurtres et des incendies. Eh quoi ! vos auteurs auront d’abord arrosé nos murs de notre sang ; ils auront vu nos ancêtres sacrifier leur fortune pour pourvoir à leur entretien ; ils ne se sont pas montrés lorsqu’il a fallu les réparer ou les défendre contre les ennemis de l’État ; et aujourd’hui que leur destruction laisse un emplacement que vous annoncez vous-même de la valeur la plus minime, vous voudriez nous arracher cette faible ressource ! Vous nous disputeriez le prix de nos travaux et de notre sang ! »

Au fond, ces phrases éloquentes où l’on sent déjà bouillonner les revendications que la Révolution fera bientôt triompher, ne prouvaient rien sur la question de droit qui s’agitait dans le procès, mais elles faisaient grand effet dans le plaidoyer ; d’ailleurs, c’est bien souvent par des phrases qu’on mène les hommes, car si elles e prouvent pas, elles émeuvent, et l’émotion est aussi un des arbitres des procès. Cette fois, elles n’entraînèrent pas les juges, qui donnèrent gain de cause au duc de Noailles. Quoi qu’il en soit, elles firent honneur à l’avocat et elles sont citées dans toutes ses biographies ; Treilhard eut donc raison de les écrire.

L’année suivante (1771), une crise politique vint tout-à-coup interrompre la carrière de Treilhard.

Le Parlement de Paris était entré en lutte avec la couronne ; il avait refusé d’enregistrer des édits impopulaires ; il avait rendu des arrêts qui avaient déplu aux ministres. Le chancelier Maupeou, ne pouvant vaincre la résistance des magistrats, les arracha à leurs sièges et leur donna des successeurs qu’il espérait trouver plus complaisants. Ces procédés n’étaient pas sans exemple sous l’ancien régime ; cette fois ils soulevèrent l’opinion publique. Le barreau de Paris prit fait et cause pour la magistrature ; il sentit que la première condition pour juger avec impartialité, c’est de juger avec indépendance, et que la justice est atteinte quand les juges ne sont pas respectés par le pouvoir ; il refusa de plaider devant le Parlement Maupeou. Treilhard suivit l’exemple de ses collègues, il avait alors vingt-neuf ans.

Remarquez cet âge, Messieurs. On peut sans regret faire à ses opinions le sacrifice d’une carrière quand on l’a déjà presque entièrement parcourue, quand elle vous a donné tout ce que l’on pouvait espérer d’elle ; lorsque, arrivé à ce moment de la vie où l’ambition ne vous réserve plus de nouvelles surprises, où peut-être les forces vont commencer à décliner, on a, pour compenser le sacrifice, la satisfaction de se retirer avec honneur et de couronner de longues années de travail par une retraite où l’on est certain d’emporter l’estime et le respect, même de ceux devant lesquels on a refusé de fléchir. Mais à vingt-neuf ans, à l’âge où l’on n’a donné que des espérances et où la dure expérience de la vie ne nous a pas encore appris dans quelles limites le hasard des circonstances renfermera notre essor, renoncer à une carrière pour laquelle on se sent fait et au bout de laquelle on entrevoit le mirage de la gloire, c’est faire un sacrifice sans bornes, car c’est sacrifier avec tout ce que l’on a déjà saisi, tout ce que l’on rêvait. En s’éloignant de la barre au moment où il commençait à se faire connaître, au moment où l’absence des maîtres lui aurait permis de se placer plus vite en lumière, Treilhard témoignait une fermeté de caractère, à laquelle je rends hommage avec d’autant plus d’insistance que nous ne la retrouverons plus au même degré quand il aura eu le malheur d’être jeté dans l’arène politique ; le souvenir de son premier pas dans la vie atténuera le regret que plus tard je serai forcé d’exprimer. Les conséquences de sa retraite furent du reste moins graves qu’elles n’auraient pu l’être ; il retrouva bientôt une position lucrative dans une grande administration publique qui ne dépendait pas du chancelier, et après quatre années d’attente, lorsque Louis XV eût cessé de régner et que Turgot fut ministre, les magistrats de l’ancien Parlement furent solennellement réintégrés sur leurs sièges ; les avocats reprirent alors leur place à la barre.

