Le Cerveau et la Pensée (1867)/Chapitre 9

Germer Baillière (p. 161-179).


CHAPITRE IX

LA PENSÉE EST-ELLE UN MOUVEMENT ?


Admettons que toutes les questions que nous avons signalées soient résolues, que l’on sache avec précision que la pensée correspond à un mouvement du cerveau, et de quel genre est ce mouvement, admettons même que l’on puisse suivre dans le dernier détail la correspondance des mouvements et des pensées : que saurons-nous de plus, si ce n’est qu’il y a là deux ordres de phénomènes constamment associés, qui même pourront être considérés comme réciproquement causes ou conditions les uns des autres, mais qui sont absolument incomparables et irréductibles ? On pourra bien dire La pensée est liée au mouvement ; mais on ne dira pas : La pensée est un mouvement.

C’est cependant cette dernière formule qui jouit aujourd’hui d’une certaine popularité dans quelques écoles. Or il me semble que cette proposition, si elle n’est pas une métaphore hyperbolique, est absolument inintelligible et recouvre un véritable non-sens. Le mouvement est un mouvement, et la pensée est une pensée ; l’un ne peut pas être l’autre. Le mouvement est quelque chose d’objectif, d’extérieur, c’est la modification d’une chose étendue, figurée, située dans l’espace. Au contraire, il m’est impossible de me représenter la pensée comme quelque chose d’extérieur : elle est essentiellement un état intérieur. Par la conscience, je ne puis saisir en moi ni forme, ni figure, ni mouvement, et par les sens, au contraire, qui me donnent la figure et le mouvement, je ne puis saisir la pensée. Un mouvement peut être rectiligne, circulaire, en spirale : qu’est-ce qu’une pensée en spirale, circulaire ou rectiligne ? Ma pensée est claire ou obscure, vraie ou fausse qu’est-ce qu’un mouvement clair ou obscur, vrai ou faux ? En un mot, un mouvement pensant implique contradiction.

À la vérité, on peut retourner la formule de M. Moleschott, qui soutient cette théorie, et au lieu de dire : La pensée est un mouvement, on dira : Le mouvement est une pensée ; mais cette seconde proposition est le renversement de la première. Loin d’expliquer la pensée par la mécanique, on explique la mécanique par la pensée. Je ne suis pas porté à croire que cette seconde proposition soit plus vraie que la précédente. En tous cas, elle est préférable, et nous n’avons pas à nous en occuper ici.

Écartons aussi du débat actuel (car il ne faut pas mêler toutes les questions) la grande hypothèse suivant laquelle toutes les pensées ou tous les mouvements de l’univers ne sont que les modes d’une même substance, d’un substratum universel, qui absorbe toutes les différences dans son indivisible unité. Nous ne sommes pas en mesure de discuter ici cette séduisante et redoutable doctrine. Réduisant la question à des termes précis, nous disons : La pensée est-elle un phénomène que la série des phénomènes matériels amène dans son développement ? Si nous circonscrivons dans l’ensemble des phénomènes matériels de l’univers cette portion limitée que nous appelons un corps, un cerveau, la pensée est-elle à ce cerveau ce que la forme ronde est à la sphère, ce que le mouvement est à la pierre qui tombe, ce que le droit ou le courbe est au mouvement ? Non, la pensée a une source plus haute, et fussions-nous spinoziste, nous dirions encore que la pensée a sa source en Dieu, et que les phénomènes corporels qui l’accompagnent n’en sont que les conditions extérieures et les symboles imparfaits.

Ceux qui soutiennent que la pensée est un mouvement font valoir aujourd’hui deux considérations empruntées aux nouvelles découvertes de la science. — Nous voyons, disent-ils, les vibrations de l’éther se changer en lumière ; nous voyons la chaleur se transformer en mouvement, et le mouvement en chaleur. Une même force peut donc se manifester sous deux formes différentes, et il n’y a pas de contradiction à supposer que les mouvements du cerveau se transforment en pensées. Ceux qui se servent de ces comparaisons ne s’aperçoivent pas qu’ils tombent dans ce genre de sophisme qui consiste à prouver le même par le même (idem per idem) : c’est ce qu’il n’est pas difficile d’établir.

