Société d’éditions publications et industries annexes (p. 32-38).

CHAPITRE V

Quinze Jours après, Philippe, presque guéri, faible encore, se levait pendant quelques heures sans sortir de sa chambre. Thérèse était admise auprès de lui, à la condition de ne point le fatiguer par des conversations inutiles.

Ce mardi d’octobre, éclatant de lumière, elle voulut, en quittant la table, après midi, aller respirer un moment l’air bienfaisant de la plage. Mais quelle surprise elle eut d’apercevoir, sur la terrasse du Château Vert que la vigne ne défendait plus des rayons du soleil, la belle Mariette, la fille de ce voleur de Barrière, qui, en compagnie de sa mère, prenait à un guéridon de bois une tasse de café !

Chaque jour, en effet, accourait au grau d’Agde une clientèle nombreuse, oisifs de Montpellier ou étudiants, couples d’une noce tapageuse, paysans en fête, que des autos particulières et des autocars amenaient de la plaine ou de la montagne. Le Château Vert récoltait beaucoup d’argent. Aussi, les Jalade dépensaient avec largesse, pour agrandir ou réparer quelque partie de l’établissement, pour acheter de jolis meubles. Thérèse, ainsi que sa mère ne lésinaient jamais pour satisfaire la moindre de leurs fantaisies. Quand Thérèse remarquait chez une cliente de passage, surtout chez une amie, une nouvelle toilette élégante, elle avait la frénésie d’en posséder également une, plus riche. L’une et l’autre affectaient un certain mépris, qui est d’ailleurs l’une des expressions de la jalousie, à l’égard des femmes qui se contentent de leurs charmes personnels pour plaire et qui plaisent presque toujours.

Mariette, qui était sans prétention, sans apprêt, attirait la sympathie, malgré tout, par la vertu de sa beauté et la distinction de sa personne. Thérèse, dès qu’elle l’aperçut, eut un mouvement de recul : au lieu de se diriger vers le quai, elle se réfugia bien vite dans le bosquet de pins. Que venait donc faire au grau cette fille de Barrière ? Chercher peut-être un mari ? Peut-être surprendre des nouvelles de son voisin Philippe ?

Mais, errant à travers le bosquet ébloui de soleil, elle s’impatienta bientôt d’être seule, en proie à une anxiété lâche, qui l’humiliait à ses propres yeux. Alors, se reprochant d’avoir une seconde redouté cette jeune fille, qu’elle ne considérait certainement pas comme son égale par l’origine et par l’éducation, elle s’avança sans hâte vers la terrasse. Mariette la fixa d’un regard pur, et en bonne camarade qui se souvient d’une rencontre récente, elle la salua gentiment :

— Bonjour, mademoiselle. Quel beau temps, n’est-ce pas ? Et quel site délicieux vous habitez !

Thérèse, déconcertée par tant de franchise, s’arrêta, non sans quelque nonchalance, une affectation de se montrer, elle aussi, franche et simple.

— Oui, répondit-elle, on est bien au Château Vert. Oh ! si nous voulions, le séjour y serait plus agréable qu’à Nice.

— En tout cas, il y a ici tous les éléments du bonheur. D’abord il y a, comme à Nice, la mer. Ah !… je ne trouve rien de plus beau que la mer, rien de plus attrayant.

— C’est vrai ?

— Oui, elle vous invite au voyage, au désir de connaître, dans le renouveau des cieux, des terres toujours nouvelles. Oui, quand je suis sur le bord de la mer je n’aspire qu’à m’en aller loin, dans des pays si différents du nôtre, dont on nous vante le pittoresque et d’où l’on rapporte la faculté plus grande de mieux comprendre et de mieux goûter toutes les choses du monde.

— Vous quitteriez Agde avec plaisir ?

— Je regretterais ma maison, mes parents, mes amis. Mais je serais si émue, ce me semble, de m’aventurer sous la protection de Dieu à la découverte de ses œuvres magnifiques, ardentes ou glacées.

Thérèse écoutait avec étonnement ce langage enthousiaste, qui était d’un poète uniquement épris des joies de l’idéal. Elle qui, dans sa jalousie d’enfant passionnée avait pressenti le danger des relations trop cordiales entre Philippe et Mariette, se délivra de ses craintes tout à coup, et, satisfaite des circonstances qui amenaient à l’improviste la rencontre de Mariette, elle eut l’orgueil charitable de ne plus penser et de ne vouloir que le bien ; elle regretta d’avoir, sur la foi de Micquemic, traité M. Barrière de voleur.

— Moi, non, dit-elle, je ne rêve pas si loin. Il me suffit de rester ici pour être heureuse.

