Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 49-62).

V

En dépit de la permission de notre père, nous nous étions promis de nous réveiller de bonne heure le lendemain, pour rendre visite au petit bohémien ; mais l’enfant propose et le sommeil dispose. Il faisait grand jour depuis longtemps quand j’ouvris les yeux et lorsque Maurice daigna sortir de son lit.

Marguerite avait été plus leste. À peine avions-nous descendu les premières marches de l’escalier, qu’un bruit de voix nous apprit qu’une discussion importante était engagée dans le cabinet de mon père, situé au premier étage, juste au-dessus de la salle du rez-de-chaussée où le bohémien avait été enfermé la veille.

Le spectacle qui nous attendait n’avait rien de nouveau pour nous. Nous avions vu bien souvent Marguerite assise sur les genoux de notre père, les bras passés autour de son cou, tandis que lui, sans essayer de se dégager, prenait sa grosse voix, commençait par répondre non à toutes ses prières, et finissait invariablement par accorder tout ce que cette petite fée désirait obtenir de lui.

Ce jour-là, cependant, la querelle était plus chaude que de coutume.

« Comment ! disait mon père, tu veux que je prenne à ma charge ce garnement, cet incendiaire, sous le beau prétexte qu’il est trop ignorant et trop jeune pour avoir conscience de ses fautes, et trop petit pour en répondre ! Tu as peur qu’on ne le mette en prison, et qu’il ne s’y perde au lieu de s’y amender. Mais qui te parle de prison ? Il y a des établissements, des ménageries du gouvernement, des maisons de correction inventées tout exprès pour ces produits-là. Il y apprendra à lire, à écrire, à travailler ; il n’y manquera de rien, et de cette façon nous serons sûrs, au moins, qu’il ne jouera plus auprès des tas de foin avec des allumettes… Mademoiselle le trouve trop petit, trop jeune pour qu’il ait une conscience. Mais il est plus âgé que toi, ce prétendu bambin ; et d’ailleurs, va donc demander à Maurice, qui n’a que sept ans, s’il ne sait pas déjà quand il a bien ou quand il a mal fait. » V

« JE NE TE DEMANDE QU’UN JOUR. »

Marguerite voulut l’interrompre.

« Tais-toi ! Je sais ce que tu vas me dire : que je suis un sans-cœur, un bourru qui n’en fait qu’à sa tête. C’est possible. Tout cela n’empêche pas que ce bonhomme peut ne pas valoir grand’chose, et que c’est une drôle de compagnie à donner à de bons petits enfants comme toi et tes frères.

— Je vois bien, père, dit enfin Marguerite, que tout ce que tu dis là, c’est pour me taquiner. Je ne te demande qu’un jour, un seul jour de réflexion pour toi et d’épreuve pour lui. Ce n’est pas bien long, un jour, père.

— Un jour, c’est bientôt dit. Et après ? que veux-tu que je fasse de cet oiseau ? Avons-nous une volière pour des locataires de cette espèce ? Et qui t’assure, d’ailleurs, qu’il voudra rester, et que sa première idée ne sera pas de reprendre sa volée ?

— Oh ! père, il ne s’est pas sauvé, il n’a pas fui sa bande sans savoir où il allait, pour qu’on puisse supposer que l’envie lui reprenne de rejoindre jamais ceux qui l’ont si cruellement battu. Pourquoi ne deviendrait-il pas un enfant comme un autre, si on s’occupait un peu de lui ? Ne disais-tu pas l’autre jour, père, que nous aurions besoin d’un pâtre connaissant la forêt pour prendre soin des vaches et les conduire au pré ?

— Lui, un pâtre ! Il ne manquerait plus que cela !

— Si cela ne te va pas, nous trouverons autre chose. Voyons, puisque je ne demande qu’un jour d’épreuve, rien qu’un jour !…

— Mais, saperlipopette ! quelle poudre ce sauvage-là t’a-t-il donc jetée dans les yeux ? Il a été battu ; c’est vrai, et rudement battu ; mais mettrais-tu ta main au feu qu’il l’eût volé ?

