Alphonse Picard et Fils, Éditeurs (p. 39-68).

LETTRES DE DUBUISSON
AU MARQUIS DE CAUMONT[1]




Simon-Henri Dubuisson était simple clerc dans l’étude de Me  Leverrier, notaire au Châtelet. Il avait l’habitude d’écrire tous les mois au marquis de Caumontt[2], gentilhomme érudit et lettré, membre correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, ami du Père Brumoy, de d’Aguesseau, du président Bouhier et de la marquise de Simiane. Le marquis de Caumont habitait le comtat Venaissain[3] ; Dubuisson le tenait au courant de tout ce qui se passait, se disait, se publiait à Paris. Il lui rendait compte des livres nouveaux qu’il avait lus, des pièces qu’il avait vu représenter à la Comédie-Française, à la Comédie Italienne, à l’Opéra et même à la Foire ; il lui racontait, telles qu’il les avait recueillies, les nouvelles de la Cour et de la Ville, de la politique qui déjà passionnait les esprits, de la guerre lointaine qui les laissait assez indifférents. Ces lettres sont écrites sans apprêt, dans un style un peu négligé, mais piquant et spirituel ; elles sont toujours empreintes d’une respectueuse déférence, sans que l’on y trouve jamais une seule de ces expressions que l’on regrette trop souvent de rencontrer à cette époque dans la correspondance des hommes de lettres avec les grands seigneurs. Elles se suivent assez régulièrement depuis 1735 jusqu’à la fin de 1740 ; elles s’arrêtent au moment où Dubuisson vient d’être nommé Commissaire au Châtelet de Paris, office modeste dont les attributions tenaient à la fois de nos Commissaires de police et de nos

Juges de paix, et qu’il conserva pendant près de trente ans. Destinées à faire connaitre au marquis de Caumont ces mille événements secondaires qu’un homme du monde « curieux et intelligemment curieux » ne voulait pas ignorer sous peine de devenir étranger à son temps, que l’histoire n’enregistre pas, mais qui l’éclairent, les lettres de Dubuisson ont pour nous l’attrait que pourront avoir pour nos arrière-neveux les Chroniques de nos Journaux et de nos Revues. Les privilégiés de l’érudition, qui ont le droit de n’accorder leur intérêt qu’aux révélations nouvelles, y trouveront, sur tout ce qui touche à la littérature et aux théâtres, quelques détails que ne donnent ni les publications contemporaines, ni les correspondances et les mémoires connus jusqu’à ce jour. Les lecteurs profanes, à qui plaît, même quand ils ont pu déjà le lire ailleurs, tout ce qui est bien écrit, éprouveront sans doute, comme nous, un plaisir réel à se transporter au milieu du Paris d’il y a 150 ans, à le voir revivre dans son esprit, dans ses préjugés, dans ses mœurs si différentes des nôtres. Les lettres de Dubuisson leur apprendront, comme elles l’apprenaient alors au marquis de Caumont au fond de sa province, ce qui se passait, ce qu’on disait à Paris. Ils sauront comment on y jugeait des hommes que nous jugeons tout autrement aujourd’hui ; comment on y appréciait des événements et un mouvement d’idées qui commençaient à peine à se dessiner, et dont les conséquences étaient encore enveloppées dans les brumes de l’avenir. Ces conséquences, nous les connaissons maintenant et nous en avons oublié les causes : voilà ce qui rend si intéressants pour nous les correspondances et les mémoires écrits jadis au jour le jour. Qui de nous, au milieu de la complexité de notre histoire contemporaine, ne s’est écrié : — « Comment cela finira-t-il ? Que deviendra tel ou tel personnage ? » Je me rappelle qu’en 1848, pendant ces luttes passionnées entre la Révolution menaçante et la Société qui cherchait à reprendre son équilibre, un vieillard me disait : « — Ce qui me désole, c’est que je mourrai avant de savoir la fin de tout ceci ». — Hé bien ! la fin des événements qui se passaient en 1740 et dont les lettres de Dubuisson nous déroulent chaque mois le tableau pris sur le fait, nous la connaissons ; nous savons ce que devint plus tard ce jeune roi adoré de ses sujets, qui ne le blâmaient alors de trop aimer la chasse et les petits soupers que quand ils craignaient que sa santé n’en fût compromise ; comment s’est effondrée cette Société si fière de sa noblesse, de sa bravoure, de son esprit et de ses plaisirs ; combien peu d’années la France a conservé les fruits de la politique modeste de ce vieux et sage cardinal de Fleury, qui rétablissait nos finances et nous donnait la Lorraine, et dont Dubuisson, vrai fils de la bourgeoisie, vante à toute occasion, en termes que n’eût pas désavoués un électeur du gouvernement de Juillet, la modération, la prudence et l’honnêteté.

Nous voyons de vives admirations pour des grands hommes maintenant bien oubliés ; nous voyons apparaître des inconnus qui deviendront et qui resteront célèbres.