Le barreau de Paris était à cette époque justement célèbre par l’élégance et la pureté du langage, par la recherche de la haute éloquence comme par la science du droit. Treilhard y conquit une place éminente à côté de Gerbier, Tronchet, Camus, Bigot de Préameneu, Henrion de Pansey, etc. Infatigable au travail, doué d’une intelligence claire, d’un esprit délié et d’une grande vigueur de dialectique, il était sans égal dans les questions d’affaires. Il comptait dans sa clientèle les plus illustres familles de France, le haut clergé, la Ferme générale, et nous trouvons son nom dans la plupart des causes importantes dont les annales judiciaires ont recueilli le souvenir. En même temps, il était inspecteur général du domaine de la Couronne, et, à ce titre, membre du Conseil d’Etat, où toutes les grandes questions administratives passaient sous ses yeux.

Tous ces travaux ne suffisaient pas à son activité ; il fut encore l’un des collaborateurs de Guyot pour la rédaction d’un Traité dans lequel l’auteur du Répertoire, assisté des plus célèbres jurisconsultes de l’époque, résumait. comme pour en conserver le souvenir au moment où la Révolution allait les abolir, les droits, fonctions, franchises, exemptions, prérogatives et privilèges annexés en France à chaque dignité, à chaque office, à chaque état, soit civil, soit militaire, soit ecclésiastique[4].

L’heure approchait où ce régime de privilèges allait s’écrouler pour faire place à l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Lorsque les États généraux furent convoqués en 1789, nul ne semblait mieux préparé que Treilhard à préciser les réformes que réclamait l’opinion publique. Aussi son nom fut-il un de ceux sur lesquels les électeurs du Tiers-État de la ville de Paris portèrent leurs suffrages.

Puis les évènements se succédèrent ; Treilhard se trouva, par l’entrainement inévitable des succès qu’il y obtint à ses premiers pas, jeté dans une carrière nouvelle qui n’était pas de son choix, pour laquelle peut-être certaines qualités de caractère lui faisaient défaut, et qui lui réservait de redoutables épreuves. Vous n’attendez pas de moi le récit détaillé, ni l’appréciation de sa vie politique ; cette étude nous entraînerait sur un terrain qu’une règle très sage nous interdit ; je me bornerai donc à vous rappeler ses actes les plus saillants. À l’Assemblée constituante, membre et souvent rapporteur du comité des affaires ecclésiastiques, il prit une part importante à la discussion des lois sur les congrégations religieuses, sur les biens de l’Église, sur la constitution civile du clergé[5]. Il présida la Convention pendant une partie du jugement de Louis XVI ; il fit des efforts visibles pour sauver le roi ; il obtint qu’il lui fût permis d’avoir des défenseurs ; il mit aux voix la question de sursis, malgré les réclamations tumultueuses de la Montagne, et il ne vota la mort que sous la réserve de l’appel à la nation. Quelques instants membre du comité de Salut public pendant la Terreur, il y fut élu de nouveau après le 9 thermidor. Le 21 janvier 1796, il prononça, comme président du Conseil des Cinq-Cents, le serment de haine à la royauté. Pendant qu’il représentait la France au Congrès de Rastadt, il fut élu membre du Directoire, par la presque unanimité des suffrages. Il s’élevait toujours, lorsque des élections nouvelles donnèrent la majorité à ses adversaires. Il devint alors le point de mire des attaques les plus passionnées, fut violemment exclu du Directoire, entraîna dans sa chute ses collègues La Réveillère-Lépeaux et Merlin de Douai, et eut à se défendre avec eux contre l’accusation

absurde et ridicule d’avoir trahi le pays, pillé les arsenaux et vendu à vil prix des armes à l’étranger. Il n’eut pas de peine à faire justice de ces calomnies, mais il en ressentit une douleur profonde dont le souvenir attrista longtemps son âme[6].