On nous oppose que les vibrations de l’éther deviennent de la lumière et de la couleur sans être en elles-mêmes ni lumineuses, ni colorées ; mais on oublie ce que les cartésiens avaient déjà si profondément aperçu, à savoir, que le mot de lumière signifie deux choses bien distinctes : d’une part, quelque chose d’extérieur, la cause objective, quelle qu’elle soit, des phénomènes lumineux, cause qui subsiste pendant, avant, après la sensation, et indépendamment d’elle ; d’autre part, la sensation lumineuse elle-même, qui n’est rien en dehors du sujet sentant. Or, si l’on en croit aujourd’hui les physiciens, cette cause extérieure des phénomènes lumineux, ce quelque chose qui subsiste dans l’absence de tout sujet sentant et de toute sensation actuelle, serait un mouvement vibratoire d’un milieu élastique conjectural appelé éther. On a donc raison de dire que la lumière prise en soi est un mouvement ; mais, prise en soi, elle n’a rien de semblable à ce que nous appelons lumière, et tant qu’elle n’a pas rencontré un sujet sentant, elle n’est rigoureusement qu’un mouvement et pas autre chose. Jusqu’ici point de transformation.

Maintenant les vibrations de l’éther arrivent jusqu’à l’œil, et par le moyen du nerf optique elles déterminent une action inconnue, à la suite de laquelle a lieu la sensation de lumière. Ce que nous appelons lumière nécessite donc la rencontre d’un objet sensible et d’un sujet sentant. Avant l’apparition du premier animal doué de vision, il n’y avait point de lumière, et c’est seulement alors que l’on a pu dire que la lumière fut. Ainsi cette lumière sentie est toute subjective ; elle n’existe que par le sujet sentant, et en lui ; elle est déjà une sensation consciente — et — à quelque degré — une idée. La lumière sensation est donc profondément différente de la lumière objet ; la seconde est hors de nous, la première est en nous ; la seconde est une propriété parfaitement déterminée de la matière, la première est une affection du moi. — Mais, dira-t-on, la sensation de lumière est au moins un phénomène nerveux, un phénomène cérébral. Je réponds : Ne voyez-vous pas que c’est précisément ce qui est en question ? Sans doute il se passe quelque chose dans les nerfs et dans le cerveau, et ce quelque chose peut être supposé analogue aux vibrations extérieures de l’éther ; mais ce mouvement, quel qu’il soit, n’est pas encore la lumière : il ne devient lumière que lorsque le moi est apparu et avec lui la sensation consciente. Comment se fait ce passage ? C’est ce que nous ne savons pas ; c’est précisément le passage du matériel à l’immatériel qu’il s’agit d’expliquer. On a bien raison d’assimiler le rapport des vibrations du cerveau à la pensée et celui des vibrations de l’éther à la sensation lumineuse, car c’est une seule et même chose, la sensation étant déjà une pensée.

Le second argument dont on se sert pour prouver que le mouvement peut se convertir en pensée se tire de la transformation de la chaleur en mouvement et du mouvement en chaleur. Si le mouvement, dit-on, peut se convertir en chaleur (phénomène si différent du mouvement), pourquoi ne se convertirait-il pas en pensée ? Cette objection est du même genre que la précédente. Une certaine cause externe, dont la nature échappe à nos sens, produit sur nos organes un certain effet que l’on appelle la sensation de chaleur, et par suite on a donné le nom de chaleur à la cause qui produit cet effet ; mais cette cause est très-différente de la sensation qu’elle produit. Le feu n’a pas chaud, la glace n’a pas froid ; on dit que l’un est chaud et que l’autre est froide, parce qu’ils sont l’un et l’autre cause de ces deux sensations contraires. Eh bien ! cette cause extérieure inconnue que nous appelons chaleur peut, dans certaines conditions, disparaître à nos sens et cesser d’être sentie comme chaleur ; alors il se passe en dehors de nous un autre phénomène, qui est précisément l’équivalent de la chaleur perdue, à savoir, un phénomène de mouvement. La machine qui absorbe une certaine quantité de chaleur produit une certaine quantité de mouvement, et dans tous les cas ces deux quantités sont égales. En un mot, une même cause peut, selon les circonstances, produire tantôt la sensation de chaleur sur un sujet sentant, tantôt un phénomène de mouvement dans un corps qui ne sent pas. Tout ce qui résulterait de là, ce serait donc qu’une même cause peut produire sur deux substances différentes deux effets différents, mais non pas que cette cause puisse se transformer en autre chose qu’elle-même et devenir ce qu’elle ne serait pas. On ne peut donc rien conclure de là en faveur de la transformation du mouvement en pensée.