À l’Exposition de peinture de 1737, « un M. Char­din, qui n’avait encore peint que des animaux morts ou vivants, se révèle par de petites fantai­sies » qui enchantent Dubuisson ; « si l’on veut la vérité, c’est là qu’il faut la chercher ! »

L’année suivante, Dubuisson envoie au marquis de Caumont des Réflexions sur les Passions et sur les Goûts, par un jeune homme en qui « il lui semble voir que l’imagination galope, tandis que le bon sens va au pas ». Ce jeune homme, qui a la hardiesse d’aborder à vingt-trois ans un sujet pour lequel l’expérience et l’observation de toute une vie ne seraient pas inutiles, c’est le poète facile et fleuri que Voltaire appellera Babel la Bouque­tière ; à vingt-neuf ans il entrera à l’Académie française ; favori de Mme de Pompadour, il sera cardinal, ambassadeur, ministre des affaires étrangères : c’est l’abbé de Bernis.

L’une des premières lettres du volume annonce le grand succès d’un poème léger, dont le héros est un perroquet nommé Vert-Vert. Le public est charmé par les « beautés de détail de cet ouvrage ingénieux » ; mais il apprend avec surprise que c’est un membre de la Compagnie de Jésus qui tourne ainsi en badinage, sinon la religion, du moins les choses religieuses. Bientôt le bruit court que les Jésuites font sous main racheter le livre, et que, sur la plainte des Visitandines, ils ont envoyé le P. Gresset en pénitence dans un couvent de province ; puis, quand Le Carême impromptu et Le Lutrin vivant leur ont prouvé que le jeune poète est incorrigible, ils l’invitent à quitter la Compagnie. Gresset, pour ses adieux, fait l’éloge de ses anciens maîtres dans une épître en vers où le public, « qui veut entendre finesse à tout, ne voit qu’une ironie » ; il prend l’habit séculier, obtient qu’on rétablisse en sa faveur le titre d’Historiographe du Roi et de la Ville qu’avait autrefois possédé San­teul, et, assuré désormais d’un revenu de 1,500 livres, il donne libre cours à sa verve poétique.

Marivaux a déjà conquis une certaine renommée, car il voudrait être de l’Académie française ; mais son style et sa manière sont peu goûtés. « L’un des membres glorieux de cet illustre corps » dit à Dubuisson : « Notre métier est de travailler à la composition de la langue, et celui de M. de Mari­vaux est de travailler à la décomposer ; nous ne lui refusons pas l’esprit, mais nos emplois jurent l’un contre l’autre, et cette différence lui interdira toujours l’entrée de notre sanctuaire ».

L’arrêt ne fut pas irrévocable ; Marivaux fut élu en 1743 ; mais pour le moment, on lui préféra l’abbé Séguy et M. de Mirepoix.

« Il n’est pas plus heureux au Théâtre-Français qu’à l’Académie. Il vient de donner une petite comédie d’un acte, sous le titre du Legs ; elle a paru à la représentation plus longue qu’une de cinq, et je doute, quand on l’élaguerait de moitié, qu’on pût la rendre bonne. Il s’agit d’un marquis et d’une comtesse que l’auteur a montés sur les plus bas bourgeois, qui s’aiment, et qui ne peu­vent se déterminer à le dire. Cela vient à l’idée de la Pupille[4], mais quelle différence dans la manière dont cela est traité ! » Les Fausses Confidences n’ont aussi « qu’un très médiocre succès ; cette pièce pèche en beaucoup de points ; …au reste, c’est encore une Surprise de l’amour ». Dubuisson est habituellement bon juge, mais il est de son siècle, et il a les mêmes yeux que ses contemporains. Le Legs, comme Le Barbier de Séville, sera l’éternelle consolation des auteurs sifflés.

Piron donne La Métromanie ; Rameau expose dans le Journal de Trévoux ses idées sur la musique, et, à la grande satisfaction de Dubuisson, trouve encore le temps de composer Castor et Pollux, puis Dardanus ; l’abbé Prévost, qui n’est plus ni jésuite, ni soldat, ni bénédictin, ni simple défroqué, n’a pas encore écrit Manon Lescaut, mais il déploie déjà sa fécondité merveilleuse ; il publie Cleveland et Le Doyen de Killerine, et il se fait des ennemis en traitant les questions littéraires dans ses Pour et Contre ; « il est de ceux, dit Dubuisson, à qui l’on souhaiterait qu’un peu plus d’opulence permit de travailler un peu plus leurs ouvrages ». Le marquis d’Argens, Crébillon fils, Destouches, La Chaussée, Louis Racine, Gentil Bernard, et jusqu’au bon Rollin qui, tout en s’efforçant de sauver l’Université menacée, achève patiemment volume par volume son Histoire ancienne, tous ces hommes auxquels la postérité, qui ne les lit plus guère, a assigné leur place définitive dans le mouvement littéraire et philosophique du xviiie siècle, tous passent devant nos yeux, vivant, travaillant, luttant.

