Plon (3p. 83-88).


IV


Bohor et son écuyer chevauchaient ainsi, et ils allèrent tant qu’ils parvinrent dans une grande prairie auprès du château de la Marche, où le roi Brangore d’Estrangore donnait un tournoi pour fêter l’anniversaire de son couronnement ; de l’une et de l’autre part, il y avait bien là cent chevaliers.

Il faisait aussi chaud qu’à la Saint-Jean : aussi Bohor avait-il ôté son heaume et l’avait baillé à son écuyer. Or, il était tout jeune adolescent, et le rayon de sa beauté luisait comme celui du soleil au matin. En arrivant, il s’arrêta et descendit de son palefroi, afin de s’atourner mieux qu’il n’était ; puis il monta sur son destrier et se mit à regarder les joutes. Mais, durant qu’il était nu-tête, la fille du roi l’avait vu de la loge des dames où elle était assise.

— Regardez ce chevalier, dit-elle à l’une de ses pucelles, comme il est bel et avenant ! il se tient aussi droit sur son cheval que s’il y était planté ! Certes, Notre Sire fut très débonnaire qui lui fit ainsi largesse de beauté ; s’il a autant de valeur, il mérite d’être fort prisé. Allez, et invitez-le à jouter.

Aussitôt la pucelle vint à Bohor et lui dit de par la fille du roi :

— Sire chevalier, baillez-moi votre écu.

— Pourquoi ? fit-il.

— Parce qu’il me servirait assez : je l’attacherais à la queue de mon cheval pour l’amour des bons chevaliers qui regardent les tournois sans rien faire.

De ces mots, Bohor fut tout d’abord interdit ; puis il baissa la tête et, brochant des éperons, il s’élança, lance sur feutre. En le voyant approcher ainsi, plusieurs chevaliers lui vinrent à l’encontre ; mais il renversa le premier en même temps que le cheval, fit voler le second à terre par-dessus la croupe du destrier, brisa sa lance en abattant le troisième, tira son épée et plongea dans la presse où il fit tant d’armes, qu’au bout d’une heure nul, pour fier qu’il fût, n’osait plus l’attendre. Et la fille du roi dit à ses dames :

— Que vous semble de ce nouveau chevalier ?

— Demoiselle, il peut bien dire que Dieu lui a donné la prouesse avec la beauté.

— Dames, nous devons élire un chevalier pour qu’il s’asseye à grand honneur dans la chaire d’or, à la table des douze pairs, au milieu de cette prairie ; et auprès de lui doivent prendre place les douze meilleurs du tournoi. Choisissons ceux à qui nous accorderons cet honneur, car c’est pour cela que nous sommes ici.

Elles répondirent que le nouveau chevalier avait tout vaincu, puis elles se mirent d’accord pour désigner les douze champions qui avaient le mieux fait après lui ; après quoi, le roi Brangore arrêta le tournoi et appela Bohor en lui faisant tant de joie que l’enfant en avait honte. Les demoiselles le désarmèrent et lui lavèrent le corps et le visage ; enfin la fille du roi le revêtit presque de force, tant il s’en défendait, d’une riche robe de soie vermeille fourrée d’hermine.

Pendant ce temps, le roi faisait tendre un pavillon, car la chaleur était grande ; et l’on apportait la chaire d’or et la table des douze pairs. Or, quand Bohor fut assis dans la chaire, il devint tout rouge de confusion, ce qui le rendit encore plus beau. Les douze chevaliers élus lui servirent le premier mets à genoux ; puis ils se mirent à table. Le second mets fut présenté par les dames, le troisième par le roi et ses barons, et tous les autres par les demoiselles, mais la fille du roi apporta le dernier qui était d’épices.

Ensuite les caroles et les rondes commencèrent dans la prairie ; et les dames et les pucelles, qui étaient plus de cent, dansaient en chantant :


Prenez-y garde :
Si l’on regarde,
Si l’on regarde,
Dites-le-moi !
(Prenez-y garde,
Si l’on regarde)
La pastourette
Y gardait vaches.
« Belle brunette,
À vous m’octroie ! »
Prenez-y garde :
Si l’on regarde,
Si l’on regarde,
Dites-le-moi !

Et, certes, toutes étaient avenantes et atournées très richement, mais ceux qui regardaient la fille du roi pensaient que jamais plus belle créature n’était née, depuis la Vierge Marie. Et sachez qu’elle s’entendait merveilleusement à faire des aumônières, ouvrer des draps de soie et d’or, lire, écrire, parler latin, jouer de la harpe, chanter toutes les romances sarrasinoises et les chansons gasconnes, françaises, lorraines, et les lais bretons : c’était la fleur et l’émeraude des belles.

— Sire chevalier, dit le roi son père à Bohor, votre valeur vous a fait élire comme le meilleur de notre tournoi, et vous y gagnez de pouvoir prendre la plus avenante de ces demoiselles, à votre choix, avec tous ses honneurs et richesses. Et il vous faut aussi donner à ces douze champions les douze pucelles que vous voudrez.

— Sire, demanda Bohor, s’il arrivait que le chevalier que vous dites le meilleur ne voulût prendre femme, qu’en serait-il ?

— Par ma foi, à sa guise ! Néanmoins, il faut qu’il s’acquitte envers les douze autres.

— Et s’il ne marie pas les douze demoiselles, chacune selon son rang, la honte sera pour lui et le dommage pour celles qui ne lui ont méfait en rien.

— Vous pouvez prendre conseil des plus sages et plus prud’hommes de ma cour ; de cela vous ne serez point blâmé. Mais pour vous-même choisissez celle que vous voudrez.

— Beau sire, dit Bohor, j’ai entrepris une quête, et je ne me puis marier avant que de l’avoir achevée.

— Celle que vous choisirez attendra bien que votre quête soit menée à fin.

— Sire, pour Dieu, ne croyez pas que ce soit par dédain, mais je ne puis prendre femme, et je vous prie de ne point vous en chagriner.

Là-dessus, Bohor appela à parlement les prud’hommes du roi, puis, selon leurs conseils, il attribua une pucelle à chacun des douze champions, disant toutefois qu’il n’octroierait à personne celle qui lui avait donné sa robe. Et quand la fille du roi vit qu’elle n’avait point celui qu’elle espérait, elle fut toute dolente, dont, quoiqu’elle n’en fît pas semblant, toutes les autres s’aperçurent : si bien qu’elles surnommèrent Bohor le Beau mauvais.