Plon (3p. 158-160).


XXIV


Le soir, Morgane ordonna à la pucelle qui lui apportait à manger de lui faire boire à souper un philtre qu’elle avait préparé, et, quand il en eut pris, il s’endormit profondément. Alors on le transporta dans son lit ; puis Morgane vint, tenant une boîte pleine d’une poudre dont elle lui souffla, par un tuyau d’argent qu’elle lui enfonça dans le nez, une bonne partie dans la cervelle. Si bien qu’au matin, en s’éveillant, il se sentit très malade ; et ainsi demeura-t-il depuis le mois de septembre jusqu’à la Noël.

Après ce temps, il commença de se rétablir, et, quand l’hiver fut passé, il advint un jour qu’il aperçut par la fenêtre un homme qui peignait une ancienne histoire sur les murs d’une chambre, dans le corps de logis qui faisait face à sa prison. Dessous chaque image, il y avait des lettres qui en disaient le sens : et il reconnut ainsi que c’était l’histoire d’Enéas, comment il partit de Troie et s’en fut en exil. Alors Lancelot songea que, si sa chambre était ainsi enluminée de ses propres faits et dits et des belles actions de sa dame, ses maux seraient allégés. Il pria l’homme de lui donner des couleurs et des pinceaux, et il commença de tracer son arrivée à Camaaloth : comment il s’était trouvé ébahi en voyant la reine, puis comment il était allé secourir la dame de Nohant. Et tout était si bien et subtilement représenté qu’on aurait cru qu’il eût fait toute sa vie ce métier.

Or, chaque nuit, Morgane venait le voir dormir, car elle l’aimait autant que femme peut aimer homme à cause de sa grande beauté. Ce soir-là, elle comprit bien ce que signifiaient les images qu’il avait tracées sur les murs. « Amour rendrait subtil et ingénieux le plus sot homme du monde ! se dit-elle. Laissons-le : quand il aura tout peint, je ferai tant que le roi Artus viendra céans, et je lui montrerai la vérité de Lancelot et de la reine. » Là-dessus, elle sortit sans bruit et ordonna qu’on fournît à son prisonnier tous les pinceaux et couleurs qu’il demanderait.

Le lendemain, dès qu’il fut levé, Lancelot courut ouvrir les fenêtres et se remit à l’ouvrage. Peu à peu, il représenta comment il avait conquis la Douloureuse Garde, puis ce qu’il avait fait à l’assemblée de Galore, et ce qui s’était passé dans la prairie aux arbrisseaux, et tout ce qui lui était arrivé ensuite, comme le conte l’a récité. Et à cela il employa deux hivers et un été.

Cependant, il se tourmentait fort de sa longue prison, et il s’en fût tourmenté davantage, n’eussent été ses peintures. Car tous les matins il venait saluer l’une après l’autre les images qu’il avait tracées de la reine, puis il les baisait sur la bouche plus tendrement qu’il n’avait jamais baisé nulle autre que sa dame, et il pleurait devant chacune d’elles et lamentait de tout son cœur ; après quoi il regardait ses propres chevaleries qu’il avait toutes figurées, et il se réconfortait un peu.