Le Château à Toto/Acte III

Michel Levy Frères (p. 81-120).
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ACTE TROISIÈME

La ferme de Catherine. — Un clos entouré de haies vives. Au fond, sur un praticable, un petit sentier venant de la campagne ; à droite, une maisonnette avec un balcon. À gauche, un hangar, du foin sous ce hangar, — au loin en vue, le château à Toto. Une petite table et deux escabeaux à l’avant-scène à droite. — Une chaise sur laquelle est un tricot à gauche.



Scène PREMIÈRE

NIQUETTE, Paysans, Paysannes.

C’est le réveil de la ferme. Les paysans prennent leurs râteaux, leurs fourches, etc., et se préparent à partir pour les champs.

CHŒUR :
––––––Allons-nous en remplir nos taches,
––––––Voici le jour. Allons, partons.
––––––Y en aura qui gard’ront les vaches,
––––––Et d’autr’s qui gard’ront les dindons.

Les paysans et les paysannes sortent. Niquette reste seule en scène.


Scène II

PITOU, NIQUETTE.
NIQUETTE.

Comme c’est agréable d’ se lever à cinq heures du matin. Et pourquoi faire ? pour porter à manger aux vaches… oh !…

Elle enlève une botte de foin et découvre presque Pitou qui est caché dans le foin. Elle sort au deuxième plan droite, en avant du praticable.

PITOU.

Et me v’là moi… (Il prend une botte de foin et la met à la place de celle enlevée par Niquette.) Et il ne faut pas qu’on me découvre… Ça avait bien commencé hier soir… la petite fête… mais ça à mal fini, pour moi surtout… tout le monde m’a sauté d’ssus… tout l’monde… tout l’monde, et on voulait me battre… Alors, moi, je m’suis ensauvé… et sans savoir où j’allais j’suis venu ici… et je m’suis caché dans l’foin.

Rentre Niquette. Il se cache.

NIQUETTE.

Oh ! les vaches ! c’est d’bonnes bêtes, j’peux pas dire le contraire… et j’les z’haïs ; cependant et c’est bien naturel que j’les z’haïsse… puisqu’enfin, j’suis leur domestique… Tiens, il me semblait avoir déjà pris une botte de foin. Oh ! mais est-ce qu’on m’a jeté quéque sort ?

D’un violent coup de fourche elle enlève deux bottes de foin et sort à droite deuxième plan.

PITOU, reprenant deux bottes et les mettant devant lui.

Et j’ai passé la nuit là-dedans… mon Dieu, cela n’est pas désagréable… et ça m’était arrivé plus d’une fois de passer la nuit dans le foin… mais jamais avec des bottes de général… c’est gênant, c’est gênant.

Rentre Niquette. Il disparaît.

NIQUETTE.

Comme ça mange, ces bêtes-là… comme ça mange.

PITOU, dans le foin.

C’est gênant !…

NIQUETTE, voyant deux nouvelles bottes de foin à la place de celles qu’elle a enlevées.

Encore ce foin… ah ! mais… ce n’est pas naturel à la fin. C’est le diable, ça doit être le diable… à moi… à moi !…

Entre Catherine par la colline à droite, elle a une fourche à la main.

CATHERINE.

Eh ! bien, qu’est-ce que c’est ?

NIQUETTE.

Là, madame, là !…

CATHERINE.

Qu’est-ce qu’il y a là ?

Pitou, sans se montrer, s’agite et fait sauter les bottes de foin.

NIQUETTE.

C’est le diable, madame, c’est le diable !

Elle se sauve dans la maison à droite.

CATHERINE.

Ca s’rait-y l’diable tout d’même, nous allons ben voir. Eh ! là !… eh !…

Elle enfonce sa fourche dans le tas de foin.

PITOU.

Doucement, Catherine, doucement…

Il sort du foin, en manches de chemises, avec la culotte et les bottes à l’écuyère du général Bourgachard, tel enfin qu’on l’a laissé à la fin du deuxième acte.


Scène III

PITOU, CATHERINE.
CATHERINE.

Comment, c’est toi !…

PITOU.

Eh ! oui, c’est moi !... j’ l’ai sentu ! C’est donc pas assez d’ me déchirer le coeur.

CATHERINE.
Toi ici… mais tu n’sais donc pas c’qui s’est passé, malheureux ?
PITOU.

Quoi qui s’est passé ?

CATHERINE.

On a déclaré qu’ la vente ne valait rien !

PITOU.

Ça, ça m’est égal !…

CATHERINE.

Et toi… pour t’êt’ moqué des fondements de ton pays, on t’a condammé !

PITOU.

On m’a condamné ?…

CATHERINE.

À être arrêté d’abord. Et puis, après ça…

PITOU.

Après ça ?…

CATHERINE.

On voira après ça, on voira… et puis, il y a encore autre chose.

PITOU.

Et quoi donc ?

CATHERINE.

L’neveu du général Bourgachard… Tu l’connais c’neveu…

PITOU.

J’ crois bien qu’ je l’ connais… un jeune homme qui sentait si bon, que, lorsqu’il se promenait dans l’ jardin, toutes les fleurs en crevaient d’ jalousie.

CATHERINE.

Il sentait si bon qu’ça ?

PITOU.

Tous les mois, il recevait une caisse… qui lui était envoyée par un parfumeur de Paris… Dans cette caisse, il y avait un tas d’ pots… un tas d’ fioles, l’ neveu du général débouchait les pots, il débouchait les fioles… il s’ fichait tout ça sur la tête… (Avec enthousiasme.) et alors…

CATHERINE, électrisée.
Et alors…
PITOU.

Il devenait une véritable infection, ce jeune homme, une véritable et délicieuse infection !

CATHERINE.

Eh ben, il va venir ici, ce jeune homme, et il te sarche !

PITOU.

Pourquoi faire ?

CATHERINE.

Pour te battre… parce que tu t’as fichu d’ son oncle.

PITOU.

Lui… m’ battre ?… ah ! ben ! s’il n’y avait qu’ lui…

CATHERINE.

Mais, il y a aussi le garde champêtre qui te sarche, et tout ce qu’il y a de maris-chaussés dans l’ pays.

PITOU.

Les maris-chaussés qu’est qu’ c’est qu’ ça ?

CATHERINE.

Eh ben, les gendarmes… et si tu restes… on t’empoign’ra.

PITOU.

Qué qu’ça peut t’ faire, puis que tu n’ m’aimes pas, ça t’ f’ra plaisir peut-être… c’est un moyen d’êt’ débarrassée d’ Pitou.

CATHERINE.

Oh ! Pitou… voyons, Pitou.