— Père, répondit-elle, je ne songe qu’à une chose : il n’a eu sous les yeux que de mauvais exemples ; il n’a peut-être eu ni père ni mère pour l’élever et lui apprendre à distinguer le juste de l’injuste. Si nous l’abandonnons, il est perdu à jamais ; si nous nous occupons de lui, au contraire, il peut être sauvé. Le bon Dieu, en le poussant de notre côté, a montré ce qu’il attendait de nous. »

Le parti pris de mon père ne devait pas être bien inflexible, puisqu’au lieu de répondre, il se mit, sans mot dire, à contempler Marguerite d’un air moitié riant, moitié fâché. C’était sa façon, accoutumée d’éluder les questions embarrassantes. La chère petite, le regard brillant, les joues rouges comme un coquelicot, épiait son visage…

Voyant qu’il ne répondait rien, elle approcha tout à coup son frais minois de la joue de mon père et fit mine de l’embrasser à toute volée ; mais mon père, devinant le coup, recula vivement la tête, juste à temps pour recevoir le baiser au bout du nez. Se voyant ainsi pris à l’improviste, il ne put s’empêcher de rire et de bon cœur. Un juge qui rit est plus d’à moitié désarmé, et Marguerite était trop fine pour ne pas profiter de ses avantages.

La voilà donc qui saute à terre et qui se met à appeler Gottlieb.

« On n’a plus besoin de toi, mon bon Gottlieb. Tu peux t’en retourner au village et dire à M. Girolt que tout est arrangé.

— Non pas, dit mon père. Amène-nous ce petit, et reste là. »

Un instant après, le bohémien faisait son entrée. Une bonne nuit l’avait reposé. Son visage était moins jaune que la veille ; il avait meilleure mine dans ceux de mes habits dont mon père l’avait gratifié. Tel qu’il était, avec ses yeux noirs pleins de feu, sa mine éveillée, ses dents blanches, ses mouvements agiles et souples, on eût dit un écureuil échappé de la forêt.

« Approche, mon garçon, et tâche de répondre quand on te parle. Dans une heure d’ici, on va te reconduire auprès de ton père, et de ta mère, qui t’ont cherché toute la nuit. »

Nous ne comprenions rien à ces paroles ; mais Marguerite, plus avisée que nous, mit bien vite un doigt sur ses lèvres pour nous recommander le silence.

Zaféri leva sur mon père ses grands yeux étonnés.

« Ils ne peuvent pas m’attendre, dit-il lentement, puisqu’ils sont morts.

— Morts tous les deux ! s’écria mon père, ému du ton pénétré du bohémien. Et depuis combien d’années ?

— Je ne sais pas ; j’étais tout petit alors. Je sais seulement que c’était dans un endroit tout plein de neige. Mon père toussait beaucoup, et ma mère aussi était malade depuis longtemps. Alors le père est mort un matin, et ma mère deux jours après. Les autres les ont enterrés. Je me rappelle très-bien, car Wolff s’est couché tout du long en pleurant sur la terre, et il a fallu le battre, ainsi que moi, pour nous faire partir… Ils n’aimaient pas ma mère, les bohémiens ; ils ont été contents quand elle est morte.

— Qui te fait croire cela, mon enfant ? s’écria mon père.

— Elle n’était pas bohémienne. Elle avait la peau blanche. Les bohémiens n’aiment pas les étrangères. »

Mon père resta un instant sans parler ; puis, élevant la voix :

« Ainsi, lui dit-il, si on te gardait ici, tu serais content et tu n’essayerais pas de te sauver ?…

— Si Wolff revient, dit le bohémien, je resterai. Vous verrez qu’il reviendra ; et je voudrais bien le garder.

— Tu le garderas, qu’à cela ne tienne.

— Et vous ne me battrez pas, vous ?

— On ne te battra pas, si tu es sage.

— Et je pourrai aller dans la forêt quand je voudrai ?

— Drôle de bonhomme !… dit mon père ; le voilà qui fait ses conditions… Non pas ; tu resteras à la ferme, on t’apprendra un métier, et, au besoin, il y aura des murs pour t’empêcher de te promener aux heures de travail.

— Il n’y a pas de murs assez hauts pour Zaféri… Zaféri ne fait pas attention aux murs.