Au milieu de ce monde bruyant s’agite Voltaire, qui déjà fait à lui seul plus de bruit que tous les autres. Il a donné Zaïre ; il fait représenter Alzire, en dépit de Piron, à qui on l’accuse d’en avoir volé le sujet, et de Lefranc de Pompignan, qui a voulu le lui voler à son tour ; pendant son séjour en Angleterre, il a découvert Shakespeare, Locke et Newton ; il cherche à les faire connaître à la France et il donne la première impulsion à ce mouvement vers les études scientifiques qui exerça une influence si considérable sur la marche des idées, et par suite sur celle des évènements. Mais il a encore à parcourir quarante années de sa longue carrière, et s’il est déjà l’homme de lettres le plus haut placé dans l’admiration du public, il n’est pas encore le Roi Voltaire. Dubuisson établit sérieusement un parallèle entre lui et son ennemi Rousseau ; et ce Rous­seau n’est pas Jean-Jacques, encore ignoré de tous ; c’est Jean-Baptiste, le vieux poète lyrique, qui, du fond de son exil, n’en reste pas moins en possession d’une gloire jusqu’alors incontestée, quoique destinée à pâlir bientôt par l’éclat même que jettera sur le même nom un autre personnage. « Je ne juge point entre deux hommes si illustres, dit Dubuisson ; Apollon me paraît leur avoir assez également dispensé ses faveurs, et s’ils sont quelquefois au-dessous l’un de l’autre, c’est qu’ils sont en même temps au-dessous d’eux-mêmes. Je conviendrai pourtant d’une chose, c’est que Rousseau a sur Voltaire l’avantage de s’être négligé moins souvent et d’avoir par là d’autant plus mérité du public qu’il l’a plus respecté… On dit qu’ils entretiennent entre eux un commerce d’injures grossières ; quelle anecdote à mettre dans leurs fastes, si elle est vraie ! » En comparant ses deux héros, Dubuisson se préoccupe exclusivement de leur mérite littéraire ; quelques années plus tard, quand le mouvement philosophique du xviiie siècle eut commencé à se dessiner, il aurait compris sans doute que dans l’un des deux rivaux il y avait derrière l’écrivain un penseur, à côté du talent un caractère ; que Voltaire n’écrivait pas pour la satisfaction stérile de présenter aux lettrés des périodes savamment arrondies et des vers ciselés suivant les règles de l’art ; que toutes ses œuvres, même ses tragédies ou ses contes, étaient destinées à propager une idée et à atteindre un but poursuivi sans relâche ; que c’était là, bien plus encore que le mérite de son style, ce qui ferait sa puissance sur ses contemporains et la durée de sa renommée. De même, quelques années plus tard, il n’aurait plus douté des injures que Voltaire avait l’habitude d’échanger avec ses contradicteurs.

Déjà les querelles de Voltaire occupaient l’attention publique autant que ses écrits. Il était harcelé par l’intarissable abbé Desfontaines qui, avec une escouade d’obscurs collaborateurs, abordait tous les genres et attaquait, suivant l’occasion, tous les sujets et toutes les personnes ; il était poursuivi par ses éditeurs qui l’accusaient de faire imprimer à l’étranger les ouvrages qu’il leur avait vendus, ou qui le rendirent responsable de la suppression de leur brevet prononcée contre eux pour les avoir publiés ; il ne pouvait, sans y être assailli de fâcheux procès, se hasarder à Paris, quoique le lieutenant de police voulût bien quelquefois l’autoriser à y venir, « à condition qu’il n’écrira plus, ni sur la religion, ni sur le gouvernement. » — « Je serais fâché, dit Dubuisson, que M. de Voltaire fût réduit à s’expatrier ou à essuyer la lecture d’une grâce ou d’une mercuriale sur la sellette, comme l’abbé Desfontaines l’a essuyé le mois passé pour le discours qu’il avait prêté à l’abbé Séguy[5]. Le pauvre abbé Desfontaines a bu le calice jusqu’à la lie ; encore dit-on qu’il a fallu qu’il payât tous les dépens de la procédure. Peu de gens l’en ont plaint, et peut-être que bien peu aussi plaindraient M. de Voltaire, si le même malheur lui arrivait. On hait l’un parce qu’on le craint, et l’autre parce qu’on le jalouse. »

Dubuisson aurait pu ajouter qu’on les estimait peu l’un et l’autre. La vie irrégulière des hommes de lettres, leur défaut de dignité, les procédés peu délicats qu’ils se permettaient envers le public et entre eux n’étaient pas de nature à attirer sur eux la considération. Ajoutons que, comme l’éprouva Piron, ce siècle licencieux ne leur pardonnait pas la licence de leurs écrits. On s’amusait de leur esprit, mais après avoir ri d’un libelle ou d’une chanson, on se moquait de l’auteur si l’on apprenait qu’il en avait été payé par une bastonnade au coin d’une rue, ou puni par une mercuriale à l’audience. La punition était quelquefois plus sévère ; J.-B. Rousseau et Voltaire eux-mêmes pouvaient témoigner que la Bastille ou l’exil attendait l’écrivain assez téméraire pour s’attaquer à un personnage bien en cour, ou à un abus trop utile. Dubuisson se plaint pourtant de l’insuffisance de la répression et de l’impuissance de la censure. « Que n’imprime-t-on pas à présent ? « Jamais il n’y a eu tant de liberté à cet égard, ou plutôt jamais les imprimeurs n’ont été si hardis à enfreindre les Déclarations du Roi qui les gênent, ni la police si négligente à les faire exécuter ! Il n’est plus d’impiété, d’injure, ni de production licencieuse qui ne soit rendue publique par le secours de l’impression ; … c’est un excès qui mériterait d’être réprimé. »

Un autre jour, il remarque que si les écrits qui offensent les mœurs ou qui diffament les personnes se multiplient, c’est parce que « les auteurs espèrent être lus, ou payés. » Hélas ! il en est ainsi à toutes les époques où le public accueille ces sortes d’écrits ; mais dès lors n’est-ce pas aux lecteurs que Dubuisson aurait dû s’en prendre ?

