Alphonse Picard et Fils, Éditeurs (p. 15-38).

LE CARDINAL DE GRANVELLE
AUX PAYS-BAS[1]




Le cardinal de Granvelle fut un des hommes les plus remarquables du xvie siècle. Fils d’un bourgeois d’Ornans qui était devenu par son mérite chancelier de Charles Quint, il arriva jeune au pouvoir et fut mêlé à la plupart des affaires politiques, diplomatiques et même militaires de son temps. Délégué de Charles-Quint au Concile de Trente ; chargé par Philippe II d’assister dans les Flandres la régente Marguerite de Parme ; vice-roi de Naples, où il prépara à Don Juan d’Autriche la flotte qui remporta la victoire de Lépante ; premier ministre à Madrid, partout il joua un rôle prépondérant. Schiller, dans son Histoire des révolutions des Pays-Bas, trace un admirable portrait de « cet homme extraordinaire ". Il lui reconnait, au degré le plus élevé, les qualités rares et précieuses qui font les grands ministres : l’intelligence étendue, l’instruction profonde, la puissance de travail, l’inébranlable fermeté du caractère ; « sa fidélité, dit-il, était incorruptible, car les passions qui rendent les hommes dépendants de leurs semblables n’avaient aucun pouvoir sur son âme ». L’histoire n’a pas désavoué ce magnifique éloge ; cependant elle est peu sympathique au cardinal. Un dernier trait, que Schiller ajoute comme un éloge encore, explique peut-être ce jugement de la postérité : « Granvelle, dit-il, pénétrait avec sagacité le caractère de son maître ; il avait l’art de descendre au niveau de cet esprit médiocre ; de faire éclore dans cette âme lente et indécise des pensées dont le germe était à peine formé et dont il lui abandonnait la gloire. Il savait rendre son génie esclave d’un autre homme ! » Ainsi, avec ses facultés puissantes, Granvelle n’aurait été que l’instrument soumis et résigné d’un prince à l’esprit étroit et cruel. Pendant qu’il avait dans les Pays-Bas une autorité qui semblait faire de lui le souverain en second de ces provinces, les Flandres ont été troublées par des persécutions odieuses, par une politique despotique et violente. Il en porte la responsabilité, et, s’il a été souvent comparé à Richelieu, ce rapprochement semble moins un hommage au génie de l’homme d’État qu’un souvenir du sang versé par un ministre à la robe rouge.

Le jugement n’est-il pas trop sévère ? M. Louis Viesener s’est posé cette question, et dans ses Études sur les Pays-Bas au xvie siècle (Hachette, 1881), ouvrage très intéressant dont les premiers chapitres ont été lus par lui à la Société des Études Historiques[2], il a recherché, d’après des documents nouveaux, quel fut exactement le rôle de Granvelle dans les Flandres.

M. Wiesener est coutumier de semblables tâches. Il a la passion de la justice et de la vérité dans l’histoire. Quand il rencontre au cours de ses études un personnage flétri par un blâme qui lui semble immérité, il se plait à prendre la défense de l’accusé ; il recommence la procédure ; il révise le jugement. Dans un de ses premiers ouvrages, il s’est jadis attaché à prouver que Marie Stuart n’a pas été complice du meurtre de Darnley, et s’il n’a pas irréfragablement établi l’innocence de sa cliente, il a montré du moins combien sont peu décisives les preuves accumulées contre elle par ses ennemis et trop facilement accueillies par les indifférents, toujours enclins à donner tort à ceux que la fortune a condamnés. Tout récemment, la Société des Études Historiques l’a vu prendre en main la cause d’un personnage à coup sûr moins sympathique que la malheureuse et charmante reine d’Écosse ; mais l’histoire n’a pas plus le droit d’être injuste envers le cardinal Dubois, sur la foi des ducs et pairs, qu’envers Marie Stuart sur la foi d’Élisabeth. Le fardeau de la réputation que porte devant la postérité le précepteur du régent reste assez lourd ; n’y ajoutons pas, puisqu’il n’est pas justifié, le reproche d’avoir, dans ses négociations avec l’Angleterre, acheté par une humiliation pour la France l’honneur de jouer dans la politique de son pays un rôle auquel ses adversaires jugeaient que sa naissance et sa condition première ne l’avaient pas destiné.