Il y a plus : la chaleur elle-même, en tant que chaleur, n’est déjà, suivant l’hypothèse la plus répandue, qu’un phénomène de mouvement, et les physiciens n’hésitent pas à n’y voir, comme pour la lumière, qu’une vibration de ce fluide impondérable que l’on appelle l’éther. Ainsi objectivement la chaleur, comme la lumière, n’est pour nous qu’un mouvement, et elle ne devient chaleur sentie que dans un sujet sentant. La chaleur sentie est donc, comme la lumière sentie, un phénomène tout subjectif, qui implique la présence de la conscience, non pas sans doute de la conscience philosophique et réfléchie, mais d’une conscience proportionnée à la sensation même. Or, la chaleur objective étant déjà un mouvement, comment s’étonner qu’elle produise des mouvements ? Seulement ce mouvement imperceptible de l’éther, tantôt se communiquant à nos nerfs, produit dans le moi ou dans l’esprit la sensation de chaleur, et tantôt, se communiquant aux corps qui nous environnent, produit des mouvements visibles à nos sens. Il n’y a pas là la moindre métamorphose, la moindre sorcellerie. Le mouvement produit du mouvement, il ne produit pas autre chose. À la vérité, il reste toujours à expliquer comment ce qui est extérieurement mouvement détermine intérieurement la sensation de chaleur ; mais c’est là, je le répète, ce qui est en question, et l’on retrouve toujours deux ordres de phénomènes irréductibles, dont les uns sont la condition des autres, mais qui ne peuvent se confondre.

Ceux qui font la matière pensante rencontrent donc précisément la même pierre d’achoppement que les spiritualistes, car ils ont à expliquer, tout comme ceux-ci, le passage du matériel à l’immatériel, de l’étendue à la pensée. Encore le spiritualisme, en séparant ces deux choses, n’a-t-il devant lui que cette difficulté : comment le corps agit-il sur l’esprit et l’esprit sur le corps ? Mais ses adversaires en ont une bien plus grave à résoudre, à savoir comment le corps devient-il esprit ? La pensée, en effet, de quelque manière qu’on l’explique, est un phénomène spirituel, qui ne peut être représenté sous aucune forme sensible. Un corps qui pense serait donc un corps qui se transforme en esprit. Ceux qui se laissent satisfaire par une telle hypothèse ne me paraissent pas bien exigeants.

Broussais et ses modernes disciples ont souvent recours à une échappatoire qui leur réussit assez bien auprès des esprits peu réfléchis. Lorsqu’on leur demande comment le cerveau, qui est un organe matériel, peut produire la pensée, c’est-à-dire un phénomène essentiellement immatériel, ils répondent modestement que le comment des choses nous échappe, que nous ne savons pas plus comment le cerveau pense que nous ne savons comment le soleil attire la terre, comment une bille en pousse une autre. Tout ce que nous pouvons faire, disent-ils, c’est de constater des rapports constants ; or, c’est un rapport constant, établi par l’expérience, que toute pensée est liée à un cerveau, et que toutes les modifications de la pensée se lient aux changements d’état du cerveau. Puis, prenant l’offensive à leur tour, les mêmes philosophes demandent aux spiritualistes s’ils savent eux-mêmes comment l’âme. pense, et si l’on est plus éclairé sur ce comment inconnu, en admettant un substratum occulte dont nul ne se fait une idée.