Déjà à cette époque on croyait à l’efficacité des lois, aussi bien pour corriger l’esprit public ou pour diriger les consciences que pour contraindre les intérêts économiques. Dubuisson voudrait, afin de prévenir la famine, que l’exportation des grains fût interdite ; il approuve le gouverneur de Picardie d’avoir saisi, pour les faire vendre sur place, des convois de blé qui traversaient sa province ; dès lors, il est naturel qu’il invoque la censure pour redresser les mœurs littéraires. Il va même plus loin ; moitié plaisamment, moitié sérieusement, il regrette « qu’il n’y ait pas un Parlement au Parnasse pour supprimer les mauvais vers… Sans doute il est difficile d’empêcher les sots d’écrire, mais les censeurs ne pourraient-ils pas les empêcher d’imprimer ! » Plus tard, il écrivit un Mémoire historique et généalogique de la maison de Béthune et il s’aperçut à ses dépens que la censure est aussi gênante pour les inoffensifs qu’inefficace contre les méchants.

Cette mauvaise humeur contre les ouvrages médiocres s’explique du reste par les habitudes des lettrés de l’époque. Les auteurs étaient peu nombreux ; leurs ouvrages s’imprimaient à un petit nombre d’exemplaires, par conséquent pour un petit nombre de lecteurs. Il semble que la vie intellectuelle de la nation était, comme sa vie politique et sa vie mondaine, concentrée dans une aristocratie limitée au lieu d’être répandue dans une innombrable démocratie. Cela ne veut pas dire pourtant que cette élite lettrée se renfermât exclusivement dans ce qui était alors la société politique ou mondaine, et que parmi la foule obscure et ignorée tout fût ignorance ; Dubuisson lui-même en est la preuve ; ce modeste commissaire au Châtelet, lisait tout, appréciait la valeur littéraire de chaque ouvrage, relevait des erreurs dans une histoire des Empereurs romains de la décadence et savait formuler ses jugements en des lettres qui nous plaisent encore après 150 ans. Mais cette élite lettrée prétendait lire tout ce qui s’imprimait, jusqu’aux mandements des Évêques et aux mémoires des Avocats. Le temps ne lui manquait pas ; la presse, cet emporte-pièce quotidien, comme l’appelle si justement le Père Gratry, ne prenait pas à nos pères une ou deux de leurs meilleures heures et ne leur avait pas donné l’habitude de lire en diagonale, uniquement pour savoir de quel sujet parle l’auteur. La plus grande difficulté était de se procurer des livres ; beaucoup s’imprimaient à l’étranger ou circulaient en manuscrit ; la poste même n’était pas sûre, et Dubuisson nous rend confidents des efforts auxquels il était condamné pour faire parvenir à son noble correspondant les ouvrages qu’il jugeait dignes de lui être envoyés. Ce u’était pas dans les journaux que l’on allait alors chercher les nouvelles ; c’était dans les salons, dans les couloirs des théâtres, dans les cafés, dans les promenades ; nous pouvons nous représenter cet état de choses en nous rappelant ce que nous avons vu nous-mêmes il y a quelques années, lorsque le silence était imposé à la presse. Nous avons connu ces bruits que le public écoute parce qu’ils satisfont sa passion, qu’il arrange, grossit, transforme, et dont on peut dire qu’ils contiennent toujours, à côté d’un fond de vérité, assez d’erreurs pour tromper qui voudrait les prendre à la lettre. Ces bruits couraient de bouche en bouche, d’autant plus dangereux que nul ne se donnait la peine de les contrôler, et que ceux qu’ils concernaient pouvaient les ignorer et tarder à les démentir. « On a beau, à Paris, être près des évènements, on est souvent longtemps à démêler la vérité, parce que ceux qui les racontent en changent les circonstances suivant leur intérêt et leurs préjugés. Ce n’est qu’avec de l’attention et de la patience qu’on peut lever le voile dont ils les couvrent. » Il arrive quelquefois à Dubuisson de rapporter des bruits que lui-même déclare peu croyables, et qu’il démentira dans la lettre suivante : « Mais, dit-il avec raison, l’on ne doit pas ignorer qu’ils ont couru. » Pour nous, comme pour lui, ceux-là ne sont pas moins intéressants ni moins caractéristiques que les autres ; ils complètent le tableau de l’époque en nous montrant ce que pensait le public qui les imaginait ou qui y ajoutait foi ; ils la peignent avec autant de vérité peut-être que les faits vrais, et ce serait, suivant nous, non seulement faire une étude curieuse, mais retracer un fidèle portrait d’un siècle, que de recueillir l’histoire de tous les faux bruits qu’il a acceptés.