Rectifier de semblables légendes est une œuvre digne d’éloges, car l’histoire a pour premier devoir d’être fidèle à la vérité ; c’est presque une œuvre pie, quand la légende est l’écho de la voix du plus fort ; l’histoire alors, comme le dit fièrement l’auteur anonyme de Robert Emmet, « devrait être le dernier refuge des malheureux et des vaincus ». lais l’œuvre est aussi difficile qu’elle est méritoire. La postérité n’est pas toujours mieux éclairée, et elle est rarement plus impartiale que les contemporains. Comme eux elle se courbe devant le succès ; comme eux elle obéit à l’esprit de parti. Pour l’obliger à reconnaître qu’elle s’est trompée, ce que n’aiment jamais les hommes, il ne suffit pas de lui démontrer par des preuves que la légende est fausse ; il faut créer ou rencontrer un courant d’opinion contraire à celui qui jadis a fait naître la légende. Or, ce courant, ce n’est pas la démonstration froide et claire de la vérité qui peut le déterminer, ce sont les passions seules ; c’est le besoin de trouver dans le passé des arguments ou des allusions pour servir les intérêts actuels. En dépit des érudits, Étienne Marcel sera, suivant les temps, un traître ou un héros.

Il faut le reconnaître d’ailleurs, ces injustices sont rarement sans excuse. L’erreur n’a pu l’accré­diter que parce qu’elle était conforme à la vraiseblance, c’est-à-dire à la vérité morale. Marie Stuart n’a peut-être pas trempé dans le meurtre de Darnley, mais elle a épousé le meurtrier. Dubois n’a pas volontairement humilié la France, mais il l’a indignée par ses vices, ses intrigues, ses bassesses, et l’opinion unanime lui a attribué cette bassesse de plus. En allant au fond des choses, on trouve, derrière la prétendue injustice de l’histoire, la justice des jugements humains. Même au siècle des Poltrot de Méré et des Balthasar Gérard, même pendant la profonde démoralisation de la Régence, la conscience des contemporains a flétri la reine qui pouvait avoir assassiné son mari, le ministre qui pouvait avoir trahi son pays. L’histoire peut plus tard réviser ces verdicts ; l’humanité n’a pas à les regretter.

On sait que de nombreux documents authentiques, longtemps ignorés et successivement découverts en Espagne, en France, en Belgique, en Hollande, en Angleterre, en Italie et même en Russie, ont jeté depuis quelques années un jour tout nouveau sur les règnes de Charles-Quint et de Philippe II. Les historiens et les érudits se sont emparés de cette mine féconde ; M. Henry Forneron, notamment, dans son Histoire de Philippe II, y a puisé largement, et déjà bien des légendes ont été détruites, bien des points obscurs ont été élucidés. On est éclairé maintenant sur la prétendue folie de Jeanne la Folle, cette malheureuse reine que, pendant 49 ans, son père, puis son fils, ont tenue enfermée dans une sombre tour, pour qu’elle ne pût faire valoir ses droits à la couronne de Castille, du chef de sa mère Isabelle. La volumineuse collection des Papiers d’État de Granvelle, la correspondance de Philippe Il, celle de Marguerite d’Autriche, celle de Guillaume le Taciturne, les relations si curieuses et si complètes des Ambassadeurs Vénitiens ont permis à M. Wiesener de retrouver également la vérité sur le rôle du Cardinal dans les Pays-Bas. Voyons, à la lumière de ces révélations nouvelles, quel Jugement définitif doit être porté sur cet homme d’État, et si l’histoire a complètement tort contre lui.