Mme Barrière, qui était maigre et fine, usée par une longue vie de travail, toute vêtue de noir, et propre, luisante, observait avec admiration la demoiselle du Château, qui lui paraissait si dégourdie. Elle ne parlait aisément que le patois d’Agde, le patois languedocien des ouvriers, des pêcheurs, des humbles. C’est pourquoi, les mains sur les genoux, elle évitait de prendre part à la conversation des jeunes filles, tellement savantes, surtout sa Mariette, qui lui révélait aujourd’hui des ambitions assez bizarres. Pourtant, lorsque survint un silence, elle osa, sachant qu’elle ferait plaisir à sa Mariette, demander des nouvelles du malade :

— Comment va-t-il, ce gentil M. Philippe qu’on voyait souvent l’après-midi sur la haute allée de son parc ?

— Il va beaucoup mieux, répondit Thérèse sans trouble, il se lève depuis quelques jours.

Thérèse, tandis qu’elle s’adressait à Mme Barrière, ne remarqua point que Mariette rougissait. Mariette, qui avait une volonté forte, réprima l’émoi de son amour, et la flamme passa sur son visage comme le vent sur une fleur. Car elle aimait Philippe, plus fervente chaque jour. Seulement, trop modeste, elle ne croyait pas les Barrière élevés au même niveau social que les Ravin, et elle se gardait sagement de l’illusion que Philippe l’aimait aussi. Cependant, elle savait, comme la plupart des femmes, jouer de ruse, et, bien qu’elle s’interdît un trop grand rêve de félicité, elle s’efforçait prudemment de pénétrer les véritables sentiments de Thérèse à l’égard de Philippe. De telle sorte qu’elles se trompaient l’une l’autre. Combien de temps ce jeu de cache-cache durerait-il ?

— Je parie, dit-elle, que M. Philippe se plaît au Grau plus qu’à Agde. Et puis, vous êtes si étroitement liés, les Jalade avec les Ravin !

Un sourire entr’ouvrit les grosses lèvres de Thérèse, gonfla un peu son long nez charnu.

— Philippe, répondit-elle, est ici chez lui, comme dans sa maison je suis chez moi.

— Alors, nous ne le verrons pas de longtemps à Agde ?

— Si ! Pourquoi pas !… Mais je crois qu’il est débarrassé pour toujours du désir de voyager sur l’onde. D’ailleurs, il n’a pas vos goûts de l’aventure en des pays lointains. Il aime trop sa vieille ville, sa maison, son parc.

— Il n’a pas tort… Ah ! mademoiselle, je ne veux pas vous retenir davantage. Nous allons, ma mère et moi, nous promener sur la plage.

— Il fait si beau !

— Me permettrez-vous, mademoiselle, une requête qui est peut-être une indiscrétion ?

— Une indiscrétion ! se récria Thérèse.

— Oui, peut-être. Daignerez-vous présenter à M. Philippe nos vœux de complète guérison ?

— Volontiers.

— Tout le monde à Agde s’entretient de son accident. Et nous sommes si voisins qu’il nous a particulièrement frappé.

— C’est naturel. Je ne manquerai pas de lui transmettre vos vœux.

Mariette, ainsi que sa mère, serra la main de Thérèse qui souriait de tout son visage aux yeux plissés. Tandis qu’elle s’éloignait à pas lents, d’un air recueilli, Thérèse, de nouveau troublée, monta chez Philippe.

Celui-ci, assis dans un fauteuil, une couverture sur les genoux, jouait aux dames avec sa mère. Thérèse lui dit tout de suite :

— Devine qui j’ai rencontré en bas, sur la terrasse, et qui m’a parlé très agréablement de toi ?

— Deviner… Mais… Un homme ou une femme ?

— Une jeune fille, et belle, il faut l’avouer.

Philippe affectait un grand étonnement, manière de dissimuler son émoi. Sa mère, qui était généralement de bonne humeur, éclata de rire :

— Parbleu, mon fils !… Il est évident qu’une jeune fille doit s’intéresser à ta santé… Tu ne devines pas ?

— Ma foi, non, balbutia-t-il, gêné par le regard scrutateur de Thérèse.

À présent que celle-ci ne subissait plus l’influence des caresses de Mariette, elle perdait tout à fait son assurance, et son appréhension d’une rivalité possible s’éveillait dans son âme.

— Ce n’est pourtant pas, dit-elle, difficile à deviner, Philippe. Il s’agit de ta voisine, la fille du jardinier.

— Ah !… Très bien. Elle est gentille, en effet.

— Oui… Mais tu deviens tout rouge. Pourquoi donc ?

— Moi !… C’est-à-dire… que la sympathie d’une jolie personne ne peut que me flatter.