DUO.
PITOU.
––––––Va-t’en donc chercher les gendarmes
––––––Va-t’en prév’nir l’autorité
––––J’espère au moins qu’ tu verseras des larmes
––––––Quand j’ serai dans la captivité.
CATHERINE.
––––––C’est bête c’ que tu dis là, c’est bête.
––––––Et pis, Pitou, c’est pas honnête
––––D’espéculer ainsi sur ma sensibil’té.
PITOU.
––––Dis-moi qu’ tu m’aim’s et j’ pars, sinon, non
CATHERINE[1].

Elle remonte au fond, Pitou la suit.

––––––Mais, malheureux, regarde donc,
––––––Vois-tu là-bas, sur la colline,
––––––Vois-tu cette ombre qui descend ?
PITOU.
––––––L’objet s’approche et se dessine,
––––––On peut l’ distinguer à présent.
CATHERINE.
––––––Cet objet qui surmonte et orne
––––––Un garde champêtre irrité,
––––––C’est un tricorne… et ce tricorne
ENSEMBLE.
––––––Ça représent’ l’autorité.
CATHERINE.
––––––Mais si l’on vient et qu’on t’saisisse,
––––––On m’ prendra, moi, pour ta complice,
––––––On me traîn’ra d’vant la justice,
––––––Je n’ veux pas d’ ces choses-là chez moi.
PITOU.
––––––Alors si t’as peur, c’est pour toi ?
CATHERINE.
––––––Par la morguenne, oui, c’est pour moi.
PITOU[2].
––––––Alors, on n’ fait pas des manières,
––––––On n’étal’ pas d’ biaux sentiments.
CATHERINE.
––––––On a ses craint’s particulières,
––––––Ça n’empêch’ pas d’ craindr’ pour les gens !
––––––Prends tes cliques, prends tes claques,
––––––Sans plus barguigner, crois-moi,
––––––A travers ruisseaux et flaques
––––––Pars sans r’garder derrièr’ toi.
ENSEMBLE :
PITOU.
––––––––Prendr’ mes cliques, prendr’ mes claques,
––––––––Ça t’ plairait, femme sans foi,
––––––––A travers ruisseaux et flaques
––––––––D’ voir Pitou fuir loin de toi.
CATHERINE.
––––––––Prends tes cliques, etc., etc.
CATHERINE, lui montrant quelque chose au dehors[3].
––––––Oh ! regarde, il grandit, grandit.
PITOU.
––––––––––Qué qui grandit ?
CATHERINE.
––––––Le chapeau du garde champêtre,
––––––Ça te décidera peut-être.
––––––D’abord il était tout petit,
––––––Maintenant il grandit, grandit.
REPRISE ENSEMBLE.
CATHERINE.

Prends tes cliques, etc.

PITOU.

Prendr’ mes cliques, etc.

Tous deux sortent, Catherine poussant Pitou devant elle. Pendant qu’ils sortent, parait Massepain déguisé en garde champêtre, longues moustaches, chapeau gigantesque.


Scène IV

MASSEPAIN, seul venant par la gauche et descendant la colline.

C’est moi, c’est bien moi… toujours notaire et toujours amoureux ! La vicomtesse est ici… je ne savais comment me rapprocher d’elle… venir ici soupirer sous ses fenêtres comme notaire… cela aurait fait du bruit… heureusement le garde champêtre est venu tout à l’heure à mon étude… il venait me consulter… me consulter pour une douleur qu’il a… et dont les médecins n’ont pas su le guérir. Je lui ai dit : déshabillez-vous… alors, il s’est déshabillé, je lui ai pris ses habits, je les ai mis… et je suis venu, et j’ai pu ainsi me rapprocher de la chambre de la vicomtesse, sans que celle des notaires eût à s’en formaliser.

Rentre Catherine.


Scène V

CATHERINE, MASSEPAIN.
CATHERINE.

Enfin, le v’là parti, mais ça n’a pas été sans peine.

MASSEPAIN.

Approchez, la fermière. Nous avons à causer tous les deux.

CATHERINE.

Me v’là, monsieur l’ garde champêtre, me v’là… (Le regardant.) Tiens, c’est pas Toupart.

MASSEPAIN.

Hum ! hum ?

CATHERINE.

Pourquoi ça, qu’ c’est pas Toupart ?

MASSEPAIN.

Toupart eût été insuffisant, après ce qui s’est passé hier, il fallait ici un homme qui eût des capacités.

CATHERINE.

Alors, on vous a envoyé, vous.

MASSEPAIN.

Alors, on m’a envoyé, moi. Approchez, la fermière… A la suite de ce qui s’est passé hier soir au château de La Roche-Trompette, plusieurs personnes sont venues loger chez vous.

CATHERINE.

Oui, m’sieu l’ garde champêtre.

MASSEPAIN.
Quelles sont ces personnes ?
CATHERINE.

Y a d’abord not’ jeune maître… Le comte Hector…

MASSEPAIN.

Passons… passons !…

CATHERINE.

Il y a encore…

MASSEPAIN, très-ému.

Il y a encore…

CATHERINE.

Son jeune ami !

MASSEPAIN.

Oui… monsieur de…

CATHERINE, très-agitée.

J’ dev’ nons toute rouge, pas vrai ?

MASSEPAIN.

En effet !

CATHERINE.

Ah ! je l’ sentons ben que j’ dev’nons tout’ rouge… mais ça n’ veut pas dire que j’ soyons coupable, m’sieu le garde champêtre… non… ça veut dire…

MASSEPAIN.

Ça veut dire…

CATHERINE, avec énergie.

Ça veut dire que j’ sommes amoureuse.

MASSEPAIN, avec éclat.

Mais moi aussi, alors, j’ dois être tout rouge, car moi aussi je suis amoureuse… (Se remettant.) Vous ne me parlez pas d’une autre personne…

CATHERINE.

Une autr’ personne ?

MASSEPAIN.

Oui !

CATHERINE, à part.

Il cherche Pitou, bien sûr !…

MASSEPAIN.
Une jeune dame.
CATHERINE.

Ah ! oui, c’est vrai, je n’y pensais plus, madame la vicomtesse.

MASSEPAIN, avec émotion.

La vicomtesse… (Se remettant et tirant son sabre.) Conduisez-moi dans sa chambre.

CATHERINE.

Pourquoi faire ?

MASSEPAIN.

Mais pour l’interroger…

CATHERINE.

C’est que j’ vas vous dire… All’ dort.

MASSEPAIN.

Elle dort… si elle dort, je reviendrai. (A part.) Je ne suis pas fâché de retourner un peu à mon étude. J’ai une purge… d’hypothèque que j’ai laissée en souffrance… Elle dort, cher ange !