Lorsque Charles-Quint, fatigué de la vie plus encore que du pouvoir, résolut de remettre à son fils, royaume à royaume, le faisceau des États que le hasard des héritages et la fortune des armes avaient successivement réunis sous sa domination, il lui recommanda Granvelle comme le plus sûr et le plus habile des conseillers dont il pouvait s’entourer. On sait qu’il fit à Bruxelles, le 25 octobre 1555, le premier de ses actes d’abdication. Appuyé sur le bras du jeune Guillaume d’Orange, alors son favori, entouré de ses deux sœurs, la reine de France et la reine de Hongrie, il renonça solennellement, en présence des Flamands assemblés, à la souveraineté de la Franche-Comté et à celle des Pays-Bas. Ses sanglots l’empêchèrent d’achever ses recommandations à son fils. Celui-ci était moins ému ; on se résout plus aisément à monter sur un trône avant l’heure qu’à en descendre ; pourtant il s’excusa de ne pas répondre lui-même dans une langue qui lui était peu familière, et ce fut Granvelle qui exprima en son nom ses sentiments à ses nouveaux sujets et au vieil empereur. Quatre ans après, Philippe quitta les Flandres et retourna dans l’Espagne où il était né, qu’il aimait, et dont il ne voulut plus sortir. Il confia la Régence des Pays-Bas à sa sœur naturelle, Marguerite de Parme, et ce fut encore Granvelle qu’il chargea de présenter aux États-Généraux la nouvelle gouvernante ; ce fut lui dont ses instructions secrètes prescrivirent à Marguerite de suivre les avis.

Cette période de l’histoire des Pays-Bas est la première phase de la longue lutte qui s’engagea entre Philippe II et les Flandres, et qui, après avoir fait couler des torrents de sang, aboutit à l’affran­chissement des sept provinces du Nord. Les Flamands n’étaient pas encore des rebelles ; ils ne songeaient nullement à secouer la domination du roi d’Espagne. Mais ils exigeaient que Philippe respectât ce qu’ils appelaient leurs privilèges, ces Chartes que ses prédécesseurs avaient accordées à leurs pères, et dont lui-même, avant et après son avènement, avait deux fois juré le maintien. Aujourd’hui notre esprit se révolte à la pensée qu’une province, c’est-à-dire une population vivante et frémissante, puisse être possédée, comme une terre ou un bois, par un maître qui l’exploite à son profit et à son gré. Au xvie siècle, c’était encore là le droit commun. La souveraineté était considérée comme une sorte de propriété, et elle était régie par les mêmes lois ; les provinces, comme les domaines privés, étaient des héritages, dont le sort était réglé par le hasard des mariages, des successions et des échanges. Le roi d’Espagne ou le duc de Bourgogne devenait tout à coup souverain des Flandres et préposait à la garde de ces provinces, comme il l’eût fait pour un domaine éloigné, son plus proche parent, légitime ou bâtard, personnage sacré, puisque le sang royal coulait dans ses veines ; souvent une femme, sa sœur ou sa tante, qui s’ap­pelait Marguerite d’Autriche ou Marie de Hongrie sous Charles-Quint, Marguerite de Parme sous Philippe II. lais le droit féodal avait un correctif, c’étaient ces Chartes, véritables traités passés entre le prince et ses sujets, qui, différant pour chaque province suivant ses mœurs ou suivant ses exigences et sa force, garantissaient à chacune d’elles, sous le nom de privilèges ou de franchises, quelques-unes de ces libertés qui nous semblent aujourd’hui le droit naturel et incontestable d’une population. Grâce à ces Chartes, l’Espagne pouvait, sans trop d’inconvénients, être gouvernée par un Flamand comme Charles-Quint, et les Flandres par un Espagnol comme Philippe II. La souveraineté passait au nouveau maître avec ses avantages politiques, avec le produit des impôts et les forces militaires ; mais l’administration locale, les coutumes aimées qui font la vie de tous les jours, et qui, plus que la politique, touchent les intérêts immédiats et les passions du peuple, tout cela ne changeait pas, quel que fût le nouveau souverain. Rome autrefois connaissait cette condition nécessaire des dominations lointaines. Quand elle avait vaincu une cité et qu’elle voulait en rester maîtresse, elle lui imposait une formule qui réglait le tribut à payer et les rapports avec la métropole ; mais elle respectait ses usages et ses Dieux ; elle la laissait gérer elle-même ses affaires intérieures, elle gouvernait, elle évitait d’administrer.