— Allons, tu lui plais !

— C’est possible. Mais que veux-tu que ça me fasse ?

— Hé ! Hé !… Elle ne serait pas fâchée de s’appeler un jour Mme Philippe Ravin.

— Tu vas vite en besogne. Je te demande si j’ai jamais imaginé une chose pareille ?

— Toi, non, je sais bien. Mais elle !…

Le dépit, une sorte d’effroi dévoraient maintenant l’orgueilleuse Thérèse, qui allait et venait par la chambre.

La mère de Philippe, découvrant pour la première fois les convoitises de cette enfant gâtée, demeura immobile de stupéfaction, les mains à plat sur le damier. Philippe, toujours patient, avait déjà recouvré son sang-froid : d’un doigt calme il déplaçait un pion sur l’échiquier.

Après un moment de silence, Thérèse, qui se tenait debout, les bras croisés, auprès de Philippe, maugréa :

— Je crois bien, après tout, que la fille du jardinier n’est venue ici que pour avoir de tes nouvelles.

— Ah ! Thérèse !… répliqua Mme Ravin. Tu as bien tort de t’agiter ainsi !

— Quand même, ajouta Philippe, Thérèse dirait vrai, est-ce que Mlle Barrière n’a pas le droit de s’intéresser à un jeune homme qui est son voisin ? Allons-nous, pour cela, nous chamailler, nous autres ?

— Non ! protesta Thérèse. Ce n’est pas possible. Par conséquent, n’insistons pas. Mais on est jaloux de ce qu’on aime.

Mme Ravin s’aperçut à l’instant que son malade, trop distrait, jouait à tort et à travers.

— Tu es un peu fatigué, Philippe ?

— Oui et non. Je commence à m’ennuyer.

— Avec nous ! Ici !… se récria Thérèse.

— Je pense à mon travail. Il y a si longtemps que je suis enfermé dans cette chambre !… Oh ! que tu deviens ombrageuse !…

— J’ai encore tort. C’est vrai.

Thérèse sourit de bonne grâce, et le souci s’envola de sa tête légère. Aidée de Mme Ravin, elle rapprocha de la fenêtre le fauteuil de Philippe. Celui-ci, comme d’habitude, s’extasia d’admiration et de joie devant l’espace ivre de lumière où communiaient les riches splendeurs de la terre et des eaux. Quelquefois des bateaux descendaient le fleuve, et cela divertissait Philippe de surveiller leur avance pénible contre les premières ondes de la mer haletante. Sur le quai passaient des promeneurs ; des autos roulaient jusqu’au seuil de la plage, ou en revenaient. À même les dalles, sur les bords du quai, des pêcheurs ravaudaient leurs volumineux filets pourvus de gros bouchons ; d’autres rapportaient de leurs barques, qui maintenant étaient couchées sur le sable de la plage, des paniers de poissons.

— Je ne comprends pas, dit Thérèse, qu’on puisse s’ennuyer ici.

— Pardon ! répondit Philippe, c’est que je pense à mon père, à tout le travail qui l’accable, et dont je n’ai pu depuis trop longtemps le soulager.

— Brave enfant ! murmura Mme Ravin.

Thérèse jouissait bien plus de tenir compagnie à Philippe que d’admirer la magnificence du paysage. Soudain tandis qu’ils appuyaient leur front contre le carreau de la fenêtre, ils aperçurent Mariette se promenant sur le quai. De nouveau une flamme envahit le visage de Philippe. Thérèse eut un petit ricanement malicieux, mais sans amertume :

— Ne te trouble pas, Philippe, parce que tes yeux rencontrent la fille du jardinier.

— Hé ! Sa vue me rappelle ma maison, mon parc, l’heure douce d’après déjeuner, où je la retrouve dans son jardin ; cette heure de flânerie et de recueillement qui me semble si loin, et que tu partages certains jours.

— Ta maison et ton père t’attendent. Mais pour nous, crois-tu que ce n’est rien que de te posséder ici ?

— J’aurais préféré être ici dans des conditions plus agréables.

— Ce temps-là viendra, dit Thérèse qui se plaisait en ses illusions.

— Alors, toi, tu ne fais pas grand’chose ?

— Si !… Té ! Je vais en bas vérifier quelques comptes. Maman se trompe assez souvent dans ses chiffres.

— C’est ça, va travailler.

Il lui serra la main avec une ferveur dont elle fut remuée en sa petite âme chaleureuse. C’est que, par compassion, il ne voulait pas lui arracher, — le moment viendrait assez tôt, — son rêve d’amour et de mariage. Elle s’en fut, glorieuse après avoir embrassé la mère de Philippe, qu’elle appela « ma seconde maman ».