RÊVERIE.
I
––––––––Ne la réveillez pas,
––––––Le front pur, la lèvre vermeille,
––––––Sa tête blonde sur son bras,
––––––Je la vois d’ici qui sommeille.
––––––––Ne la réveillez pas.
II
––––––––Ne la réveillez pas !
––––––Bien que simple garde champêtre,
––––––On n’est pas sans quelques appas,
––––––En rêve, elle me voit peut-être.
––––––––Ne la réveillez pas.
Il sort à gauche, deuxième plan. Toto parait à gauche sur la colline, costume de chasseur, fusil sur l’épaule.

Scène VI

TOTO, CATHERINE.
CATHERINE, suivant Massepain.

Drôle de champêtre…

TOTO.

Eh ! bonjour, Catherine.

Il descend.

CATHERINE.

Bonjour, m’sieu le comte… Et vous avez fait bonne chasse ?…

TOTO.

Pas trop mauvaise…

CATHERINE.

Et monsieur… monsieur de… vot’ jeune ami… quoi ?

TOTO.

Ah ! ah !

CATHERINE, à part.

V’là encore que j’ devenons tout’ rouge.

TOTO.

Il était avec moi, mon jeune ami, mais nous avons rencontré une petite paysanne assez gentille… et il s’est arrêté pour causer avec elle…

CATHERINE, étranglée par la colère.

Il s’est arrêté… pour causer ?

TOTO.

Oui.

CATHERINE.

Et où ça ?

TOTO, lui montrant le deuxième plan gauche.

Là-bas : vous n’ les voyez pas ?

CATHERINE.

Si fait… v’là que j’ les vois, c’est Niquette.

TOTO.
Ah ! elle s’appelle…
CATHERINE.

C’est c’te damnée !… attends !… attends !… j’ n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas ? que j’ n’ suis point jalouse… qu’est-ce que ça m’ fait qu’il lui parle !… qué qu’ ça m’ fait’… je n’ suis pas jalouse… mais y a les vaches, et qué qu’a d’viennent les vaches pendant c’ temps-là !… attends !… attends !…

Elle sort en courant par le deuxième plan gauche.


Scène VII

TOTO, seul.

Amour là-bas ! amour ici, amour partout ! Ce matin à cinq heures j’étais debout et j’ai déjà fait deux fois le tour du château de ma petite Jeanne !… Si mes amis savaient cela…

Il se débarrasse de son fusil.

RONDEAU.
––––––Si mes amis savaient cela,
–––––––––––Eh ! là ! la !
––––––Qu’avec les poules je me couche,
–––––––––––Eh ! là ! là !
––––––Et que je mords à pleine bouche,
–––––––––––Eh ! là ! là !
––––––Dans le gros pain bis que voilà.
–––––––––––Eh ! là ! là !
––––––J’étais étendu dans mon lit,
––––––Avant minuit, l’heure où le bruit
–––––––––––Commence,
––––––Et j’écoutais, dormant déjà,
––––––Le rossignol qui chantait sa
–––––––––––Romance.
––––––Si mes amis m’avaient pu voir,
––––––Je crois, ma foi, qu’il faisait noir
–––––––––––Encore,
––––––Dans les champs m’allant promener,
––––––Moi, Toto, j’ai vu se lever
–––––––––––L’aurore !
––––––Si mes amis savaient cela,
–––––––––––Eh ! là ! là !
––––––Que, moi, l’amant de Troulala
–––––––––––Eh ! là ! là !
––––––C’est par la vertu que je brille,
–––––––––––Eh ! là ! là !
––––––Quand j’accoste une jeune fille.
–––––––––––Eh ! là ! là !
––––––Moi qui me battais, me grisais,
––––––Moi, qui si brillamment faisais
–––––––––––La fête !
––––––Devant les yeux bleus d’un enfant
––––––Me voilà timide et tremblant,
–––––––––––Et bête !
––––––M’a-t-on changé, je n’en sais rien !
––––––Je ne me reconnais plus bien
–––––––––––Moi-même.
––––––Ce que j’ai là, c’est donc un cœur,
––––––Une enfant ! et moi, le viveur…
–––––––––––Je l’aime !
––––––Si mes amis savaient cela, etc., etc.

Scène VIII

TOTO, RAOUL, CATHERINE, NIQUETTE.

Rentre Catherine tenant Niquette par la main. Derrière elles deux, Raoul, moitié gouailleur, moitié penaud.

CATHERINE.

Que j’ t’y rattrape, toi… que j’ t’y rattrape !

Elle fait passer Niquette à sa gauche.

NIQUETTE.

Mais madame, c’est pas moi… c’est c’ monsieur…

CATHERINE.
Non ! c’est pas c’ monsieur…
NIQUETTE.

Mais si, madame !…

CATHERINE.

C’est pas c’ monsieur, je l’ connais c’ monsieur… c’est un honnête jeune homme… tout à fait incapable de s’oublier jusqu’à… une gardeuse de bêtes… Ah ! fi !… et qué qu’ c’est qu’ ça ? (Lui ouvrant la main de force.) Qué qu’ t’as là ?

NIQUETTE.

C’est à moi, il m’ l’a donnée !…

CATHERINE.

Une croix d’or ! A elle aussi !

TOTO, à Raoul.

Une croix d’or ?

RAOUL, à Toto.

Tu sais bien… ma petite pacotille… à l’Ombre de vrai… J’en ai déjà placé deux !…

CATHERINE, à Niquette.

Eh ! bien, c’est ça… n’ vous gênez pas… je r’çois ici des jeunes gens honnêtes et vous vous mettez à les dépouiller… quoiqu’ils auront gagné à quitter Paris alors ? Dites-moi un peu quoi qu’ils auront gagné ?… Oh ! la mauvaise graine !

RAOUL.

De la graine à cocottes !

CATHERINE, à Niquette.

Veux-tu filer !

NIQUETTE, pleurant.

Ma croix d’or… y m’ l’avait donnée, l’ monsieur.

Elle rentre dans la maison à droite.

CATHERINE.

Elle me l’ paiera, par exemple, elle me l’ paiera !…

RAOUL.

Voyons, la p’tite mère !…

CATHERINE, indignée.

Oh !… vous !…

TOTO.
Voyons, Catherine, voyons !…
CATHERINE.

C’est bon, m’sieu l’ comte, c’est bon… mais ça, vous savez, c’est des choses qui me regardent. (Niquette reparaît tenant dans ses mains deux jattes de lait.) Qué qu’ tu viens faire encore, toi…

NIQUETTE.

C’est le lait pour ces messieurs.

CATHERINE.

C’est bon.., j’ leur-z-y donnerai moi-même… Voici, m’sieu le comte. (A Raoul.) Vous, v’là l’ vôtre… prenez-le si vous voulez…

Elle donne gracieusement une tasse à Toto et pose brusquement l’autre sur la table,

RAOUL, il va à la table.