Or, parmi les privilèges des provinces flamandes, il y en avait un qui était inscrit dans toutes leurs Chartes et que les Flamands regardaient comme la garantie de tous les autres : le souverain s’interdisait de choisir pour ministres des étrangers, d’entretenir dans le pays des troupes étrangères. Les Flamands, « bons sujets, mais mauvais esclaves », suivant l’expression de Voltaire, entendaient n’être gouvernés, administrés et gardés que par des Flamands. Ce privilège, précieux en tout temps, venait de prendre une importance capitale. À Charles-Quint, Flamand par la naissance, l’éduca­tion, les goûts, succédait un prince né et élevé en Espagne, qui avait toutes les idées, toutes les passions, tous les préjugés des Espagnols ; pour qui, disait un ambassadeur Vénitien, « rien n’était bien dit, bien fait ou bien pensé, qui ne fût en espagnol ou d’un espagnol ». La différence des mœurs et des caractères, des qualités comme des défauts, différence qui allait jusqu’au contraste, avait fait naître une antipathie profonde entre les Espagnols et les Flamands, surtout depuis que les deux pays, se trouvant soumis aux mêmes maîtres, étaient en contact plus immédiat et plus incessant. Les hommes sont presque toujours portés à mépriser ce qui ne leur ressemble pas. La noblesse espagnole, indolente et sobre, regardant le travail comme une œuvre servile, et uniquement occupée de la guerre, avait le plus profond dédain pour ces Flamands à la fois industrieux et intempérants, qui poursuivaient la richesse par un labeur acharné, et qui, pour se délasser, s’enivraient de vin, de bière et de bonne chère. Ceux-ci, de leur côté, aussi braves que leurs rivaux quand il s’agissait de défendre chez eux leurs droits menacés, mais ne se plaisant pas à guerroyer, éprouvant le besoin d’être libres plutôt que celui de peser sur la liberté des autres, chez qui régnait la prépondérance du travail sur la guerre, de la richesse sur les armes, rendaient aux Espagnols dédain pour dédain.

Les Flamands auraient voulu que leur pays, sous la suzeraineté du roi d’Espagne, fût une sorte de République, où le roi n’aurait eu qu’un pouvoir nominal. Philippe, au contraire, souverain absolu en Espagne, s’irritait de ne pas l’être également en Flandre, et de sentir dans ce pays dont Dieu l’avait fait souverain, son pouvoir limité par la fierté hautaine des seigneurs et par l’indépendance narquoise des marchands.

La question religieuse, qui, pour Philippe, se confondait avec la question politique, était une autre cause de mésintelligence. La Réforme venait de poser dans toute l’Europe le terrible problème de la liberté de conscience, et ce problème était résolu d’une manière toute différente dans les deux pays. En Espagne, depuis 700 ans, les Chrétiens luttant contre les laures, combattaient, mouraient ou tuaient pour leur foi ; l’unité religieuse était la base de l’unité politique ; elle était la condition de la sécurité des personnes ; elle s’identifiait avec l’existence même de la patrie ; aussi l’Espagne prétendait-elle la maintenir à tout prix, contre les dissidents comme contre les infidèles. En Flandre, les mœurs étaient plus douces et les croyances moins passionnées ; la diversité des cultes n’y mettait pas en danger l’unité sociale. Le bas peuple seul, d’ailleurs, à cette époque, avait embrassé la Réforme ; c’était une question de petites gens, et les grands, par indifférence et par politique, le clergé par indulgence et par bonhomie, les bourgeois par esprit d’indépendance et aussi par crainte que la persécution ne nuisît aux relations commerciales qui faisaient leur fortune, tous étaient d’accord pour réclamer la tolérance. Déjà, pendant les dernières années de Charles-Quint, de sourds dissentiments s’étaient élevés à ce sujet entre la couronne et le pays. Mais, comme le dit M. Wiese­ner, « si la loi édictée par l’empereur était atroce, la répression, tant qu’elle restait confiée aux Flamands, était débonnaire ». Philippe ne l’entendait pas ainsi. Peut-être ne songeait-il pas à introduire en Flandre, comme le craignaient le Flamands, l’Inquisition Espagnole, redoutée par eux surtout à cause de ses procédés odieux qui répugnaient aux mœurs locales ; les placards de Charles-Quint, plus sévères au fond, sinon dans la forme, lui suffisaient ; mais il prétendait les faire rigoureusement exécuter et transformer ainsi en persécution active, ce qui n’avait guère été jusque-là, qu’une menace contre l’hérésie. Enivré par le double fanatisme du pouvoir absolu et de la foi religieuse, il croyait avoir reçu de Dieu, avec la couronne, la mission sacrée de maintenir par tous les moyens, même par l’échafaud et les autodafés, ses sujets dans l’obéissance politique et dans la vraie foi. Il prescrivait des supplices qui amenaient des révoltes populaires ; il jugeait alors la répression insuffisante, gourmandait ses agents « qui y allaient trop flochement », et pressait sa sœur de trouver et de punir un plus grand nombre de coupables. Les Huguenots sur le bûcher haranguaient le peuple ; il ordonna de les bâillonner. Bâillonnés, ils conservaient l’attitude enthousiaste et triomphante de martyrs qui meurent pour leur foi et qui croient voir le ciel e’ouvrir ; il enjoignit de les faire mourir dans l’enceinte de la prison, étranglés ou noyés dans un baquet !