Le cercle sur lequel se portait alors la curiosité publique, ce qu’on appellerait maintenant le Tout Paris, était beaucoup plus restreint qu’aujourd’hui. En dehors des hommes de lettres, de la cour, du haut clergé, du parlement, le reste ne valait l’honneur d’être nommé que si quelque scandale éclatant, quelque ridicule étrange, ou une aventure avec quelque personnage en vue le tirait pour un instant de son obscurité. La plupart des anecdotes nous donnent le droit de penser que le niveau moral des gens du monde n’était guère plus élevé que celui des gens de lettres. Dubuisson frissonne en parlant de deux ou trois assassinats ; mais il conserve la tranquillité d’un homme qui, tout en condamnant, ne s’étonne pas, quand il raconte des faits étranges qui témoignent, non seulement de cette licence de mœurs trop connue et dont on trouverait d’ailleurs des exemples à toutes les époques, mais d’une perversion complète du sens moral.

D’autres récits font peu d’honneur à la délicatesse du siècle en fait d’argent : certes notre temps n’est pas de ceux qui ont le droit de se montrer sévères à cet égard ; cependant, si l’amour de l’or y est pratiqué, il y est jugé. L’on voit des mariages où la dot est prise en considération plus que la personne ; mais pas un de nos auteurs dramatiques n’oserait, comme Marivaux, prendre pour sujet et pour titre de sa pièce un legs, et mettre une préoccupation d’argent en balance avec l’impulsion de leur amour dans le cœur des personnages ·sur lesquels il voudrait appeler l’intérêt et la sympathie du spectateur. Quand Chauvelin, garde des sceaux et ministre des affaires étrangères, tombe en disgrâce, Dubuisson raconte qu’on l’accuse, à tort ou à raison, de prévarications et d’abus de pouvoir, et il ajoute que ce qui a dû lui être le plus sensible, c’est que Samuel Bernard, qui l’avait institué son exécuteur testamentaire et qui lui avait légué 80,000 livres, s’est empressé de révoquer cette disposition, rendue inutile par la chute du ministre. « Quoi ! s’écrie Dubuisson, il fallait le payer pour assurer sa fortune à ses enfants ! On l’imaginait au moins ! Et quelle idée avait-il donc donnée de lui ! Il se peut qu’il y ait eu quelque chose d’outré dans cette créance ; mais dans ce cas il a eu tort de l’avoir su et de l’avoir souffert ».

À côté des faits qui accusent les hommes, il y en a d’autres qui accusent surtout les institutions, et qui nous rappellent combien la liberté individuelle avait peu de garanties. Une femme, dont le mari était détenu pour dettes, allait le voir dans sa prison, et, quoique séparée de biens, elle l’aidait de quelques secours. Ses parents s’en formalisèrent et ils obtinrent du lieutenant de police l’ordre de la faire enfermer à l’abbaye du Val d’Osne, à Cha­renton. Le mari sort de prison, cherche sa femme, finit par la découvrir, et obtient la permission de la voir, à travers les grilles du parloir. Il court au couvent apportant deux limes ; chacun des époux s’escrime sur un barreau, et, la cage ouverte, ils se sauvent ensemble. Que pensez-vous qu’il arriva ? On porta plainte contre le mari et on le décréta de prise de corps ! « A-t-on jamais lu ou ouï rien de pareil, s’écrie Dubuisson ! »

Les Francs-Maçons paient de la même peine le crime d’avoir un secret. Ils apparaissent en 1737, au moment où Chauvelin vient d’être renversé, et ils font vite oublier ce grand événement. La première fois que Dubuisson parle d’eux, c’est en anglais qu’il écrit leur nom. « Il n’est plus bruit que de la coterie des Free-Massons (sic) ; tout le monde en est ou veut en être… Vous ririez n d’entendre tous les contes différents qu’on fait » sur les Free-Massons, leur secret et les signes par lesquels ils se reconnaissent ». L’année suivante, ils sont excommuniés par le Pape, sur la demande du roi Stanislas. Deux ans après ils sont mis en prison ; « le roi Louis XV ne veut plus entendre parler des loges de cette Société ». La tolérance, le respect pour l’opinion d’autrui n’étaient pas alors plus qu’aujourd’hui de mode en France.