Un peu, qu’ je l’ prends.

CATHERINE, à Niquette.

Et toi, fais-moi l’ plaisir d’aller voir dans la maison si nous y sommes et que j’ t’y r’prenne… t’entends ben, que j’ t’y r’prenne. (Niquette en passant essaie d’attraper sa croix d’or que Catherine a mise dans sa poche.) Qu’est-ce que c’est ?…

NIQUETTE.

Il m’ l’avait donnée, l’monsieur, il m’ l’avait donnée.

Elle sort.


Scène IX

CATHERINE, TOTO, RAOUL.

Raoul avec son lait et son pain s’est assis à droite ; Catherine, violemment irritée, va s’asseoir à l’autre bout de la scène et tricote.

CATHERINE, à elle-même.
Ah ! ben, si c’est comme ça qu’ça commence… ah ben… ah ben !…
RAOUL, à Toto, tout en mangeant.

Elle est fâchée tout d’ même.

TOTO, assis et mangeant.

Elle en a l’air…

RAOUL.

Flambé, mon cinquième mariage.

TOTO.

Comment, tu voulais ?…

RAOUL.

Pourquoi pas… j’en ai plein le dos, moi, de la vie élégante… mon rêve, c’est de m’habiller en paysan. Alors, n’est-ce pas, puisque la fermière avait la bonté… J’aurais été fermier…

TOTO.

Puisqu’il s’agit de choses sérieuses, il faut vous raccommoder.

RAOUL.

Comment ?

TOTO.

Dis-lui quelque chose.

RAOUL.

J’ peux pas, moi, j’ peux pas… dans ma position, c’est une question d’amour-propre… et puis faut tout dire, ça m’embête…

TOTO.

Veux-tu que j’ m’en charge ?

RAOUL.

J’aimerais mieux…

TOTO.

Ne bouge pas, je vas t’arranger ça…

RAOUL.

Vas-y.

Toto traverse la scène et va à Catherine.

TOTO.

Eh ! bien… voyons, Catherine… voyons…

CATHERINE.
Ah ! m’sieu Toto, si vous saviez…
TOTO.

Je sais… je sais !…

CATHERINE.

Tout à l’heure j’ disais qu’ c’était pas lui, mais j’ savais bien qu’ c’était lui !

TOTO.

Il se repent… il est tout triste.

Catherine regarde Raoul ; celui-ci est en train de tremper dans son lait une magnifique tartine.

CATHERINE.

Il est tout triste ?…

TOTO.

Il est désolé !… est-il assez désolé !

CATHERINE.

Pourquoi qu’y l’dit pas ?

TOTO.

Parce qu’il ne sait pas comment il sera reçu… mais, si vous l’encouragiez un peu… si vous lui disiez que vous lui pardonnez.

CATHERINE.

J’ose pas… l’amour-propre !

TOTO.

Voulez-vous que moi, j’aille de votre part ?…

CATHERINE.

Vous auriez l’obligeance ?…

TOTO.

Eh ! oui !

CATHERINE.

J’ voulons ben alors… allé y dire… allé y dire…

TOTO.

Je vas lui dire… (Il retraverse la scène et retourne à Raoul.) Eh ! bien, c’est arrangé

RAOUL.
Ah !
TOTO.

Elle oublie tout… elle pardonne tout… elle est si contente de devenir marquise de la Pépinière !

RAOUL.

Marquise !… tu ne lui as donc pas dit que je n’étais pas marquis.

TOTO, bas à Raoul.

Comment tu n’es pas marquis ?

RAOUL.

Jamais de la vie !… il faut lui dire…

TOTO.

Je crois bien qu’il le faut… attends, j’y vais.

Il va à Catherine.

CATHERINE.

Eh ! ben !

TOTO.

Eh ! ben, il est enchanté… regardez-le… a-t-il l’air assez enchanté ?

CATHERINE, regardant Raoul qui mange avec, avidité.

Ah ! il est enchanté !… c’ qu’y a d’ curieux chez lui, c’est que, peine ou plaisir, il manifeste tout d’ la même manière.

TOTO.

Il est enchanté, seulement, comme il tient avant tout à ne pas vous tromper, il m’a chargé de vous faire un aveu…

CATHERINE.

Un aveu ?…

TOTO, hésitant.

Il n’est pas marquis.

CATHERINE, surprise.

Il n’étiont point marquis ?

TOTO.

Non ! Eh bien ?

CATHERINE, après un temps.
Eh ! ben, donc ! quéqu’ vous voulez… je serai madame de la Pépinière… c’est flatteur ! tout d’ même !
RAOUL, appelant de loin.

Eh ! Toto !

TOTO, allant à lui.

Quoi ?

RAOUL.

Pendant que tu y es, dis-lui aussi que je ne m’appelle pas de la Pépinière… elle est là, qui s’étale dans ce nom-là…

TOTO, très-surptis.

En voilà bien d’une autre ! Tu n’es pas Pépinière ?

RAOUL.

Jamais de la vie.

TOTO.

Diable ! Il faut lui dire… (A Catherine.) C’est pas tout…

CATHERINE.

Y a encore autr’ chose.

TOTO, avec résolution.

Non-seulement il n’est pas marquis, mais il n’est pas Pépinière.

CATHERINE, avec éclat.

Il n’est pas Pépinière !… mais quoi qu’il étiont ?

TOTO, à Raoul.

Ah ! oui, au fait ! quoi que t’étions ?

RAOUL.

J’étions Pépin.

CATHERINE.

Pépin ! Pépin !

TOTO, avec gaieté.

J’ai un ami qui s’appelle Pépin !

CATHERINE.
Ni marquis, ni Pépinière !
COUPLETS.
RAOUL.
I
––––––––––Je suis Pépin,
––––––Pas Pépinière, mais Pépin,
––––––––––Je suis Pépin,
––––––Je suis Pépin ! qu’on se le dise,
––––––Ce n’est pas l’appât du lopin
––––––Qui me fera, fermière exquise,
––––––Vous tromper sur la marchandise,
––––––Je ne suis pas un galopin,
––––––Je suis Pépin rien que Pépin !
––––––––––Je suis Pépin !
II
––––––––––Je suis Pépin !
––––––Mais je t’aime, quoique Pépin.
––––––––––Je suis Pépin !
––––––Le nom ne fait rien à l’affaire
––––––Par saint Denis et saint Crépin !
––––––Vous vous apercevrez, ma chère,
––––––Que Pépin vaut bien Pépinière,
––––––Et que Pépin est un lapin.
––––––Je suis Pépin, rien que Pépin !
––––––––––Je suis Pépin
TOTO, de même.

On attend la réponse ?

CATHERINE, après avoir hésité.

