XX


Lorsque tout le monde eut mangé à loisir, on leva les tables et les chevaliers se mirent à jouer aux tables et aux échecs, et à se divertir.

— Que vous semble de ce riche vase que portait la demoiselle ? demanda le roi à Lancelot.

— Assurément, sire, c’est une merveilleuse chose. Et jamais je n’avais vu encore une demoiselle aussi belle… Je dis demoiselle, non dame.

Entendant cela, le roi pensa à ce qu’il avait ouï dire de Lancelot et de la reine Guenièvre : « Certes, il aime tant la reine qu’il n’en voudrait nulle autre, songea-t-il. Comment ferons-nous pour qu’il accepte ma fille ? Il conviendra d’agir si sagement qu’il ne s’aperçoive de rien, afin que le commandement soit exécuté. »

Il alla trouver une très vieille et prudente dame, nommée Brisane, qui était la gouvernante de la pucelle au précieux vase, et à qui il raconta les paroles de Lancelot. Mais la vieille lui recommanda de la laisser faire sans s’entremettre, et lui assura qu’elle saurait bien mener la chose à bonne fin.

Elle vint trouver Lancelot et le mit en paroles, en lui demandant des nouvelles du roi Artus et de la cour ; puis elle l’entretint longuement de la reine Guenièvre, et quand elle le vit rêveur, elle lui dit :

— Maintenant, sire, il est temps d’aller vous coucher, car vous avez beaucoup fatigué aujourd’hui.

Et Lancelot, qui était tout pensif, la suivit en une chambre où se trouvait un beau lit. Là, elle annonça qu’elle allait chercher le vin du coucher, et, peu après, elle lui apporta un boire qu’elle avait préparé, qui était plus clair que fontaine et couleur de vin. La coupe n’était pas grande, de manière que Lancelot la vida tout entière, et, trouvant la boisson bonne et douce, il en redemanda, que la vieille lui versa et qu’il but jusqu’à la dernière goutte.

Or, dès qu’il eut avalé ce philtre, il se trouva tout enivré et affolé, et Brisane s’aperçut qu’il ne savait plus où il était ni comment il était venu là : car il croyait être en la cité de Camaaloth, et il la prenait elle-même pour la dame de Malehaut depuis longtemps morte. Alors elle lui dit :

— Sire, madame la reine pourrait bien être endormie. Qu’attendez-vous pour aller à elle ?

— Si je savais qu’elle me mandât, j’irais volontiers, fit-il.

La vieille feignit d’aller voir, et, au bout d’un moment, elle revint lui dire que la reine l’attendait. Aussitôt Lancelot se déchaussa, et, en chemise et braies, il suivit Brisane, qui le mena dans la chambre de la fille du roi, auprès de laquelle il se coucha, cuidant que ce fût la reine, sa dame. Et la pucelle, qui ne désirait rien plus que celui qu’elle savait être l’émeraude de toute chevalerie terrienne, le reçut, heureuse et joyeuse.

Ainsi furent unis le meilleur et le plus loyal des chevaliers de ce temps et la fille du roi Pellès, le riche Pécheur. Et celle-ci, la plus belle pucelle qui fût alors, ne l’accueillit point à cause de sa beauté ni par échauffement de chair, mais pour recevoir le fruit par lequel les aventures de Bretagne devaient être achevées, ainsi que Merlin l’enchanteur l’avait prédit. Et Lancelot, qui la prenait pour sa dame, la connut comme Adam fit sa femme, toutefois non pas aussi loyalement, car il la connut en péché. Mais celui en qui toute pitié habite ne juge pas les pécheurs selon leurs seuls méfaits, et il tient compte de leurs intentions : aussi ne voulut-il regarder dans cette union que le profit de ceux de Bretagne, et il voulut qu’en place de la fleur de chasteté qui fut corrompue cette nuit-là, fût restaurée une autre fleur dont grand bien vînt au pays. Car la terre fut tout emplie par la douceur de cette fleur qui de là sortit, comme l’histoire du Saint Graal en devisera : ce fut Galaad, le chevalier vierge, qui mit à fin les aventures et s’assit au siège périlleux de la Table ronde. Tout ainsi que le nom de Galaad avait été perdu en Lancelot par échauffement de luxure, il fut retrouvé en Galaad par abstinence de chair. Et en lui le méfait de sa naissance fut amendé par la virginité qu’il garda et rendit saine et entière à son Sauveur en trépassant du siècle. Mais le conte laisse pour le moment de parler de cela dont il devisera tout à loisir quand le temps en sera venu, et retourne à monseigneur Lancelot du Lac.