La querelle des Jansénistes et des Molinistes est l’occasion des faits les plus curieux. Il est étrange de voir cette société si voisine de l’incrédulité prendre feu pour ou contre la grâce efficace ou la Bulle Unigenitus, et donner une fois de plus la preuve qu’il n’est pas nécessaire de comprendre pour se passionner, que tout devient prétexte à qui veut s’agiter. Les folies incroyables attribuées aux Convulsionnaires, les miracles sur le tombeau du diacre Pâris occupent toutes les classes. Les fidèles sont en guerre avec le clergé, les Curés avec les Évêques ; les Évêques se combattent par des mandements que Dubuisson annonce tranquillement au milieu des autres publications nouvelles, romans et livres d’histoire, comédies et chansons. Le Parlement, qui paraît représenter l’opinion de la ville, est en lutte constante avec le Grand Conseil, organe de la Cour. Un jour il flétrit, à cause de certaines propositions sur l’autorité des deux puissances, un mandement de l’Archevêque de Cambrai (Charles de Saint-Albin, fils naturel du Régent) ; le Grand Conseil casse l’arrêt ; le Parlement adresse inutilement à ce sujet des remontrances au Roi ; mais l’Archevêque ayant eu l’imprudence d’écrire une lettre pastorale pour publier dans son diocèse l’arrêt du Conseil qui lui donnait gain de cause, le Parlement saisit l’occasion de prendre sa revanche ; « il supprime la lettre pastorale, en ce qu’elle désigne le Roi sous le titre de Roi très chrétien, qualification qui n’est permise qu’à ceux qui ne sont pas nés sujets du Roi ; il défend à Mgr de Cambrai de prendre le titre de Pair de France parce que le brevet du Roi qui lui a conservé ce titre en passant de l’Évêché de Laon à l’Archevêché de Cambrai n’a pas été registré à la Cour, et il lui défend de porter les armes d’Orléans, parce qu’il n a pas été reconnu et avoué par feu M. le Régent. »

Le Saint-Siège lui-même se met de la partie, et nous le voyons à plusieurs reprises annuler des arrêts du Parlement, tandis que le Parlement supprime des Brefs et des Bulles. La Bulle de Clément XI, qui canonise saint Vincent de Paul, devient l’objet d’une de ces luttes. Le Parlement, jugeant qu’elle n’est pas conforme aux lois du royaume, en ordonne la suppression par un arrêt du 4 janvier 1738. Le 22 janvier le Grand Conseil annule l’arrêt. Le 31, le Parlement riposte en maintenant son arrêt, et il enjoint aux gens du Roi de le faire exécuter. D’autre part, le Pape fait brûler l’arrêt du Parlement, et, dit Dubuisson, « l’on ajoute qu’il a envoyé ici un bref d’excommunication contre les Avocats qui ont signé la consultation. Mais on dit en même temps que M. le Cardinal a conseillé au porteur de ce Bref de le renvoyer à Rome, parce que, s’il le publiait, le Parlement pourrait bien le faire brûler aussi. »

Les Appels comme d’abus se croisent de tous côtés : appel contre l’Évêque de Laon, qui attaque dans ses mandements les lettres pastorales des Évêques de Montpellier et d’Auxerre et de l’Archevêque de Sens ; appel contre une thèse soutenue par les Jésuites de Laon et contre d’autres thèses soutenues en Sorbonne, où le Concile de Florence est cité comme Œcuménique, opinion que le Parlement condamne, tandis que le Grand Conseil l’approuve ; appel contre un chapitre qui, après avoir refusé l’extrême-onction et la sépulture ecclésiastique à un chanoine de Saint-Amé de Douai excommunié pour avoir appelé contre son Évêque, « l’a fait exhumer pour lui mettre la tête où il avait les pieds, sur la remarque judicieuse d’un chanoine qui a fait observer à ses confrères que le défunt, non seulement ne devait pas être enterré dans le cimetière, comme ils l’avaient décidé au chapitre, mais encore qu’il ne devait pas l’être à la manière des prêtres en quelque lieu que ce fût. » Vingt-trois curés de Paris appellent contre une instruction pastorale de l’Archevêque de Sens qui « condamne les prétendus miracles de M. de Pâris. » Messieurs de l’Oratoire appellent contre un mandement de l’Évêque de Laon, où il est insinué que leur maison est rebelle à l’Église. Un Janséniste de Viviers appelle contre son évêque qui lui a refusé la communion dans les circonstances suivantes : le plaignant s’était présenté à l’autel pendant la messe ; il tenait à la main un pain qu’il requérait l’Évêque de consacrer pour lui donner la communion, et il avait à ses côtés deux notaires chargés de dresser procès-verbal en cas de refus.

Un avocat porte plainte contre le maître de l’École charitable, le suisse et plusieurs serviteurs de la paroisse Saint-Médard. "Il est bon de vous dire que le 1er  mai est le jour anniversaire de la mort de M. de Pâris, et que les dévots vont volontiers ce jour-là à Saint-Médard, où son corps repose. Notre avocat y fut et entra dans le chœur pour entendre la messe ; il était difficile de trouver place, tant par rapport à l’affluence que parce que les servi­teurs de l’église, établis par le desservant Coiffrel, avaient répandu malicieusement de l’huile en différents endroits ; il trouva pourtant à se placer. Mais le maître de l’École charitable qui voyait à regret tant de personnes… chercha sur qui il pourrait faire tomber sa mauvaise humeur ; ses yeux ne lui offraient que des magistrats ou autres personnes connues par la naissance et la dignité ; enfin il aperçut le pauvre avocat ; et ce fut lui qu’il choisit parce que son extérieur simple le flattait de l’impunité. » Il l’injurie, le pousse, le chasse de l’église avec l’aide du suisse, et le fait arrêter.

Au milieu de toute cette confusion le gouvernement avait pris parti, et naturellement l’opinion s’était aussitôt tournée contre lui. Il eût été cependant dans son rôle en intervenant, si au lieu de prétendre juger la question de foi, il s’était contenté de mettre le holà et de rétablir la paix.