Entre ce forcené et les malheureuses provinces dont le hasard des héritages avait mis le sort entre ses mains, quel fut le rôle de Granvelle ? Granvelle était Franc-Comtois, c’est-à-dire étranger aux Flandres ; à ce titre seul, sa présence irritait les Flamands. Aussitôt que les principaux seigneurs qui siégeaient à côté de lui dans les Conseils de Marguerite, Guillaume d’Orange, Egmont, de Hor­nes, se furent aperçus que le chef réel du gouvernement était lui, et non l’un d’eux, ils cherchèrent à l’éloigner. Aucun d’eux à ce moment n’avait intérêt à ébranler le souverain, aucun n’étant assez fort pour prétendre le remplacer ; mais tous convoitaient le pouvoir du ministre. Ce fut donc le ministre qu’ils attaquèrent. Ainsi, par des motifs tirés de la situation même, devançant en quelque sorte de trois siècles la théorie moderne de la fiction constitutionnelle, ils prirent soin de respecter le roi et de ne s’en prendre qu’à Granvelle. Ils affectèrent de croire que Granvelle seul était la cause de toutes les difficultés qui troublaient le pays. C’était lui qui, par ses mesures impolitiques, compromettait l’autorité du roi ; qui, par des persécutions inutiles et maladroites, poussait le peuple à la désobéissance. Ils l’accusèrent devant Philippe par leurs lettres pressantes et hautaines ; devant l’opinion publique par leurs libelles. Ils cherchèrent à l’intimider lui-même en faisant répandre contre lui des menaces de mort. Granvelle, impassible dans cette « incorruptible fidélité » que loue Schiller, ne se défendit que devant son maître, et l’histoire, accueillant les griefs de ses adversaires, répéta, comme les contemporains, qu’il usait d’arti­fices envers les Flamands ; qu’il poussait jusqu’à la cruauté son aversion pour les Huguenots ; que son fanatisme voulait des supplices ; qu’à la fin, effrayé lui-même de son impopularité et craignant pour sa vie, il s’enfuit de Bruxelles et alla chercher à Besançon un refuge contre les poignards dont il se croyait menacé.