— Ah çà, tu es donc un chat ? »

Zaféri se contenta de sourire. Gottlieb attendait, debout, le résultat de l’entretien.

« Pour toi, mon brave, lui dit mon père, je te dois un dédommagement. J’ai remplacé aux autres les casseroles volées, je t’ai offert de rebâtir ta grange ; veux-tu mieux que tout ça ? Il y a longtemps que je cherche un premier garçon de ferme. Cela te va-t-il d’accrocher à un clou ton sabre de garde champêtre et de demeurer avec nous ? Je te donnerai en guise d’arrhes le prix de ta baraque brûlée, tu vendras le terrain, et tu me rendras le service de faire l’éducation de ce petit sauvage. Voilà de l’ouvrage tout trouvé. »

L’offre était si inattendue pour lui que Gottlieb ne sut d’abord trouver une formule de remercîment. La position de premier garçon de ferme, avec un gîte assuré pour ses vieux jours, était une fortune en comparaison de sa place de garde champêtre, qui suffisait à peine pour le faire vivre ; cependant une place, une place du gouvernement, qui vous donne le droit de porter un sabre et de l’autorité, ce n’était pas rien non plus, et je sais plus d’un paysan qui aurait refusé l’offre de mon père.

« Ah ! mon colonel !… mon colonel !… balbutia-t-il, ce n’est vraiment pas possible, mon colonel !…

— Eh si ! grosse bête, c’est possible, puisque c’est arrivé. »

À dater de ce jour, notre maison compta donc deux hôtes de plus. Quand la nouvelle fut connue à Niederhaslach, les indiscrets, petits ou grands, n’eurent guère de scrupules à se mettre en campagne. Nous eûmes fort à faire pour défendre notre protégé contre cette curiosité importune ; mais peu à peu les visiteurs devinrent plus rares, le calme se fit autour de notre maison, et les choses reprirent leur train accoutumé.

Les premiers temps, tout alla bien. Zaféri avait dû subir de nouveaux interrogatoires ; il y répondait assez franchement et toujours dans le même sens ; toutefois aucune de ses réponses ne contint une dénonciation, même déguisée, sur la route que ses anciens compagnons avaient dû prendre. Ce fut en vain que mon père essaya de lui arracher un aveu, sa bouche resta muette.

Il parlait peu d’ailleurs, et, quand il consentait à ouvrir la bouche, c’était pour en laisser sortir des paroles brèves, souvent hautaines ou ironiques. Soit défiance de race, soit timidité naturelle, jamais il ne prenait les devants.

« Drôle de bonhomme ! disait mon père. Avec son teint couleur de pain d’épice et sa manie de n’ouvrir la bouche que pour manger, il me fait penser au dernier des Mohicans. Un joli pensionnaire que tu nous as procuré là, Margot ! »

La comparaison de mon père nous resta dans l’esprit. Le fait est qu’il avait des héros de Cooper leur silencieux orgueil et leur défiance hautaine. Quand le soir venait et que nous apercevions son ombre, à peine éclairée par les derniers rayons, passer le long des murs de la ferme, il nous semblait, avec un peu d’imagination, apercevoir le fils de Chingachgook en personne.

Notre grand plaisir, à Maurice et à moi, était, vers la fin de la journée, de nous mettre à sa recherche. La poursuite n’était pas longue. L’heure du travail passée, nous étions presque sûrs de le trouver soit perché sur un des grands sapins du jardin, soit juché au sommet d’une sorte d’observatoire dont il avait fait son refuge de prédilection. Le mur d’enceinte était surmonté d’un relèvement de dalles plates, difficile à atteindre pour un grimpeur moins exercé ; mais, pour un gymnaste comme Zaféri, ce n’était rien. Du haut de ce mur, la vue embrassait l’horizon des bois et des lointains les plus reculés de la grande vallée.

C’était là que Zaféri passait de longues heures, allongé sur la pierre comme un lézard qui se chauffe au soleil, l’œil perdu dans le vide, si puissamment absorbé dans cette contemplation dont nous ignorions le but, qu’il nous fallait multiplier nos appels et nos éclats de voix pour parvenir enfin à le distraire de son rêve. Nous étions loin de savoir alors combien est lente à s’effacer l’empreinte de la vie antérieure, le souvenir des premières habitudes et des premiers instincts.