Ah ! c’est maintenant seulement que je voyons combien je l’aime. (Avec élan.) Je serai madame Pépin !… (Elle saute au cou de Raoul et l’embrasse.)

RAOUL.

Je serais très-heureux avec cette femme-là.

CATHERINE, à Raoul.
Quoi que vous voulez faire maintenant, Pépin ?
RAOUL.

Moi, mais je vais changer de costume.

CATHERINE, à part, ravie.

Encore une nouvelle toilette ! Est-y coquet !

RAOUL, à part.

Pas fâché de me mettre un peu à mon aise… maintenant j’ suis marié…

CATHERINE, avec amour.

Venez-vous, mon jasmin ?

RAOUL, de même.

Ma tulipe…

CATHERINE.

Mon joli pépin d’amour…

RAOUL.

Mon gros chien rose. (En sortant.) Ah ! voilà la femme que j’ai rêvée !…

Ils sortent enlacés, par la droite.

TOTO, riant.

Sont-ils gentils tous les deux !

NIQUETTE, entrant du deuxième plan à droite.

Vous êtes seul, monsieur le comte ?

TOTO.

Oui, mon enfant.

NIQUETTE.

Il y a là une jeunesse qui voudrait vous parler.

TOTO.

Qui est-ce donc ?

JEANNE, entrant.

C’est moi, Toto.

TOTO, courant à elle.

Ma Jeannette… Laisse-nous, Niquette.

NIQUETTE.

Je crois bien, que j’ vous laisse… et allez donc, et vive l’amour !…

Elle sort en emportant la table et les tasses.

Scène X

TOTO, JEANNE.
TOTO.

Ma Jeannette !

JEANNE.

Mon Toto !

TOTO.

Vous n’avez pas craint de venir ainsi…

JEANNE.

Ah ! il n’y a pas de danger !… mon bon père est parti de chez nous en disant qu’il ne reviendrait que demain matin… alors moi j’ai vite profité, et je suis venue… et j’ai bien eu tort, car enfin… puisque tous êtes le roi des gobichonneurs…

TOTO.

Je ne le suis plus.

JEANNE.

Puisque vous ne m’aimez pas… puisque vous prétendez ne pas pouvoir m’aimer…

TOTO.

Qu’est-ce qui a dit ça ?

JEANNE.

Nais c’est vous…

TOTO.

Moi, c’est vrai… je l’ai dit… je devais le dire… mais maintenant…

JEANNE.

Maintenant ?

TOTO.

Je ne me sens pas la force de dire autre chose que la vérité ; et la vérité, c’est que je vous adore, Jeannette, et que, riche ou pauvre, avec ou sans mon château, je vous adorerai toujours !

JEANNE.
A la bonne heure !
DUO.
TOTO, JEANNE.
ENSEMBLE.
––––––Puisque l’amour s’est mis en tête
––––––––––De faire de nous
––––––De jolis, de gentils époux.
––––––Lui résister serait trop bête !
––––––Aimons-nous { Jeannette } aimons-nous.
Totor
––––––––––Et marions-nous.
TOTO.
––––––Le joli jour, le jour de fête,
––––––Que le joli jour, qui bientôt
––––––A Toto mariera Jeannette,
––––––Mariera Jeannette à Toto.
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
––––––Puisque l’amour s’est mis en tête
–––––––––––––Etc., etc.
JEANNE.
––––––Vous souvient-il pas de ce bois ?
TOTO.
––––––Là-bas, au bout de la prairie.
JEANNE.
––––––Vous souvient-il pas de ce bois
––––––Où nous jouions seuls autrefois.
TOTO.
––––––Quoi tout seuls.
JEANNE.
––––––Quoi tout seuls. Oui tout seuls.
TOTO.
––––––Quoi tout seuls. Oui tout seuls. Je crois
––––––Que vous vous trompez, ma chérie,
––––––Dans ce bois… dans ce joli bois
––––––Nous n’étions pas deux, mais bien trois.
JEANNE.
––––––Nous étions trois ?
TOTO.
––––––Nous étions trois ? Nous étions trois
RONDEAU.
––––––Quand nous étions enfants tons deux,
––––––Un enfant partageait nos jeux,
––––––Sans qu’on soupçonnât sa présence.
––––––Cet invisible enfantelet.
––––––C’était l’Amour qu’on l’appelait ;
––––––Il riait de notre imprudence.
––––––Tous deux sommes devenus grands,
––––––Nous ne sommes plus des enfants,
––––––L’Amour est près de nous encore.
––––––Plus maître de nous qu’autrefois,
––––––C’est lui qui parle par ma voix
––––––Quand je dis que je vous adore.
––––––Comment échapper maintenant
––––––À ce dieu cruel et charmant,
––––––Qui rit en voyant son ouvrage ?
––––––S’il vous inspire trop d’effroi,
––––––Chassez-le vous-même… pour moi
––––––Je ne m’en sens pas le courage.
JEANNE, et TOTO.
––––––Puisque l’Amour s’est mis en tète
–––––––––––––Etc.
LA VICOMTESSE, ouvrant sa fenêtre et paraissant sur le balcon.

Bonjour, Toto !… Ça va bien ?

JEANNE.

Ah !

Elle se sauve en courant.

TOTO.

Eh bien, Jeannette ?

LA VICOMTESSE.

Mes compliments, Toto ! (Trompette au dehors.) Qu’est-ce que c’est que ça ? (Trompette.) Savez-vous ce que c’est que ça, Toto ?

TOTO.

Non, vicomtesse… mais je vais m’en informer… Eh bien, Jeannette, Jeannette ! Jeannette ! Attendez-moi, Jeannette !

Il sort.

LA VICOMTESSE, rêveuse.

Si ça pouvait être le 3e dragons… moi qui justement ai deux mots à dire au vicomte de Pont-Cassé qui y est lieutenant… comme ça se trouverait. (Entre Crécy-Crécy.) Non, ce n’est pas le 3e dragons… c’est un facteur… drôle de campagne.

Crécy-Crécy est en facteur rural, une trompette à la main ; déguisement qui doit le rendre méconnaissable. Il entre de la gauche par la colline.


Scène XI

CRÉCY-CRÉCY, LA VICOMTESSE. au balcon.
CRÉCY-CRÉCY.

Ah ! c’est elle !… (Il exécute sur sa trompette une fantaisie brillante.) C’est elle c’est elle !…

LA VICOMTESSE.

Drôle de facteur !

CRÉCY-CRÉCY.

Madame la vicomtesse de la Farandole, s’il vous plaît ?

LA VICOMTESSE.

C’est moi, mon ami…

CRÉCY-CRÉCY.

Une lettre pour madame la vicomtesse de la Farandole, s’il vous plaît !

LA VICOMTESSE.

Eh bien, remettez-la à quelqu’un, cette lettre.