À cet habile subterfuge de l’école matérialiste, il me semble que le duc de Broglie a très-pertinemment répondu, dans son savant examen de la philosophie de Broussais[1] : « Il ne s’agit point, dit-il, de savoir comment on pense, mais qui est-ce qui pense ; ce n’est pas la question du quomodo, c’est la question du quid. » Rien n’est mieux dit. Sans doute, nous ne savons pas le comment de la pensée ; mais nous savons de toute certitude qu’il ne peut y avoir une contradiction explicite entre la pensée et son sujet. La pensée, qui a pour caractère fondamental l’unité, ne peut être l’attribut d’un sujet composé, pas plus qu’un cercle ne peut être carré. Nous ne demandons donc pas aux matérialistes de nous expliquer comment le cerveau pourrait penser, de même que nous ne nous engageons pas à expliquer comment l’âme pense. Mais l’unité de la pensée étant incompatible à nos yeux, avec la supposition d’un substratum organique, nous disons qu’elle est l’attribut d’un sujet qui n’est pas organique, et dont le caractère essentiel est précisément l’unité.

On peut même dire qu’il y a là déjà un commencement de réponse à la question du quomodo. Car si je demande comment un sujet composé peut parvenir à l’unité de conscience, les matérialistes ne peuvent répondre sans une manifeste contradiction ; tandis que je comprends sans difficulté qu’un sujet substantiellement un ait conscience de son unité. Quant à m’expliquer pourquoi ce sujet est capable de penser, je ne puis le dire, et je n’ai rien à répondre, si ce n’est que c’est là sa nature, et je ne comprends pas même comment, dans quelque hypothèse que ce soit, on pourrait faire une autre réponse que celle-là.

Quant à ce point que l’unité de conscience suppose une unité effective, nous ne pouvons que renvoyer à ce que nous avons écrit ailleurs[2].

On a essayé de retourner contre le spiritualisme la difficulté que nous opposons ici au matérialisme. Si un sujet étendu ne peut être le substratum de la pensée, comment un sujet inétendu peut-il penser l’étendue ? Muller a exposé cette difficulté en ces termes dans sa Physiologie :

« L’hypothèse de Herbart, relativement aux monades et à la matière, explique l’action de l’âme sur la matière, sans que cette âme soit elle-même matière, puisqu’il ne s’agit plus que d’un être simple agissant sur d’autres êtres simples. Mais quand on cherche à expliquer la formation, dans la monade. mentale, d’idées d’objets qui occupent de l’étendue dans l’espace, on rencontre des difficultés insolubles. Le problème de tous les temps a été de concevoir comment l’affection des parties du corps occupant une certaine position relative, par exemple, celle des particules de la rétine, rangées les unes à côté des autres, peut procurer à l’âme, qui est simple et non composée de parties, la perception d’objets étendus et figurés. »

En s’exprimant ainsi, Muller semble dire que la difficulté n’existerait pas si l’âme elle-même était étendue et composée. Mais c’est alors que la perception serait impossible. La perception de l’étendue n’est pas étendue ; la perception d’un carré n’est pas carrée, ni d’un triangle, triangulaire. Au contraire, tant que la représentation de l’étendue. est elle-même étendue, vous restez dans le domaine de l’objectif, vous n’êtes pas dans celui de la perception l’image dessinée sur la rétine n’est pas une perception, et si petite que soit cette image, elle ne deviendra pas une perception, tant que l’étendue n’aura pas absolument disparu. L’étendue ne peut être qu’objet et non sujet. Il suit de là que la perception suppose précisément le conflit dont on demande l’explication entre un sujet simple et un objet composé. C’est là le fait primitif et élémentaire au delà duquel il ne paraît pas qu’on puisse remonter[3].