Il ne consentait pas toujours à se déranger ; mais, de temps à autre, nous avions la chance de le trouver occupé à de certains travaux qui nous remplissaient d’admiration. À vivre de la vie nomade, Zaféri avait appris une foule de petits métiers plus ingénieux les uns que les autres : il excellait à sculpter le bois, à tresser des corbeilles de jonc, à tailler dans l’écorce tendre du saule de merveilleux sifflets qui, à la foire de Niederhaslach, ne se seraient pas vendus moins de deux sous. Mais c’était en charmeur d’oiseaux qu’il fallait le voir, accroupi derrière la haie, le corps effacé dans les herbes, la tête attentive au ras du sol, pareil à un chat à la maraude. Son outil de chasse consistait en une feuille de lierre, pliée en quatre et fendue dans le sens de sa longueur, qui rendait sous sa bouche tous les sons imaginables. On entendait tour à tour le cri du moineau, le roucoulement de la tourterelle, le chant de la fauvette, ou l’appel moqueur du pinson. Bientôt, de tous les points du jardin, accourait la bande ailée : un froufrou joyeux remplissait les buissons voisins ; les oiseaux, sans défiance, arrivaient par douzaines et s’éparpillaient dans les feuilles en chantant à tue-tête, comme pour répondre de leur mieux à ces invitations perfides. Les plus hardis descendaient de branche en branche jusqu’à terre ; ils s’avançaient si près, qu’on eût dit qu’il n’y avait qu’à étendre la main pour les saisir. Lui, les yeux étincelants, continuait sa musique sans interruption.

C’était alors que sa véritable nature reprenait le dessus. Tout son corps tremblait ; on voyait qu’il se tenait à quatre pour ne pas mettre la griffe sur les pauvres petits. Heureusement pour eux, mon père, qui l’avait surpris à ce jeu, l’avait engagé à ne plus y revenir, en se servant d’arguments assez significatifs pour que Zaféri se le tînt pour dit.

Un mois se passa de la sorte. C’est peu d’un mois pour apprécier à leur véritable valeur les progrès qu’avait pu subir le caractère d’un hôte semblable. Toutefois Gottlieb se déclarait satisfait ; et les vaches, qui, pour s’attacher à leurs gardiens, n’exigent pas d’eux de grands frais de conversation, étaient contentes, elles aussi.

« Décidément, dit mon père, c’est Marguerite qui a eu raison. Quand ce peau-rouge aura appris à vivre, on fera de lui un chrétien comme un autre. »

Maurice et moi nous étions tout disposés à renchérir sur l’éloge. Cet artiste en sifflets, ce charmeur d’oiseaux, ce gymnaste merveilleux, qui, d’un seul bond, à l’aide d’une perche, se jetait lestement au milieu de notre lac, l’enjambant comme un ruisseau des rues ; ce grimpeur, qui ne connaissait pas d’obstacles, nous paraissait un personnage à part, digne de la plus haute considération.

Marguerite non-seulement ne fit pas chorus avec nous, mais elle se renferma, dans un silence qu’il était impossible de ne pas remarquer.

« Vous allez voir, dit mon père, que cette petite personne-là trouvera moyen de nous contredire, alors même que nous croyons abonder dans son sens.

— Tu te trompes, père, je suis de ton avis.

— C’est bon, c’est bon, on voit ce que c’est. Il te le faudrait apprivoisé en deux jours, et gentil comme un écureuil en cage. Cela viendra. On ne peut pourtant pas demander à un bohémien de changer de naturel comme on change d’habits. Aimerais-tu mieux qu’il fît la patte de velours, quitte à nous sauter à la figure un beau matin ? »

La conversation n’alla pas plus loin. J’aurais pu m’étonner longtemps encore de l’attitude réservée de Marguerite en ce qui concernait Zaféri, si une rencontre de pur hasard n’était venue m’apprendre la raison secrète de cette réserve inattendue.