CRÉCY-CRÉCY.

Impossible… elle est chargée, il faut que madame la vicomtesse se donne la peine de descendre afin de donner un reçu au joli facteur.

LA VICOMTESSE.

C’est bien, je descends.

CRÉCY-CRÉCY.

A moins que madame la vicomtesse de la Farandole n’autorise le joli facteur à se faufiler mystérieusement…

LA VICOMTESSE.

Non… non… c’est inutile. J’achève de m’habiller, et je descends.

Elle quitte la fenêtre.


Scène XII

CRÉCY-CRÉCY, seul.

Personne ne m’a reconnu… Personne ne me reconnaîtra… Comment me reconnaîtrait-on ?

Il joue de la trompette.

CHANSONNETTE.
–––––––Je suis le facteur rural
––––––Un bel état, mais c’est égal
–––––––Il faut se donner du mal
–––––––Quand on est facteur rural.
––––––A Paris, mes brillants confrères
––––––Font leurs courses en omnibus,
––––––Mais ici, dans nos humbles sphères,
––––––Nous les faisons cum pedibus.

(Parlé). C’est une grave question de savoir si, pour marcher beaucoup, il vaut mieux avoir de grandes jambes que de petites. Au premier abord, il semble qu’il vaut mieux en avoir de grandes, parce que avec de grandes jambes, on fait de grandes enjambées… avec de petites jambes, on fait de petites enjambées… mais on en fait plus. Alors ça revient à peu près au même… Ça, du reste, ce sont des questions pour les savants… Ça ne me regarde pas, moi, je ne suis pas savant, je suis…

–––––––Je suis le facteur rural
––––––Un bel état, mais c’est égal
–––––––Il faut se donner du mal
–––––––Quand on est facteur rural.

Il joue de la trompette.

––––––Avec les lettres l’on s’en tire
––––––Mais ce qui me rend presque fou,
––––––Messieurs, je m’en vais vous le dire,
––––––Ce sont les journaux à un sou.

(Parlé). Il y en a de ces journaux… il y en a. Tous les jours on en invente de nouveaux… avec des titres… Ainsi, dernièrement, j’ai porté à une jeune dame, un prospectus ainsi conçu « Nous venons de fonder un nouveau journal… il s’appelle : Le Fouet… Vous le recevrez tous les deux jours… La jeune dame a rougi, et le mari qui était là, s’est fâché contre moi… et il a eu tort… Est-ce que cela me regardait… moi, on me dit de porter cela… je le porte… Je ne suis pas journaliste, moi, je suis…

–––––––Je suis le facteur rural,
––––––Un bel état, mais c’est égal
–––––––Il faut se donner du mal
–––––––Quand on est facteur rural.
––––––Par bonheur on nous vient en aide,
––––––Aux facteurs il est question
––––––De donner un vélocipède.
––––––Gloire à l’administration !

(Parlé). Oui… des vélocipèdes… et cela, on peut dire que c’est une idée heureuse… Il n’y a rien de plus distingué pour le moment… et puis, c’est très-commode… par exemple, ce qui est difficile, c’est de monter dessus… et une fois monté dessus… ce qui est difficile, c’est d’en descendre… Et puis, une fois lancées, ces bêtes-là, il paraît que ça ne s’arrête jamais… Ainsi, dernièrement, un caissier de chez nous est parti sur un vélocipède… Eh bien ! il n’a pu s’arrêter qu’à New York… Quand je dis qu’il s’est arrêté… je me trompe.., on l’a arrêté… C’est du moins, ce que l’on m’a raconté… Je ne suis pas allé y voir… Tout cela ne me regarde pas, moi, je suis…

–––––––Je suis le facteur rural
––––––Un bel état, mais c’est égal
–––––––Il faut se donner du mal
–––––––Quand on est facteur rural.

Entre la vicomtesse, costume de paysanne d’opéra comique, bijoux, diamants, dentelles.


Scène XIII

CRÉCY-CRÉCY, LA VICOMTESSE.
LA VICOMTESSE.

Eh bien ! cette lettre ?

CRÉCY-CRÉCY.

La voici, belle dame, la voici. (La contemplant) Oh !…

LA VICOMTESSE.

Eh bien ! qu’est-ce que vous avez ?

CRÉCY-CRÉCY.

Ce costume…

LA VICOMTESSE.

C’est gentil, n’est-ce pas ?… C’est un costume de paysanne à son aise… Je me suis fait faire ça chez Worth… pour la campagne… (Elle ouvre la lettre). Tiens, mais…

CRÉCY-CRÉCY.

Quoi donc ?

LA VICOMTESSE.
Elle n’est pas chargée cette lettre…
CRÉCY-CRÉCY.

Lisez, belle dame, lisez… et quand vous aurez lu, vous verrez bien que dans un certain sens on peut dire…

LA VICOMTESSE.

Lisons…

CRÉCY-CRÉCY.

Tout haut, je vous en prie, tout haut…

LA VICOMTESSE.

Comment ? tout haut …

CRÉCY-CRÉCY.

Oui, parce qu’après chaque phrase, je pourrai, si besoin est ajouter quelques paroles qui feront mieux comprendre.

LA VICOMTESSE, à part.

Singulier facteur… il y a en lui quelque chose.

CRÉCY-CRÉCY.

Lisez-vous ?

LA VICOMTESSE.

Je lis : « L’amour c’est l’amour, la beauté c’est la beauté ; mais le facteur n’est pas le facteur… » Ah !

CRÉCY-CRÉCY.

Allez toujours.

LA VICOMTESSE.

« C’est le baron de Crécy-Crécy. » (Avec respect.) Comment, monsieur le baron, c’est vous…

CRÉCY-CRÉCY, avec bonté.

Continuez, mon enfant…

LA VICOMTESSE.

« C’est le baron de Crécy-Crécy ; il a imaginé ce déguisement pour se rapprocher de vous, sans se faire remarquer… (Ici le baron joue un peu de la trompette.) Il est sorti de son château en disant qu’il ne rentrerait pas de la journée, il a donc vingt-quatre heures à lui, et ces vingt-quatre heures… »

CRÉCY-CRÉCY.

Achevez…

LA VICOMTESSE.
Il vous demande…
CRÉCY-CRÉCY.

A genoux, vicomtesse, il vous demande à genoux…

LA VICOMTESSE.

« Et ces vingt-quatre heures, il vous demande à genoux de vouloir bien venir les passer avec lui au fond des bois… » (Avec indignation.) Par exemple !

CRÉCY-CRÉCY.

Il y a un post-scriptum.

LA VICOMTESSE, lisant le post-scriptum.

« Le baron de Crécy-Crécy, qui s’est mis en facteur, est l’arrière-petit-fils de celui qui, en 1773, laissa tomber sur les épaules de Sophie Arnould, un collier de 55,000 livres.

