Plon (3p. 102-106).


IX


Comme ils y arrivaient, les douze compagnons de la Table ronde rencontrèrent un chevalier qui portait deux épées, et cela les étonna.

— Beau sire, lui dit messire Gauvain, si je pensais que cela ne vous déplût point, je vous demanderais pourquoi vous avez deux épées.

— Par ma foi, je ne saurais vous répondre avant que de connaître votre nom.

— Je suis Gauvain, le neveu du roi Artus.

— Ha, messire Gauvain, je vous répondrai bien !

Ce disant, l’inconnu mit pied à terre et posa une de ses épées bien doucement sur le gazon, après en avoir baisé le pommeau. Puis il la tira du fourreau ; mais la lame était brisée par le milieu et, pour faire sortir l’autre moitié, il fallut secouer la gaine : quand ce fut fait, messire Gauvain et ses compagnons, émerveillés, purent voir que de la pointe suintaient des gouttes de sang.

— Seigneurs, il vous faut essayer de joindre ces deux morceaux, dit l’inconnu. Mais enveloppez-vous les mains de cette pièce de soie, car, si vous touchiez l’acier à nu et que vous ne réussissiez à réunir les fragments, il pourrait vous en venir grand mal.

Messire Gauvain se mit à genoux et le premier tenta l’aventure, mais sans succès ; et ni ses frères, ni messire Yvain, ni Lionel, ni Hector, ni Sagremor, ni Keu, ni Lucan le bouteiller, ni Giflet, aucun de ses compagnons ne put l’achever mieux que lui. Ce que voyant, le chevalier aux deux épées se mit à pleurer.

— Vous pouvez apercevoir, lui dit Hector des Mares, qu’ils ont bien tort ceux qui nous tiennent pour prud’hommes !

— Prud’hommes, répliqua l’étranger, vous l’êtes ; mais il paraît que vous ne vous êtes pas si bien gardés qu’il eût fallu du péché de la chair. Vous avez entendu conter que Joseph, le gentil chevalier d’Arimathie qui descendit Jésus-Christ de la Sainte Croix, vint jadis en ce pays. Un jour qu’il errait par la forêt de Brocéliande, il rencontra un Sarrasin nommé Matagran. Quand tous deux se furent salués, ils se demandèrent l’un à l’autre de quels pays ils étaient.

« — Je suis d’Arimathie, dit Joseph.

« — D’Arimathie ? et qui t’a conduit ici ?

« — Celui qui connaît la bonne route.

« — Quel est donc ton métier ?

« — Je suis médecin.

« — En ce cas, viens avec moi : tu guériras mon frère, qui est malade depuis plus de six mois.

« — Je le guérirai bien, avec l’aide de Dieu.

« Ils chevauchèrent jusqu’au château et le Sarrasin mena Joseph à son frère qui avait une blessure à la tête.

« — Sire, dit le blessé, si vous me guérissez, je vous ferai riche.

« Mais Joseph se mit à rire.

« — Comment le pourrais-tu, dit-il, toi qui ne possèdes que de l’or et de l’argent ? Ce ne sont pas là de grandes richesses : ne donnerais-tu pas tous les trésors pour avoir santé ? Je te guérirai, si tu veux croire en Dieu.

« — Ainsi fais-je, et non pas en un dieu, mais en quatre : Mahomet, Apollon, Tervagan et Jupiter.

« — Tu en es d’autant plus honni et déchu ! Crois-tu donc que de telles idoles, que des hommes ont faites de leurs propres mains, soient divines ? Je te ferai voir qu’elles ne valent rien.

« Or, un Sarrasin qui était là, entendant Joseph parler de la sorte, tira son épée et l’en frappa si rudement à la cuisse qu’il brisa la lame par le milieu et qu’une moitié en demeura dans la plaie. Joseph se reprit à rire.

« — Puisqu’il en est ainsi, dit-il, menez le frère de Matagran devant vos dieux : s’ils le guérissent, je croirai qu’ils sont puissants.

« Les païens portèrent le blessé dans leur mahomerie ; mais ils eurent beau prier Mahomet, il demeura navré comme devant. Alors Joseph se mit à genoux et fit oraison de très grand cœur ; puis il baisa la terre : et aussitôt les cieux parurent se fendre, les airs noircir, la terre trembler, et la foudre tomba sur les idoles et les détruisit ; il en sortit une fumée si puante que tous les Sarrasins churent en pâmoison. Et quand ils furent revenus à eux :

« — Voyez comme vos dieux sont puissants ! leur dit Joseph. Sachez que Celui qui les anéantit vous anéantira tout de même, si vous ne vous amendez !

« — Je vois bien, dit Matagran, que votre Dieu est plus fort que je ne croyais. S’il guérissait mon frère, je croirais en lui.

« Joseph pria de nouveau et bientôt le blessé se leva et dit qu’il était aussi sain que s’il n’eût jamais été navré. Alors les Sarrasins se prosternèrent et requirent chrétienté.

« Joseph les baptisa ; après quoi il retira de sa propre cuisse le tronçon de l’épée qui y était resté et, dès qu’il eut fait le signe de la croix sur la plaie, elle se trouva guérie. Quant à la lame, sachez qu’elle était aussi blanche et claire que si elle ne fût point entrée dans sa chair. Il la prit, demanda l’autre moitié au Sarrasin qui l’avait frappé et dit :

« — Épée, celui qui te ressoudra sera le meilleur chevalier du monde, celui qui mettra les aventures du Saint Graal à fin.

« J’avais pensé, continua le chevalier aux deux épées, que messire Gauvain serait celui-là, car il est de grand renom. Puisqu’il y a failli, qui devrai-je maintenant chercher ?

Ce disant, il replaça avec soin les deux tronçons dans le fourreau.

— Comment vous appelle-t-on ? lui demanda Hector des Mares.

— J’ai nom Héliézer, fils du roi Pellès.

Là-dessus, il se remit à cheval et s’éloigna, après avoir recommandé à Dieu monseigneur Gauvain et ses compagnons, lesquels résolurent de se séparer afin d’augmenter leurs chances de trouver celui qu’ils cherchaient. Ayant ôté leurs heaumes, ils s’entre-baisèrent ; puis chacun tira de son côté.