Plon (3p. 95-100).


VII


Aux octaves de la Pentecôte, le roi fut à la chasse dans la forêt de Camaaloth, qui était si haute et si belle qu’on disait que les déesses d’amour y habitaient et que c’était leur paradis. Il avait avec lui quatre rois couronnés et tant de ducs, de comtes et de barons que je n’en sais le nombre : car il n’avait pas encore donné congé aux gentilshommes qui s’étaient rendus à sa cour. Derrière les chasseurs suivaient à petit train la reine Guenièvre et une grande compagnie de dames et demoiselles, toutes en robes plissées, sans manteaux car l’été était bon, gantées de blanc et coiffées de chapeaux ornés de fleurettes et d’oiseaux : c’était merveille de les voir. Elles étaient gardées par quatre chevaliers seulement, dont l’un était Keu le sénéchal, l’autre Sagremor le desréé, le troisième Dodinel le sauvage et le quatrième Lancelot du Lac. À côté de la reine, un écuyer portait un petit chien braque, qu’elle aimait tendrement parce que c’était la Dame du Lac qui le lui avait donné. Et les pucelles chantaient des chansons joyeuses comme :


Je sens le doux mal sous ma ceinturette.
Maudit soit de Dieu qui me fit nonnette !

Ô Ciel ! qui m’a mise en cette abbaye ?
Qui nonne me fit, Jésus le maudie !
Ah ! j’en sortirai, par sainte Marie !
Je n’y vêtirai cotte ni gonnette.

Je sens le doux mal sous ma ceinturette.
Maudit soit de Dieu qui me fit nonnette !

Je dis malgré moi vêpres et complies.
J’aimerais bien mieux mener bonne vie
Avec celui-là dont je fus l’amie,
Car il est joli et je suis jeunette !

Je sens le doux mal sous ma ceinturette.
Maudit soit de Dieu qui me fit nonnette !


Et ainsi allait le cortège, menant grande joie à cause de la gaieté des cœurs et de la douceur de la saison.

Soudain un chevalier monté sur un destrier noir sortit d’un chemin de traverse. Il était armé de toutes armes, le heaume en tête, l’écu au col et la lance au poing. Il salua. La reine lui dit : « Dieu vous garde, sire chevalier ! » et voulut passer outre. Mais il saisit son palefroi par le frein et, ce faisant, se prit à pleurer amèrement.

— Dame, gémit-il, je vous fais prisonnière. Hélas ! Dieu sait que c’est malgré moi !

— Par ma foi, sire, dit Keu en tirant son épée, ôtez votre main ou je la couperai !

— Voire ! en sommes-nous déjà là ? En nom Dieu, Keu, vous vous en repentirez, car nous jouterons.

Ils prennent du champ et se jettent l’un sur l’autre : voilà Keu durement abattu. Sagremor veut le venger : il est renversé au premier coup de lance et l’inconnu lui passe à cheval sur le corps, au risque de lui rompre la tête et de lui crever le ventre. À son tour, Dodinel vole à terre, et si roidement qu’il pense se briser le dos. Lancelot, enfin, allait s’élancer, lorsque des appels retentirent sur le chemin, et en se retournant il vit une vieille pucelle qui accourait, pressant son palefroi tant qu’elle pouvait ; un cercle d’or serrait ses cheveux gris, déliés et épars sur ses épaules : elle semblait bien avoir soixante ou soixante-dix ans.

— Sire chevalier, cria-t-elle à Lancelot du plus loin qu’elle put, sire chevalier, acquittez votre foi !

— Quelle foi ? Avez-vous donc ma foi ?

— Oui, en nom Dieu ! Vous me la donnâtes quand vous cherchiez la terre de Galehaut.

— Dame, vous me feriez honnir à jamais si vous me forciez à m’éloigner maintenant de ce chevalier qui m’attend. Pour Dieu, accordez-moi répit jusqu’à ce que je l’aie abattu !

— Voire ! et s’il vous conquiert, vous serez son prisonnier ! Venez avec moi.

— Je vous suivrai donc, dit Lancelot ; mais sachez que nous n’aurons pas marché deux traits d’arc que vous me trouverez mort et tué de ma propre main.

— Si je vous laisse jouter, jurez-vous de me suivre ensuite ?

— Je le jure, sauf que mon corps ne le puisse.

Là-dessus, les deux chevaliers se heurtent de si grande force qu’ils se percent l’écu et le haubert et se mettent la chair à nu, qui était blanche et tendre. Lancelot traversa l’épaule de l’inconnu et le culbuta ; lui-même, il demeura en selle, mais le fer de l’autre lui resta au côté.

— Maintenant, sire chevalier, acquittez votre foi ! crie la vieille en lançant sa monture à toute bride.

Et, sans regarder à sa blessure, Lancelot s’éloigne au galop derrière elle, pendant que la reine s’écrie :

— Ha, il a dans le corps un tronçon de lance ! Il lui faudra mourir, s’il va longtemps ainsi !

Néanmoins, elle fit transporter les blessés au bord d’une source qui coulait non loin de là, et qu’on nommait la Fontaine aux Fées parce qu’on y avait vu souvent de très belles dames dont personne jamais n’avait rien su. Elle mit là pied à terre avec sa suite, et, d’abord qu’on eut ôté son heaume au chevalier inconnu, elle reconnut Bohor. Elle s’empressait à le panser, car il était durement navré, lorsqu’un chevalier parut à l’orée de la clairière, vêtu des armes de Lancelot, pour qui tout le monde le prit. Hélas ! il passa près de la reine et disparut sous les arbres sans sonner mot, de sorte qu’elle vit assez que ce n’était pas son ami. Et aussitôt l’idée lui vint que Lancelot avait été vaincu par trahison, peut-être tué par celui qu’elle venait de voir, si bien qu’elle tomba évanouie ; puis elle commença de gémir, disant que la fleur de toute chevalerie était morte, arrachant ses beaux cheveux, meurtrissant son tendre visage et menant le plus grand deuil du monde.

Cependant Bohor avait repris ses sens. Quelle douleur il sentit quand il apprit la perte de Lancelot ! Sa plaie se remit à saigner et il pâma de nouveau. Alors on l’étendit dans une litière bien tapissée d’herbe fraîche, et la reine le ramena tristement à Camaaloth.

Peu après, le roi rentra de la chasse avec ses hauts barons, jovial comme celui qui n’a trouvé de tout le jour chose qui lui ait déplu. Mais la reine conta le malheur qui était arrivé, dont toute la cour fut consternée. Messire Gauvain, Lionel et dix compagnons des plus vaillants de la Table ronde annoncèrent qu’ils partiraient le lendemain en quête du bon chevalier. Les saints furent apportés et ils firent serment de le chercher durant un an et un jour si auparavant il n’était trouvé : telle était la coutume.

Le lendemain, au sortir de la messe, ils montèrent à cheval et allèrent tant qu’ils arrivèrent à la Croix Noire. Pourquoi on la nommait ainsi, le conte le dira tout à l’heure.