CRÉCY-CRÉCY, appuyant.

Cent cinquante mille d’aujourd’hui.

LA VICOMTESSE.

Ah ! baron !

CRÉCY-CRÉCY.

Vicomtesse…

LA VICOMTESSE.

Vous êtes pas mal impertinent tout de même.

CRÉCY-CRÉCY, avec fatuité.

Mes moyens me le permettent.

LA VICOMTESSE, à part[4].

Eh tiens, mais… si je faisais en même temps le bonheur de mon ami Toto… et ma fortune, ça serait gentil, ça.

CRÉCY-CRÉCY.

Eh bien ?

LA VICOMTESSE.

Eh bien… mais… je ne dis pas… si j’étais libre…

CRÉCY-CRÉCY.

Si vous étiez libre ?

LA VICOMTESSE.
Je ne le suis pas… ce pauvre Toto… il est seul, il est malheureux… l’abandonner… ce serait indigne…
CRÉCY-CRÉCY, ému.

Et du cœur !

LA VICOMTESSE.

Ah ! s’il se mariait… si vous lui accordiez la main de…

CRÉCY-CRÉCY.

La main de ma fille… à un La Roche-Trompette….

LA VICOMTESSE.

Eh ben, après ?

CRÉCY-CRÉCY.

Ah ! c’est que tu ne sais pas ce que c’est que la haine !

LA VICOMTESSE.

Dame, vous savez… chacun sa partie… la mienne…

CRÉCY-CRÉCY.

La vôtre…

LA VICOMTESSE.

Eh bien, moi, ce n’est pas la haine…

CRÉCY-CRÉCY.

C’est l’amour.

LA VICOMTESSE.

Taisez-vous.

CRÉCY-CRÉCY.

Ah ! vicomtesse !

LA VICOMTESSE.

Ah ! Gaston…

Le baron dérobe un baiser, Massepain bondit le sabre à la main venant du deuxième plan gauche.


Scène XIII

Les Mêmes, MASSEPAIN, puis CATHERINE, puis RAOUL[5].
MASSEPAIN.
Ah ! je vous y prends !
LA VICOMTESSE.

Le garde champêtre.

MASSEPAIN.

Ah ! madame, madame… se laisser embrasser, et par un facteur, encore…

CRÉCY-CRÉCY.

Qu’est-ce que c’est ?

MASSEPAIN.

Mais… je me vengerai… Tout le département le saura, car je vais dresser procès-verbal… Donne tes noms, toi ?

CRÉCY-CRÉCY.

Hein ?

MASSEPAIN.

Donne tes noms, je te dis…

CRÉCY-CRÉCY.

Jean, bar…

MASSEPAIN, stupéfait.

Vous seriez le fameux Jean-Bart ? ce marin distingué…

CRÉCY-CRÉCY.

Mais non ! Jean, baron de Crécy-Crécy.

MASSEPAIN.

Monsieur le baron…

CRÉCY-CRÉCY.

En veux-tu d’autres ?… Mais je te préviens, drôle, que si tu veux écrire tous mes titres, tu en auras pour une demi-heure.

MASSEPAIN.

Ah ! monsieur le baron, monsieur le baron…

Entre Catherine.

CATHERINE, revenant de droite et furieuse.

L’avez-vous vu ?… Si vous n’ l’avez pas vu, v’s allez l’ voir. On m’ la changé. (Entre Raoul, costume de paysan, genre Courbet.) R’gardez-le, on m’ l’a changé.

RAOUL[6].
Ah ! c’est bon d’êtr’ à son aise…
MASSEPAIN.

C’est M. le marquis, Dieu m’ pardonne…

CRÉCY-CRÉCY, avec un grand cri.

Monsieur le marquis !…

RAOUL.

Plus marquis, fermier… attendu que j’épouse la fermière… Où est-elle la fermière ?… Bonjour, ma petite femme.

CATHERINE, s’éloignant[7].

Moi, votre femme… jamais de la vie.

RAOUL.

Et pourquoi ça ?

CATHERINE.

J’ vous épousions, parce que vous étions bien mis… Vous n’étions plus bien mis… Y a rien d’ fait…

RAOUL.

Ah !

CATHERINE.

J’ t’ai pardonné de n’ plus êtr’ marquis, j’ t’ai pardonné de n’ plus êtr’ Pépinière… mais ça, par exemple, j’ te le pardonnions point… Tiens, la v’là, ta croix d’or ! Elle est en cuivre !…

RAOUL.

Soyez donc nature ! (A la vicomtesse.) La voulez-vous, vicomtesse ?

LA VICOMTESSE.

Ah ! l’horreur !…

Une odeur délicieuse se répand sur le scène et dans la salle. Tous les personnages lèvent le nez.

CRÉCY-CRÉCY.

Ah ! qu’est-ce que c’est qu’ ça ?…

LA VICOMTESSE.

Sentez-vous ?…

MASSEPAIN.
Je crois bien que je sens…
RAOUL.

C’est bon…

LA VICOMTESSE.

C’est délicieux… Mais qu’est-ce que ça peut être ?

CATHERINE.

Ahi j’y suis… c’ que m’a dit Pitou… Cette odeur de pommade… ça doit être le neveu du général Bourgachard…

CRÉCY-CRÉCY.

Le neveu du général Bourgachard, c’est impossible.

CATHERINE.

Le voici, le voici, suivi de tout le village.

LA VICOMTESSE.

Ah ! tant mieux… il va nous dire ce que c’est que cette odeur-là.

TOUT LE MONDE.

Qu’est-ce que ça peut-être ?

Entre Pitou en costume de gandin, très-exagéré. Tous les paysans le suivent en le flairant.


Scène XV

Les Mêmes, PITOU, Paysans, Paysannes.
COUPLETS
PITOU.
I
––––––C’ n’ est pas du vinaigr’ de Sully,
––––––C’est quelqu’ chose de bien plus joli,
––––––Ce n’est pas d’ la térébenthine,
––––––Ce n’est pas non plus d’ la benzine,
––––––Ni cet élixir que l’on a
––––––Nommé Jean-Marie Farina ;
––––––Ce qu’on respir’ quand on m’ respire
––––––J’ vous l’ dirai pas, c’ que j’ peux vous dire
––––––C’est que quand j’entr’ dans un salon
––––––––––Chacun me flaire
––––––––––Et tous de faire
––––––––––Ah ! qu’il sent bon !
––––––––––Ah ? qu’il sent bon !
––––––C’ n’est pas un homm’, c’est un savon.
––––––––––Ah ! qu’il sent bon ?
–––––––––Mon Dieu ! qu’il sent bon !
TOUS.
––––––––––Ah ! qu’il sent bon ! Etc.
PITOU, ôtant son chapeau.
II
––––––Voyez-vous, quand j’ ôt’ mon chapeau,
––––––On dirait que j’ débouche un pot
––––––Ous’ qu’est renfermé d’ la pommade,
––––––Y en a plus d’un qu’ ca rend malade ;
––––––Mais ceux qui revien’nt de Paris
––––––N’ sont pas malad’s y sont ravis,
––––––Vu qu’à Paris la galant’rie
––––––Fait prospérer la parfum’rie.
––––––En plein air comm’ dans un salon
––––––––––Chacun me flaire…
–––––––––––––Etc.
––––––––––Ah ! qu’il sent bon !
TOUS.
––––––––––Ah ! qu’il sent bon ! Etc.