La correspondance du Cardinal et celle de Phi­lippe nous montrent Granvelle sous un jour tout différent. Modéré par caractère ; tolérant, parce qu’il avait l’esprit étendu ; sachant pardonner à ses adversaires de jouer le rôle que leur imposait leur situation ; impartial dans les Flandres, parce qu’il n’était ni Flamand, ni Espagnol, ce qui, d’ailleurs, le rendait suspect aux Espagnols aussi bien qu’aux Flamands ; n’ayant d’autre but que de maintenir intacte l’autorité de son maître, Granvelle voyait clairement que les mesures de rigueur compromettaient cette autorité. Il s’attachait à calmer de part et <l’autre des passions qu’il ne partageait pas ; il cherchait à adoucir le roi, à le ramener à un sentiment plus juste des nécessités du gouvernement et des devoirs d’un chef d’Etat. Quand Philippe lui signalait de Madrid, sur le rapport de ses inquisiteurs d’Espagne, tel ou tel hérétique à poursuivre dans telle ou telle ville de Flandre, il répondait avec ironie qu’il y en avait des milliers d’autres, aussi bien connus de lui que ceux qu’on lui désignait, et qu’il était <le bonne politique de ne pas les inquiéter[3]. Quand les supplices prescrits par Philippe avaient soulevé une révolte populaire, comme à Valenciennes, et que Philippe voulait des coupables et des échafauds, il conseillait de ne pas donner prétexte à de nouveaux troubles par une sévérité inopportune. Alors qu’en Espagne le duc d’Albe, conseiller favori du roi, rendu « frénétique » par le langage des seigneurs Flamands, s’écriait qu’« il fallait dissimuler avec eux jusqu’à ce qu’on pût leur faire couper la tête[4] », Granvelle engageait le roi à les ramener en ayant égard dans une certaine mesure à leurs réclamations, à gagner leur affection par des honneurs et <les libéralités, au lieu de les pousser à bout par des violences inutiles. « Ce qui s’établira par la douceur et la clémence, écrivait-il, sera plus durable » … « Répandre le sang de ses sujets, c’est s’affaiblir soi-même[5] ». Toujours loyal avec ses adversaires, il leur rendait justice, même quand ceux-ci le calomniaient dans leurs pamphlets ; même quand ils le faisaient menacer de mort ; même quand plus tard ils le poursuivirent dans sa retraite par des injures et des railleries douloureuses pour sa dignité. Ce langage, il ne le tenait pas seulement dans ses dépêches officielles, mais dans ses lettres intimes à ses amis ; ce n’était donc pas des opinions d’apparat ; c’étaient les sentiments véritables d’une grande âme que Schiller a justement caractérisée, qui jugeait froidement les hommes, et qui restait sans haine devant ses plus cruels ennemis. Lorsque enfin il quitta Bruxelles, ce ne fut pas, comme on l’avait cru jusqu’à présent, par découragement ou par peur ; ce fut sur l’ordre exprès et secret de Philippe. Ici, les archives espagnoles ont révélé un fait imprévu et curieux : l’impérieux despote finit par reculer devant l’attitude et les fières réclamations de ses sujets ; obéissant, lui aussi, à cette fiction constitutionnelle qui semble vraiment être dans la nature des choses, il sacrifia son ministre pour rester souverain. Mais il ne voulut pas qu’on se doutât qu’il était vaincu. Afin de cacher sa défaite en attendant qu’il pût la venger, il prescrivit à Granvelle de prétexter un voyage et de lui demander un congé pour aller voir sa mère en Franche-Comté ! Granvelle obéit ; il partit et garda religieusement le silence. Il le garda si bien que ce ne fut ni par lui de son vivant, ni après lui par ses volumineux Papiers d’État que le secret finit par être connu ; ce fut trois cents ans plus tard, quand les Archives royales de Simancas s’ouvrirent enfin, et qu’on put y lire la correspondance de Philippe II.