Cette dernière tâche, qui est essentiellement celle du gouvernement, n’était pas facile alors, même en dehors de l’agitation religieuse. La difficulté ne provenait pas seulement de cette disposition innée qui porte les Français à prendre parti contre le représentant de la loi et à laquelle Dubuisson opposait tristement les mœurs anglaises. La France se ressentait encore de l’époque féodale, où tout lien social étant relâché, toute autorité nationale anéantie, la force individuelle était restée la seule sauvegarde. Se faire justice à soi-même avait été une nécessité, puis était devenu un point d’honneur, parce que quiconque n’était pas de force à se défendre était réduit à acheter, par un hommage qui diminuait sa liberté et sa dignité, la protection d’un plus fort que lui. Depuis, la monarchie absolue avait rétabli l’unité française, mais le respect de l’autorité n’était pas encore accepté par tous, n’avait pas pénétré dans les mœurs. Beaucoup d’individualités avaient conservé plus de puissance et plus de prestige que les institutions sociales. Les représentants de la loi étaient de fort petits personnages à côté des grands seigneurs et de ceux qui prétendaient passer pour tels. Un duc de Gramont cité devant le lieutenant de police, écrit des injures au lieu de comparaître. Un ancien lieutenant général des armées du Roi, « mylord Galloway », est cité pour certaines fredaines que ses 88 ans rendaient peu pardonnables ; dans la citation on avait omis par mégarde de mentionner « ses qualités ». Il vient à l’audience, « écoute tranquillement la mercuriale que le grave magistrat croit devoir lui faire en l’assaisonnant pourtant d’excuses ; puis répond qu’il avait ouï dire par le public qu’il était un faquin et un insolent et que ce n’était que pour en savoir le vrai qu’il s’était fait amener chez lui ; que sa conduite n’était pas soumise à un juge aussi subalterne, et qu’il ne lui convenait de penser à un homme tel que lui que pour faire nettoyer les rues, afin qu’il y pût marcher sans être éclaboussé ! M. Hérault fut forcé de boire le calice de cette réponse, et on m’assure même qu’il a été obligé d’aller chez mylord Galloway pour lui faire des excuses par ordre de M. le Cardinal. » Si ce dernier point est vrai, il faut avouer que le gouvernement prenait de mauvais moyens pour inspirer aux Français le respect des autorités constituées.

Les autorités constituées ! mot sans doute inconnu alors, mot longtemps ridicule et dont maintenant encore on n’a peut-être pas cessé de rire ; mot profond cependant, et qui contient toute une révolution, car il signifie que les situations sociales s’effacent devant l’Etat ; que nul, quel que soit son rang, n’est au-dessus de la loi ; que chacun, si grand qu’il soit, doit respecter le dépositaire, si humble qu’il soit, d’une parcelle de l’autorité publique. En sommes-nous tout à fait là aujourd’hui ? Je n’oserais pas l’affirmer ; mais Dubuisson nous rappelle plus d’une fois que de son temps on en était bien loin.

Ce ne sont pas seulement les particuliers qui en appellent à la force ; les magistrats eux-mêmes, en conflit parce que leurs privilèges empiètent les uns sur les autres, se disputent à main armée les actes lucratifs de leur juridiction. À la mort du prince de Guise, les scellés avaient été apposés par un commissaire au Châtelet ; « mais comme l’hôtel de Guise est situé dans l’enclos du Temple, la justice de cet enclos a prétendu que c’était à elle à apposer les scellés en question ; et pour se faire ouvrir de force en cas de refus, elle s’est fait accompagner par une compagnie de cinquante suisses. Les domestiques de l’hôtel s’étaient armés pour repousser les assaillants ; et il n’était pas question de moins que d’un bris de porte et d’un combat ; mais heureusement M. le comte de Guise et Mme  la duchesse de Richelieu, qui furent avertis à temps de ce qui se préparait, en prévinrent l’éclat en envoyant ordre qu’on laissât entrer cette justice furibonde ». Le grand Prieur du Temple dirigeait de son carrosse l’expédition ; fils naturel du Régent, il était un de ces personnages qui se croyaient mis par leur naissance au-dessus des lois. C’est à lui du reste que donna tort le Grand Conseil, appelé à juger le conflit entre le Bailliage du Temple et le Châtelet.

Le désordre est partout, même dans le sein des Tribunaux. Les Membres du Parlement sont en guerre avec leur Premier Président, pour une question de prérogative, et pendant plus d’un mois ils refusent de tenir audience. Les avocats refusent de plaider, tantôt devant le Châtelet parce que le Lieutenant-civil prétend les obliger à prêter serment entre ses mains, tantôt devant le Parlement, parce qu’un avocat-général, plaidant dans une affaire particulière, ce qui était admis alors, a parlé en dedans de la barre, au lieu de rester en dehors, comme les avocats. Ces querelles interrompent le cours de la justice ; mais qu’importe ? Nul ne veut abandonner ce que, dans le langage moderne, on appellerait son droit, ce qu’on appelait alors son privilège.