A la fin des couplets, tout le monde s’éloigne, Catherine seule s’est approchée de Pitou et le regarde avec admiration.

CATHERINE, regardant Pitou.

Ah ! qu’il est bien !

PITOU.

Ah çà !… où est-il donc ce Pitou qui s’a fichu de mon oncle ?

CRÉCY-CRÉCY.

Mesdames ! messieurs ! Regardez donc, je vous en prie ! voilà un garçon… qui prétend être le neveu du brave général Bourgachard !

PITOU, avec aplomb.

Tout d’même.

CRÉCY-CRÉCY.

Et vous cherchez Pitou ?

PITOU.

Tout d’même.

CRÉCY-CRÉCY.

Il n’est pas ici Pitou… il s’est sauvé avec mes deux millions.

PITOU, avec force.

Ça, par exemple, ça n’étiont pas vrai !… j’ons tout rendu à mam’zelle Jeanne.

CRÉCY-CRÉCY.

Tu les as rendus ! c’est donc toi, Pitou ! Mesdames, et messieurs, vous êtes témoins…

CATHERINE.

Malheureux, tu t’es trahi !

CRÉCY-CRÉCY, à Massepain.

Monsieur le garde champêtre, faites votre devoir.

MASSEPAIN, s’avançant.

Brrr..

PITOU, effrayé.

Ah ! ce tricorne !

CRÉCY-CRÉCY.

Tu tâteras de la prison, drôle !

Entrent Jeanne et Toto.


Scène XVI

Les Mêmes, TOTO, JEANNE[8].
JEANNE.
Même si je vous demande sa grâce, mon bon père.
CRÉCY-CRÉCY.

Ma fille… ma fille en paysanne, et en train de courir les champs… avec ce…

JEANNE.

Reprenez vos deux millions, mon bon père…

TOTO.

Prenez aussi le château à Toto, je vous l’abandonne.

JEANNE.

Nous ne vous demandons que deux choses.

TOTO.

La permission de nous marier.

JEANNE.

Et la grâce de Pitou… car tout ce qu’il a fait, c’est moi qui lui avais dit de le faire.

CRÉCY-CRÉCY.

Je devrais maudire…

LA VICOMTESSE.

Vous ne pouvez pas ?

CRÉCY-CRÉCY.

Je ne peux pas…

TOUT LE MONDE.

Mais non… mais non… vous ne pouvez pas…

CRÉCY-CRÉCY.

Vous allez voir ça !

MASSEPAIN.

Regardez-vous donc…

RAOUL.

Vous êtes en facteur.

TOTO.
Il n’y a pas d’exemple qu’un père se soit mis à maudire après s’être habillé en facteur.
CRÉCY-CRÉCY.

Que faire alors ?

LA VICOMTESSE, bas à Crécy-Crécy.

Pardonner, consentir au mariage, et m’acheter une villa sur le golfe de Naples.

CRÉCY-CRÉCY.

Oh ! ma haine s’en va !

TOTO.

C’est dit, alors.

CRÉCY-CRÉCY.

C’est dit… Je te donne ma fille… je te laisse ton château.

JEANNE.

Et vous faites grâce à Pitou ?

CRÉCY-CRÉCY.

Et je fais grâce à Pitou.

CATHERINE.

Ah ! qué bonheur…

PITOU.

Tu m’aimes donc.

CATHERINE.

Moi… d’ puis que j’ t’ai vu habillé comme te v’là… j’ t’aime pas, je t’adore.

RAOUL.

Eh ben et moi ?…

CATHERINE.

Toi, comme mari, jamais de la vie… Comme garçon de ferme… j’ veux ben…

RAOUL.

Comme garçon de ferme.

CATHERINE.

Oui.

RAOUL.

Eh ben ça y est… J’accepte… Au moins comme ça j’aurai pas à me rhabiller.

CATHERINE.
O mon Pitou !…
PITOU.

Et tu m’épouses ?…

CATHERINE.

Dès que nous aurons trouvé un notaire.

MASSEPAIN, faisant sauter ses moustaches.

Un notaire, voilà !

TOUS.

M’ sieu le notaire.

MASSEPAIN.

Oui, moi… Je vous ferai tous ces contrats-là… et gaiement… En avant ma fanfare !

FINALE.
CHŒUR GÉNÉRAL.
––––––On nous dit que la paix est faite,
––––––Il en était temps, Dieu merci !
––––––Vivent les La Roche-Trompette,
––––––Et vivent les Crécy-Crécy !
CATHERINE, à Pitou.
––––––T’as bien attendu, mais en somme,
––––––Tu n’ tard’ras pas à voir, mon homme,
––––––Que pour attendr’, t’as rien perdu.
PITOU, à Catherine.
––––––Je t’ frai voir que l’amour dont j’ t’aime
––––––Est fait tout comm’ t’est fait’ toi-même,
––––––Il est bien portant et dodu.
TOTO, à Jeanne.
––––––Voici pour revenir toujours,
––––––Voici revenir les beaux jours
––––––––––Et les amours !
––––––Il est passé le temps, ma chère,
––––––Où je faisais tant d’horreurs,
––––––Et c’est tout de bon que j’enterre.
–––––––Le roi des gobichonneurs.
CHŒUR GÉNÉRAL.
––––––Toto jure de vivre austère,
–––––––Il renonce à ses erreurs,
––––––Et c’est tout de bon qu’il enterre
–––––––Le roi des gobichonneurs


FIN
  1. Catherine, Pitou.
  2. Pitou, Catherine.
  3. Catherine, Pitou.
  4. La vicomtesse, Crécy-Crécy.
  5. La vicomtesse, Massepain, Crécy-Crécy.
  6. La vicomtesse, Catherine, Raoul, Crécy-Crécy, Massepain.
  7. La vicomtesse, Raoul, Catherine Crécy-Crécy, Massepain.
  8. Raoul, Catherine, Pitou, Toto, Jeanne, Crécy-Crécy, la vicomtesse, Massepain, le chœur au fond.