Maintenant on pourra nous dire : Si la pensée a son principe en dehors de la matière, comment se fait-il qu’elle ait absolument besoin de la matière. pour naître et pour se développer ? Nulle part, en effet, l’expérience ne nous a permis de rencontrer une pensée pure, un esprit pensant sans organe, une âme angélique dégagée de tous liens avec la matière. La superstition seule, et la plus triste des superstitions, peut faire croire que l’on communique ici-bas avec de tels esprits. Comment donc s’expliquer cette union nécessaire de l’âme et du corps ? On la comprend pour ces sortes d’actions que l’âme exerce en dehors d’elle dans le monde extérieur. Pour agir sur les choses externes, il faut des instruments ; même pour exprimer sa pensée au dehors, il faut encore des instruments. Mais la pensée est un acte tout interne, où il semble que l’on n’ait plus besoin de rien d’extérieur. Comprend-on que l’on puisse penser avec quelque chose qui ne serait pas nous-même ? Ce qui pense et ce avec quoi on pense, cela ne peut être qu’une seule et même chose. Ou le cerveau ne peut servir de rien à la pensée, ou il est lui-même la chose pensante. On comprend un instrument d’action, mais on ne comprend pas ce que pourrait être un instrument de pensée. Aussi l’ancienne philosophie, suivant sur ce point la doctrine d’Aristote, enseignait-elle que l’entendement n’est lié à aucun organe, à la différence des sens[4]. Mais s’il en était ainsi, comment cette intelligence pure serait-elle à la merci d’un coup de sang ou d’une chute ?

Voici ce que l’on peut répondre à cette difficulté. De quelque manière que l’on explique la pensée, soit que l’on admette, soit que l’on rejette ce que l’on a appelé les idées innées, on est forcé de reconnaître qu’une très-grande partie de nos idées viennent de l’expérience externe. Les idées innées elles-mêmes ne sont que les conditions générales et indispensables de la pensée, elles ne sont pas la pensée elle-même. Comme Kant l’a si profondément aperçu, elles sont la forme de la pensée ; elles n’en sont pas la matière. Cette matière est fournie par le monde extérieur. Il faut donc que ce monde extérieur agisse sur l’âme pour qu’elle devienne capable de penser il faut par conséquent un intermédiaire entre le monde extérieur et l’âme. Cet intermédiaire est le système nerveux, et comme toutes les sensations venant par des voies différentes ont besoin de se lier et de s’unir pour rendre possible la pensée, il faut un centre, qui est le cerveau. Le cerveau est donc le centre où les actions des choses externes viennent aboutir, et il est en même temps le centre d’où partent les actions de l’âme sur les choses externes.

Ce n’est pas tout. On connaît ces deux lois qui ont pu être exagérées sans doute par l’école empirique et sensualiste, mais qui restent vraies dans leur généralité l’âme ne pense pas sans images, l’âme ne pense pas sans signes. Les images et les signes (qui eux-mêmes ne sont que des images) sont donc les conditions de l’exercice actuel de la pensée. En d’autres termes, il faut que les actions, quelles qu’elles soient, exercées sur le cerveau par les choses externes, s’y conservent d’une certaine manière pour réveiller dans l’âme les images sensibles sans lesquelles la pensée est impossible, d’où il suit que le cerveau n’est pas seulement l’organe central des sensations, le sensorium commune, il est l’organe de l’imagination et de la mémoire, auxiliaires indispensables de l’intelligence. On comprend donc que l’être humain, dans les conditions actuelles où il est placé, ne puisse pas penser sans cerveau. La pensée résulte du conflit qui s’établit entre les forces cérébrales dépositaires des actions extérieures et la force interne ou force pensante, principe d’unité, seul centre possible de la conscience individuelle. En ce sens, il n’est pas inexact de dire que la pensée est une résultante, car elle n’existe en acte qu’à la condition que le système cérébral auquel elle est liée soit dans un certain état d’équilibre et d’harmonie. Si l’organe des images et des signes est altéré ou bouleversé, la force pensante ne peut pas à elle toute seule exercer une fonction qui, selon les lois de la nature, exige le concours de forces subordonnées. On voit en quel sens le cerveau peut être appelé l’organe de la pensée.