Tout, en effet, dans cette société issue de la féodalité, avait pris la forme d’un privilège. C’était un privilège de juger tel procès, comme c’en était un de n’être jugé que par telle juridiction ; c’était un privilège de recevoir tel serment, un privilège de prêter serment devant telle autorité ; et, ce qui est la caractéristique de cette époque, chacun, en cherchant à maintenir ou à étendre son privilège, oubliait la mission sociale en vue de laquelle le privilège avait été primitivement créé. Les fonctions publiques n’étaient plus conférées dans l’intérêt du public, mais dans l’intérêt de celui qui les obtenait et qui, les ayant reçues par faveur ou les ayant achetées, n’y voyait qu’un bénéfice et s’attachait moins à en remplir les charges qu’à en accroître les revenus. Les Français d’alors étaient bien les pères de ceux qui cinquante ans plus tard firent une Déclaration des droits et refusèrent d’y inscrire les devoirs. Privilèges en 1740, Droits en 1789, séparés de la notion des Devoirs qui en est le corollaire et qui seule peut les légitimer, dérivent au fond du même principe, l’égoïsme ; voilà pourquoi aux deux époques ceux qui les revendiquent nous apparaissent également âpres à les défendre, également peu soucieux de les mériter.

Nous avons reproduit quelques-unes des anecdotes que raconte Dubuisson, et exprimé l’impression que la lecture de ses lettres a fait naître dans notre esprit. Nous sommes loin de penser cependant qu’il faille juger son siècle uniquement d’après les faits que nous avons cités. Ce serait tomber dans la même erreur que si l’on prétendait juger notre temps sur les récits des journaux à scandales ou sur les comptes-rendus judiciaires de la Gazette des Tribunaux. Alors, comme aujourd’hui, le mal était plus bruyant que le bien, et nous ne devons pas oublier qu’à cette même époque, d’Aguesseau honorait la magistrature et Massillon le clergé. Dubuis­son raconte aussi parfois des traits fort différents de ceux qui accusent ses contemporains. Ainsi, Mme  Pâris de Montmartel, « pleurée des pauvres et universellement regrettée », meurt à vingt-huit ans de la petite vérole gagnée au chevet de l’un de ses domestiques qu’elle était allée exhorter à recevoir les derniers sacrements. Mais s’il faut reconnaître que tout alors n’était pas égoïsme, que la société n’ignorait pas l’amour, la charité, le dévouement, la foi, il n’en est pas moins vrai qu’au-dessus de ces vertus trop cachées, ce qui se voyait était loin d’être respectable. Écrites par un témoin impartial, un peu sceptique peut-être quoique trop jeune encore pour avoir perdu tout enthousiasme et toute illusion, en tout cas plutôt bienveillant qu’amer, les lettres de Dubuisson, dans leur ensemble, nous font peu regretter le bon vieux temps. En résumé, si les idées et les mœurs dont cette correspondance nous présente le tableau diffèrent des nôtres, les passions et les caractères sont les mêmes. C’est la conclusion inévitable à laquelle on arrive toujours lorsqu’on étudie le passé pour le comparer au présent. En dépit du costume, en dépit de l’étiquette politique, les Parisiens sont certainement depuis 150 ans moins changés que la plaine Saint-Denis, où le duc de Richelieu et le duc d’Aumont tuaient en un jour six ou sept cents pièces de gibier, sauf à être envoyés ensuite à la Bastille pour s’être permis de chasser avant le roi dans ce paradis des chasseurs.

La correspondance que M. A. Rouxel a eu la bonne fortune de rencontrer et la bonne inspiration de publier nous fait éprouver une double satisfaction : nous avons le plaisir de nous reconnaître dans nos pères, et, en comparant leurs mœurs avec les nôtres, nous acceptons avec plus de résignation l’heure présente. Il en est des temps comme des personnes ; pour mieux supporter, il est bon de comparer, et l’histoire ne sert pas seulement à guider et à instruire, mais aussi à consoler.




  1. Cette étude a parue dans la Revue de la Société des Études historiques, Mars-Avril 1883.
  2. Lettres du commissaire Dubuisson au marquis de Caumont, avec introduction, notes et table, par A. Rouxel.
  3. Joseph de Seytres, marquis de Caumont, était né à Avignon le 30 juin 1688. Érudit en même temps qu’homme du monde, ami de M m• de Simiane dans la famille de laquelle ont été retrouvés ses papiers, archéologue, bibliophile, numismate, aucune branche de la science ou des lettres ne lui était étrangère. Il était en relations suivies avec les savants d’Italie, d’Angleterre, d’Espagne et même de Russie. Il correspondait avec Voltaire, qui lui demandait des documents pour son « Siècle de Louis XIV » et envoyait à Réaumur des observations sur les insectes. Membre de la Société Royale de Londres, de l’Académie des Arcades de Home, il était aussi correspondant honoraire étranger de notre Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
    Il mourut en 174. de douleur d’avoir perdu son fils aîné, tué au siège de Prague.
  4. La Pupille, de Fayan, donnée à la Comédie-Française quelque temps avant Le Legs, est aujourd’hui présentée par nos histoires littéraires comme écrite dans le genre de Marivaux.
  5. Discours que doit prononcer M. l’abbé Séguy pour sa réception à l’Académie française.