C’est peut-être dans sa retraite que Granvelle nous intéresse le plus, parce que c’est là qu’on aperçoit le mieux l’homme derrière le politique. Il resta le conseiller fidèle et écouté de Philippe II, non seulement pour les affaires des Flandres, mais pour celles de tout l’empire[6]. Loin de s’abandonner à l’amertume et de chercher à se venger, comme l’eût fait une âme vulgaire, il ne cessa d’engager le roi à employer les seigneurs qui avaient exigé son éloignement, à conserver ou à rendre la régence à Marguerite qui avait ironiquement pressé son départ. Quand plus tard Egmont, le principal auteur de sa chute, fut emprisonné par le duc d’Albe, Granvelle intercéda pour lui, suppliant le roi d’oublier les torts récents et de ne songer qu’aux services passés. À Besançon, la Raison d’État, ce mot qui, dans le langage hypocrite des hommes politiques est synonyme d’attentat au droit ou à la morale, ne lui conseillait que le pardon et la clémence. Que n’est-il resté fidèle à ces généreux sentiments quand il redevint ministre ! En même temps il vantait à ses amis le clair soleil, les belles montagnes, les bonnes truites et le bon vin de la Franche-Comté, la douceur du repos après les orages de la politique. « Tirer profit de ce en quoi les adversaires procurent faire dommage, voilà ma philosophie, écrivait-il ; avec cela vivre le plus joyeusement que l’on peut et se rire du monde, des folies des appassionnés et de ce qu’ils disent sans fondement. » Cette sérénité était-elle sincère ? Pourquoi en douterions-nous ? Quelque douleur que ressente l’homme d’action éloigné malgré lui du champ où se jouent les destinées des empires, s’il a, comme Granvelle, l’âme haute et l’esprit cultivé, il peut encore, à défaut des jouissances que donne dans la lutte l’exercice de la volonté, trouver un instant quelque charme à celles que procurent, en présence de la nature qui apaise et de Dieu qui console, l’exercice de la pensée méditative et sereine, le culte des lettres, c’est-à-dire des trésors que nous ont légués les grandes intelligences du passé. Granvelle espéra longtemps que sa disgrâce serait momentanée. Quel puissant ministre, quel humble marchand, quittant pour prendre sa retraite le poste où la destinée l’avait placé, ne se figure qu’il y était indispensable et que la terre ne pourra pas tourner sans lui ! Granvelle, plus que tout autre, dut se bercer de ces illusions. Il connaissait sa valeur, et quant à son caractère, il l’a peint lui-même dans son admirable devise : « Durate !» L’usage, qui avilit par l’accoutumance le sens de tous les mots, a émoussé l’énergie superbe du mot durer : Être dur contre les causes de destruction ; en dépit de tout, persister à être ! C’est en ce sens que Granvelle prétendait durer ; il persistait, parce qu’il espérait ! « Un peu de patience, écrivait-il, et cette nuée passera ! » Un jour pourtant il dut comprendre que son rôle dans les Flandres était bien fini ; mais alors il fut appelé à des rôles nouveaux sur dé plus grands théâtres, à Rome, à Naples, à Madrid.

Il convient donc de rétablir la vérité historique ; de rendre justice à l’homme d’Etat qui, sacrifié à des nécessités politiques qu’il n’avait pas créées et que ses conseils auraient évitées, eut assez d’empire sur lui-même, assez de grandeur morale, pour accepter sans mauvaise humeur, sans faire retentir l’Europe de ses plaintes, l’ordre qui l’écartait du champ de bataille. Il continua, dans l’ombre de la retraite, à servir son maître fidèlement et « sans bruit, ne cherchant d’autre satisfaction vis-à-vis du public que celle te d’ébahir, en ne bougeant pas, ceux qui auraient voulu qu’il remuât le ménage pour leur donner matière[7] ! »

Cet acte de justice accompli, nous conservons le droit de nous demander si l’histoire a eu complètement tort quand elle a fait peser sur Granvelle la responsabilité de ce qui s’est accompli dans les Pays-Bas pendant son ministère. Il a déconseillé, mais il a fini par exécuter des mesures qu’il jugeait odieuses et funestes, qui ont ensanglanté les Flandres et qui en ont amené la perte pour l’Espagne. Le ministre qui, par faiblesse ou par ambition, ne sait pas « contredire jusqu’à se faire briser », qui, après avoir parlé, plie et obéit à une politique qu’il réprouve, n’est-il pas aussi coupable, peut-être même moralement plus coupable, que celui qui, du moins, est sincère dans sa passion ou dans son erreur ? La faiblesse cause dans ce monde plus de maux encore que la méchanceté ; aussi n’est-elle jamais une justification, surtout pour celui qui prétend au redoutable honneur de gouverner les hommes. Agir « la mort dans l’âme », n’est pas plus la morale des forts que l’excuse des faibles. Peut-être dans un autre siècle, au milieu d’un autre courant d’idées, la haute intelligence de Granvelle, son inébranlable fermeté, son élévation morale, auraient-elles fait de lui un ministre plus indépendant, plus fier et plus maître de sa politique personnelle, plus digne d’être comparé à Richelieu. Mais, quel que soit le sentiment qui l’a inspiré : dévouement loyal pour la personne et les droits de son maître ou soumission trop étroite aux préjugés de son siècle, Granvelle a consenti à couvrir Philippe II ; en le jugeant responsable, l’histoire l’a traité comme il a mérité, comme il a d’avance accepté de l’être.