Mais, s’il en est ainsi, le doute le plus grave vient envahir l’âme et la jeter dans un abîme de mélancolique rêverie. Si le cerveau est l’organe de l’imagination et de la mémoire, comme l’expérience semble bien l’indiquer, si l’âme ne peut penser sans signes et sans images, c’est-à-dire sans cerveau, qu’advient-il le jour où la mort, venant à dissoudre non-seulement les organes de la vie végétative, mais ceux de la vie de relation, de la sensibilité, de la volonté, de la mémoire, semble détruire ces conditions inévitables de toute conscience et de toute pensée ? Sans doute l’âme n’est pas détruite par là même, et elle conserve encore virtuellement la puissance de penser ; mais la pensée actuelle, mais la pensée individuelle, la pensée enfin accompagnée de conscience et de souvenir, cette pensée qui dit moi, celle-là seule qui constitue la personne humaine et à laquelle notre égoïsme s’attache, comme étant le seul être dont l’immortalité nous intéresse, que devient-elle à ce moment terrible et mystérieux où l’âme, en rompant les liens qui l’unissent à ses organes, semble en même temps rompre avec la vie d’ici-bas, en dépouiller à la fois les joies et les misères, les amours et les haines, les erreurs et les souvenirs, en un mot perdre toute individualité ? La science, disons-le, ne connaît pas de réponse à ces doutes et à ces questions, et là sera éternellement le point d’appui de la foi, car l’homme ne veut pas mourir tout entier ; peu lui importe même que son être métaphysique subsiste, s’il ne conserve, avec l’existence, le souvenir et l’amour. Disons seulement que, si les décrets de la justice divine exigent l’immortalité personnelle de l’âme, une telle immortalité n’a rien en soi de contradictoire, quoique nous ne puissions nous faire aucune idée des conditions selon lesquelles elle serait possible. L’embryon dans le sein de la mère ne sait rien des conditions d’existence auxquelles il sera un jour appelé, et il peut croire que l’heure de la naissance est pour lui l’heure de la mort. Pour nous aussi, la mort n’est peut-être qu’une naissance, et ce que nous croyons l’extinction de la pensée n’est peut-être que la délivrance de la pensée. Si vaste que soit notre science, elle ne peut avoir la prétention d’avoir sondé l’abîme du possible et d’en avoir atteint toutes les limites. Ce qui est n’est pas la mesure de ce qui peut être. La morale d’ailleurs vient ici au secours de la métaphysique : ce que celle-ci déclare simplement possible, l’autre le proclame comme nécessaire.


FIN.
  1. Le duc de Broglie, Œuvres, t. II.
  2. Voyez le Matérialisme contemporain, p. 129.
  3. Un physiologiste que nous avons déjà cité, M. Durand (de Gros), a donné une solution ingénieuse de la difficulté de Muller. Nous la reproduisons ici, laissant aux géomètres le soin de la discuter : « Supposons une sphère englobant une série d’autres sphères concentriques de plus en plus petites. Géométriquement parlant, il est certain qu’une telle série peut se prolonger à l’infini ; en d’autres termes, on conçoit parfaitement l’existence d’une sphère indéterminée surpassant en petitesse la plus petite sphère déterminée imaginable. » La question peut donc être réduite sans fin, mais ne saurait être détruite jamais. Il est donc quelque chose d’essentiellement central qui recule à mesure qu’on s’en approche davantage, et qui échappe à toute division, à toute mesure, à toute destruction. Tel est le point central de la sphère concentrique infinitésime. »

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    « Or, les divisions tracées sur la surface d’une sphère ne sont-elles pas déterminées par des séries de points et des angles centraux ? Et qu’est-ce que ces points ? Ce sont les extrémités périphériques des rayons. Mais les rayons ont aussi un bout central tous ont leur pied dans le centre de la sphère. Le centre de la sphère présente donc tous les points de la surface de la sphère. Les mêmes angles centraux qui divisent celle-ci le divisent aussi en pareil nombre de secteurs, lesquels, forcément, sont semblables à ceux de la sphère.
     Quiconque est un peu géomètre comprendra que dans le champ optique rétinal peut correspondre, ligne par ligne et point par point, à un champ optique sensorial exactement semblable, quoique celui-ci soit absolument inétendu.
     » L’âme peut être ainsi l’image du corps et de l’univers entier sans s’étendre au delà du périmètre d’un point mathéma tique. »
     Nous objectons à cette explication (en la supposant même géométriquement exacte) que le point mathématique est une conception tout idéale, tandis que l’âme est une substance réelle. Peut-on conclure de l’un à l’autre ?

  4. Bossuet, Connaissance de Dieu et de soi-même, chap. III, § XIII.