Peu de mois après, la majorité qui venait de le renverser fut emportée à son tour par le 18 Brumaire. Treilhard ne prit aucune part au coup d’État, mais il se rallia au nouveau régime. Il accepta l’ordre sans la liberté, comme il avait accepté les rêves d’or de la Constituante, les colères de la Convention et les impuissances du Directoire. On a dit de lui, qu’indiffèrent à la forme des institutions politiques, il n’attachait d’importance qu’aux conquêtes législatives et sociales de la Révolution. Modéré par tempérament, inclinant toujours, par une tendance peut-être inconsciente mais très marquée, à partager le sentiment de· la majorité, il avait accentué sa ligne politique à mesure que s’étaient déroulés les événements, et il avait suivi le courant, cherchant souvent à le modérer, rarement à le diriger, finissant toujours par s’y abandonner. Le seul jour où il se trouva vraiment en opposition avec la majorité, ce fut quand un vote très contestable l’exclut du Directoire ; ses deux collègues auraient voulu qu’il résistât ; mais il n’était pas fait pour la lutte ; il les abandonna et donna sa démission. Il dut sans doute à cette disposition de son caractère, autant qu’à la nature de son esprit qui le portait aux questions d’affaires plutôt qu’aux questions politiques, le bonheur de traverser, sans y laisser la vie, les années sanglantes de la Révolution ; pour tous les partis il était un homme utile plutôt qu’un homme redouté. Aussi, malgré les situations élevées auxquelles, pendant la période révolutionnaire, l’appelèrent toujours les hautes facultés de son intelligence, il eut peu d’influence sur la marche des événements, et si sa carrière s’était terminée au moment où il tomba du Directoire, son souvenir eût été vite effacé. Il aurait eu le sort de tant d’autres dont les noms remplissent aussi les colonnes de l’ancien Moniteur, et qui, n’ayant été ni de ceux qui tuent ni de ceux qui se font tuer, sont retombés dans l’oubli aussitôt que le calme fut rétabli et que le fleuve social eut repris son cours ; leur notoriété a été aussi éphémère que le hasard qui les avait portés au pouvoir.

La suite des événements réservait un autre sort à Treilhard et à Merlin de Douai, son collègue et son ami, comme lui jurisconsulte éminent, et comme lui plus propre aux travaux silencieux du cabinet qu’aux hautes responsabilités du pouvoir. Ils furent appelés, l’un au Conseil d’État, l’autre à la Cour de cassation. Là, dégagés de la politique pour laquelle ils n’étaient pas faits, rendus au culte de leur jeunesse, à l’étude du droit et de la législation, ils commencèrent une carrière nouvelle où l’expérience, la sagacité, la portée des vues étaient plus utiles que le caractère, et où ils trouvèrent, sinon la gloire, du moins une haute et légitime renommée.

Le Conseil d’État était, en l’an X, le véritable siège du gouvernement. Le premier Consul se plaisait à le présider, et il y avait réuni, pour travailler avec lui à l’œuvre de reconstitution sociale qu’il voulait accomplir, toutes les illustrations civiles et militaires de la Révolution ; Treilhard y retrouva, président de la section de la guerre, un autre Briviste, le général Brune. La tâche la plus importante du Conseil d’État était de refondre, dans des Codes adaptés à l’état nouveau de la Société, les lois civiles, commerciales, criminelles, éparses dans les monuments innombrables et souvent contradictoires de l’ancienne législation, le Droit romain, les Coutumes, les Ordonnances. Treilhard prit une part considérable à ces travaux ; il était l’un des orateurs principaux de ces discussions restées célèbres, et dont malheureusement les procès-verbaux de Locré et les Mémoires des contemporains ne peuvent nous donner qu’une idée très incomplète. Cormenin nous en fait un tableau animé et vivant ; il dépeint Treilhard, « le plus nerveux dialecticien du Conseil », qui ne cédait jamais quand il défendait les conquêtes de la Révolution. Napoléon l’estimait pour sa ténacité même et acceptait volontiers de lui la contradiction ; il aimait à s’escrimer contre ce logicien opiniâtre, cet athlète intrépide qui ne lâchait pas son adversaire impérial, et il disait familièrement qu’une victoire remportée sur Treilhard lui coûtait plus de peine que le gain d’une bataille ».

C’est une étude intéressante que de rapprocher des premiers travaux de Treilhard à l’Assemblée constituante, les exposés des motifs qu’il rédigea au Conseil d’État sur les titres les plus importants du Code civil, sur le Code de procédure, le Code de commerce, le Code d’instruction criminelle et le Code pénal. En 1789, habitué comme la plupart de es collègues à agiter des idées plus qu’à compter avec les faits, il est plein d’illusions ; il promet la concorde universelle ; il semble convaincu que pour ramener l’âge d’or, il suffira de faire disparaître quelques abus et d’édicter quelques lois inspirées par des théories philosophiques. Au Conseil d’État, mûri par l’expérience des affaires publiques, il tient un tout autre langage ; il ne prétend plus modeler la Société sur un idéal entrevu dans un rêve ; il observe les faits, et il essaie d’adapter les lois aux idées et aux mœurs du pays qu’elles doivent régir.