Autour de Granvelle s’agitaient, avec les passions et les faiblesses qui expliquent leur destinée, d’autres personnages, secondaires dans les récits de M. Wie­sener, mais dont l’histoire ou la poésie ont consacré les noms. Au premier rang, l’étrange Philippe II. Avec étonnement nous le voyons en Flandre, pendant les premières années de son règne, jovial et bon vivant, aimant le plaisir, la table, les intrigues galantes, les mascarades et les courses nocturnes par les rues des villes avec ses gentilshommes et ses bouffons, presque devenu Flamand, si c’est s’assimiler à un peuple que d’en prendre les défauts. Plus tard, en Espagne, rendu à sa vraie nature, il apparaît sombre et dissimulé, jaloux de son autorité et ne sachant pas vouloir ; n’ayant, comme l’écrivait à Granvelle son frère Chantonay, « d’autres résolutions que de demeurer perpétuellement irrésolu » ; érigeant en règle de conduite, comme nous le faisons tous, l’infirmité de son caractère, répétant avec satisfaction, pour reculer le moment de prendre un parti : « Le temps et moi, nous en valons deux ! Marguerite de Parme, énergique et virile, véritable homme d’État comme son père Charles-Quint, aussi décidée que Philippe était lent et indécis. Le duc d’Albe, encore au second plan, voulant déjà couper des têtes ! Egmont, brillant et vain, plus soldat que politique. Guillaume d’Orange, plus politique qu’homme de guerre, général habile plus que soldat vaillant ; Luthérien de naissance, Catholique avec Charles­ Quint, Calviniste contre Philippe II ; c’est lui qui, même dans ce siècle religieux et militaire, l’emportera sur ses rivaux ; prudent et avisé, plus maître de lui que le bouillant Egmont, il saura ne pas mourir avant d’avoir vaincu.

M. Wiesener trace tous ces portraits de main de maître, avec un grand bonheur d’expression. Il ne s’attarde pas à des récits de batailles ou de négociations diplomatiques ; il fait revivre devant nos yeux les hommes et les peuples. Peindre les mœurs, les idées, les préjugés d’une nation ou d’un siècle ; montrer les grands caractères aux prises avec de grands événements on avec de grandes passions, n’est-ce pas la plus haute mission, le plus grand attrait de l’histoire ? La vérité sur un détail de fait a-t-elle autant d’importance pour la postérité, autant d’intérêt et de charme pour le lecteur, que ces vivants tableaux des temps qui ne sont plus, qui, en s’écoulant, ont préparé le temps présent et qui nous aident à pressentir le mystérieux avenir ? Heureux l’historien qui, comme M. Wiesener, sait également rétablir l’exactitude des détails, présenter à grands traits la physionomie générale d’une époque et mettre en relief, par des traits vigoureux et incisifs, l’action exercée par chacun des personnages qui y ont joué un rôle et dont le nom mérite d’être retenu !




  1. Revue de la Société des Études historiques, 1891.
  2. Revue des Études Historiques, 1887, pages 17 et 243.
  3. Lettres des 6 octobre 1562 et 17 juin 1563.
  4. Lettre du 21 octobre 1563.
  5. Lettres des 15 septembre 1566, 14 mars et 12 novembre 1567.
  6. C’est par la copie qui lui en fut envoyée de Madrid que nous avons connu la correspondance du duc d’Albe rendant compte à Philippe de sa mission a Rayonne auprès de Catherine de Médicis en 1565. Le duc était chargé d’obtenir de la reine qu’elle poursuivît les Huguenots en France, comme Philippe les poursuivait dans ses États, et, ce jour-là, quoi qu’en aient dit les contemporains et les historiens, Catherine s’y refusa. Encore une légende qui tombe !
  7. Lettre du 3 octobre 1565.