S’il veut l’égalité des partages dans les successions, c’est parce qu’il la considère comme la conséquence naturelle des institutions démocratiques ; s’il propose de maintenir le divorce, c’est en le présentant, non comme une institution destinée à rester la condition permanente et normale de la Société, mais comme un remède temporaire, rendu momentanément nécessaire par dix années de révolutions pendant lesquelles le relâchement des mœurs et le trouble des esprits avaient multiplié les unions mal assorties. Il se tient en garde contre « la manie des réformes, si dangereuse quand elle s’empare d’une âme honnête, mais tourmentée d’une soif immodérée de perfectibilité »[7]. Il explique que si la Constituante a échoué dans plusieurs de ses tentatives, c’est parce qu’elle n’a pas suffisamment su se tenir en garde contre l’enthousiasme du bien, et parce qu’elle a considéré les hommes, non tels qu’ils sont, mais tels qu’il serait à désirer » qu’ils fussent »[8].

Voilà le langage d’un véritable législateur. C’est parce que Treilhard a apporté à la rédaction de nos Codes ces vues élevées et sages qu’il a contribué à en faire des monuments durables, et qu’il a droit à la reconnaissance de la France.

Président de la Cour d’appel de Paris, président de la section de législation au Conseil d’État, élevé à la dignité de ministre d’État en 1809, et créé comte de l’Empire en 1810, Treilhard était arrivé au faîte des honneurs, lorsqu’une maladie dont il ressentait depuis plusieurs années les atteintes l’emporta le 1er  décembre 1810. On put dire qu’il mourut debout ; la veille de sa mort, malgré de cruelles souffrances, il siégeait encore au Conseil. L’empereur, qui appréciait hautement ses lumières et l’indépendance de sa parole, déclara que sa mort était un malheur public, comme l’avaient été celles de Portalis et de Tronchet. Après des funérailles solennelles, le corps de notre compatriote fut inhumé au Panthéon.

Quelques années auparavant, Treilhard avait été envoyé en mission dans la Corrèze pour présider le Collège électoral chargé de choisir les deux sénateurs du département. Il avait été reçu à Tulle avec les pompeux honneurs dus aux grands dignitaires de l’Empire. Je regrette que le défaut de temps ne me permette pas de vous raconter quelques incidents curieux de ce voyage, la difficulté qu’éprouva le préfet à trouver à Tulle, « malgré que cette ville ait beaucoup acquis du côté de la civilisation », un logement convenable pour un si haut personnage ; la foule accourue de loin pour le contempler ; le discours adressé par le maire de Tulle « à l’homme d’État si distingué par l’éminence des places auxquelles il a été successivement élevé », etc. Dans l’allocution courte et simple que prononça Treilhard, on voit percer deux sentiments : le souvenir toujours amer des calomnies dont il avait été l’objet après sa chute du Directoire et contre lesquelles il protestait devant ses compatriotes ; l’émotion qu’il ressentait en revenant, avec tout le prestige de ses hautes fonctions, dans le pays qu’il avait quitté jadis, humble étudiant, et où continuaient à vivre, modestes et honorés, plusieurs membres de sa famille.

Dans ce jurisconsulte éminent, dans ce législateur sagace, l’homme privé était encore supérieur à l’homme public. J’ai eu entre les mains des archives précieuses que les petits-enfants de Treilhard m’ont communiquées avec la plus grande obligeance ; elles montrent combien son existence était restée simple et elles révèlent l’homme de bien.

Il écrit à son fils : « Tu rempliras ta mission avec honneur, parce que tu réunis à une grande justesse d’esprit la droiture du cœur et l’honnêteté de l’âme »… (8 novembre 1806) ; « Il faut se laisser aller aux événements et compter sur sa bonne fortune ; quand on a un peu vécu on a éprouvé que ce qu’on a le plus désiré a été nuisible, et que ce qu’on redoutait a été le principe du bien-être ; cette pensée m’a soutenu dans bien des occasions »… (7 février 1807) ; « Je me laisse aller aux événements et je me plais à croire que ce qui arrivera sera pour le mieux… Le grand point est de se montrer supérieur, ou du moins de niveau à sa place, quelque part qu’on se trouve »… (27 février 1807) ; « Il faut se laisser aller un peu aux événements ; …dans tous les cas et dans toutes les positions remplir son devoir »… (22 décembre 1808) ; « L’essentiel est que tu mérites »… {10 février 1809).

Tels sont les conseils qu’il répète constamment à son fils, les principes qui, certainement, ont dirigé sa propre conduite. Ce sont ceux d’un homme honnête et droit, qui se contente de faire son devoir dans la situation où la fortune le place, mais qui ne cherche pas à diriger sa vie et à dominer les événements. Dans la vie politique, où l’on assume la tâche de gouverner son pays et de guider ses concitoyens, un tel caractère peut être taxé de faiblesse ; dans la vie privée, j’aime mieux n’y voir qu’une sage philosophie.

Tous les biographes de Treilhard lui reconnaissent ces vertus intimes, qui sont le bien le plus précieux de l’homme, car si c’est par nos actes publics que nous attirons l’attention des indifférents, c’est par les vertus privées que nous nous attachons ceux qui nous entourent ; c’est par elles que nous sommes aimés ; c’est par elles que nous sommes heureux.

Ces vertus, Messieurs, je crois que Treilhard les devait à son pays d’origine.. Les qualités morales tiennent surtout aux exemples dont notre enfance a été entourée ; c’est dans cette petite ville de Brive, dans cette famille aux mœurs simples et pures et à l’esprit cultivé, que Treilhard a puisé l’amour du travail, le sentiment du devoir, l’honnêteté de la vie, la droiture et la probité.

En terminant, Messieurs, permettez-moi d’exprimer un vœu auquel certainement vous vous associerez tous. Il existe un portrait de Treilhard, qui le représente à la fin de sa carrière, en grand costume de président de section au Conseil d’État. Des yeux à la fois perçants et doux ; des sourcils noirs et bien arqués qui font contraste avec ses cheveux blancs, éclairent un sourire fin, une physionomie pleine d’intelligence et de bonté. Je voudrais que nous eussions une copie de ce portrait à l’Hôtel-de-Ville de Brive, à côté de celui des autres Brivistes qui, comme Treilhard, ont honoré leur ville natale et servi leur pays[9].

  1. Lecture faite le 26 février 1882 à l’assemblée annuelle de l’Association Corrézienne.
  2. Une plaque commémorative a été placée officiellement par la municipalité sur la maison Treilhard le 22 septembre 1892.
  3. Le sceau des Consuls, caractère distinctif de la juridiction communale, portait les armes de la ville, symbole de ses libertés ; d’un côté, trois épis de blé, avec cette légende : Sigillum consulatus Brivæ, et sur le revers, un buste avec cette légende : Sanctus Martinus, martyr Brivæ.
    Voir, au sujet des divers sceaux de la ville de Brive, l’étude de M. Philippe de Bosredon, Bulletin de la Société scientifique, historique et archéologique de la Corrèze, T. IV, p. 217.
  4. Treilhard était investi lui-même d’une de ces dignités ; Il était bailli de la Trésorerie de la Sainte-Chapelle, petite juridiction que l’usage réservait à l’un des avocats au Parlement de Paris.
  5. « Vos décrets, dit-il dans un de ses rapports, ne portent point atteinte à notre sainte religion : ils la ramèneront à sa pureté primitive, et les prêtres redeviendront les anciens chrétiens de l’Évangile… » Ailleurs, il explique qu’il s’agit d’assurer au pays des prêtres plus purs et plus respectés, des couvents où ne resteront plus que les religieux qui veulent mourir dans leurs cloîtres et où la règle sera mieux observée… Le but est « que les consciences soient moins troublées… », « que tous les citoyens, réunis par le désir du bonheur commun, n’aient plus qu’un cœur, qu’une âme et qu’une volonté… » Si, comme on l’a dit, l’histoire n’est que le tableau des illusions des hommes, tâchons de pardonner à ceux dont les illusions ont été généreuses.
  6. Voir dans la Vie de J.-B. Treilhard, par M. Guyot d’Amfreville, p. 40, la note touchante écrite à cette époque par Treilhard, pour son fils, encore enfant.
  7. Exposé des motifs du Code de procédure civile, p. 3.
  8. Exposé des motifs du Code pénal, pp. 2 et 5.
  9. L’administration municipale de la ville de Brive a bien voulu donner suite à ce vœu. Elle a chargé un compatriote, M. Francis Lavialle de Lameillère, membre de l’Association Corrézienne, de faire une copie du portrait mis gracieusement à la disposition de la ville par la famille Treilhard ; cette copie a été placée à l’Hôtel-de-Ville, à côté des portraits des de l’Estang, Dubois, Vielbans, Grivet, Rivet, etc.