Le Cerveau et la Pensée (1867)/Chapitre 8

Germer Baillière (p. 149-160).


CHAPITRE VIII

LA MÉCANIQUE CÉRÉBRALE


Jusqu’ici, nous ne nous sommes occupé que des rapports extrinsèques de la pensée et du cerveau, En effet, que la masse, le poids absolu ou relatif, les lésions matérielles, les développements anormaux, puissent correspondre à un certain degré d’intelligence, ce sont là des relations tout empiriques qui ne disent rien à l’esprit, de simples rapports de coïncidence et de juxtaposition qui laissent parfaitement obscure la question des vrais rapports, des rapports intrinsèques et essentiels du cerveau et de la pensée. Prétendrait-on connaître la nature ou l’action d’une locomotive, parce qu’on saurait que, pour transporter une somme donnée de voyageurs, elle doit avoir tel poids déterminé, ou parce qu’on saurait encore qu’étant brisée, elle devient incapable de faire son service ? Non, sans doute ; le bon mécanicien est celui qui sait décomposer la machine, en démonter tous les ressorts, en démontrer les mouvements, et qui nous fait comprendre comment ces mouvements sont appropriés au genre d’action qu’elle doit produire. La vraie science du cerveau devrait donc comprendre, outre la description anatomique de cet organe, une analyse de ses opérations, et nous faire voir comment ces opérations sont liées au résultat final, qui est la pensée. Il est inutile de dire que cette partie de la science est non-seulement dans l’enfance, mais que même elle n’existe absolument pas.

Deux hypothèses célèbres ont été proposées pour expliquer les fonctions cérébrales, l’hypothèse des esprits animaux et l’hypothèse des fibres vibratoires. La première, qui date de l’antiquité, a été rendue célèbre par Descartes et par son école ; la seconde paraît avoir été introduite par le docteur Briggs, professeur d’anatomie de Newton. D’autres enfin, Newton lui-même, Hartley et Bonnet, ont combiné les deux hypothèses en substituant aux esprits animaux un fluide plus général, qui obtient chaque jour plus de crédit dans la science moderne, l’éther.

L’hypothèse des esprits animaux consistait à supposer que les nerfs sont de petits tubes creux, remplis d’une sorte de vapeur composée des parties les plus subtiles du sang et sécrétée par le cerveau : ce sont de petits corpuscules ronds qui, par leur extrême ténuité, échappent aux sens, et par leur extrême mobilité sont susceptibles des situations les plus variées. Descartes et Malebranche se servaient de ces corpuscules ou esprits pour expliquer non-seulement les mouvements musculaires, ce qui se comprendrait aisément, mais la mémoire, l’imagination, les passions. On a opposé à cette hypothèse qu’elle est démentie par l’observation, qui n’a jamais réussi à découvrir la structure tubulaire des nerfs. Cette objection n’est pas très-démonstrative, car, outre que beaucoup de savants physiologistes soutiennent aujourd’hui que les nerfs sont creux, cela importe assez médiocrement ; si l’on considère, en effet, les esprits animaux comme un fluide analogue aux fluides impondérables, ils n’auraient guère besoin, pour traverser les nerfs, d’un tube visible à nos sens, la lumière et la chaleur traversant des corps qui nous paraissent parfaitement pleins. Les esprits animaux, ressuscités de nos jours sous le nom de fluide nerveux, n’ont donc rien d’inadmissible. Quant à la théorie vibratoire, on a objecté que les fibres du cerveau, étant molles et humides, ne sont pas susceptibles de ce genre de mouvement, qui suppose une certaine tension. Cette objection est très-forte contre le système du docteur Briggs, qui supposait que les fibres cérébrales, semblables aux cordes d’un instrument, ont des vibrations différentes selon la longueur et le degré de tension ; mais si l’on suppose les fibres cérébrales divisées en parties infiniment petites, plongées dans un milieu élastique très-subtil, tel que l’éther, on peut concevoir que des vibrations. propagées par l’éther se communiquent à chacune de ces parties infinitésimales de la fibre cérébrale. Il n’y a rien là sans doute d’absolument impossible, et il n’est pas interdit de faire des recherches et des conjectures dans cette direction. Tout ce que l’on peut dire sur ces hypothèses, c’est qu’elles n’ont été ni réfutées ni établies, et qu’elles restent dans le domaine libre de la fantaisie et de la conjecture.

De toutes les facultés intellectuelles, celle dont on a le plus souvent tenté de donner une explication mécanique, parce qu’elle est en effet la plus automatique qui soit dans l’esprit humain, c’est la mémoire. C’est toujours elle que les péripatéticiens, les cartésiens, les matérialistes du dernier siècle, ont choisie pour en faire le sujet de leurs conjectures. Je me contenterai de signaler la plus récente qui, à ma connaissance, ait été proposée, c’est celle de M. Gratiolet, dans son livre souvent rappelé par nous dans ce volume, sur l’Anatomie comparée du système nerveux[1].

Il prend pour point de départ les expériences de M. Plateau, l’ingénieux physicien, sur les organes des sens. Ce savant était arrivé à cette conclusion : Lorsqu’un organe des sens est soumis à une excitation prolongée, il oppose une résistance qui croît avec la durée de cette excitation. Alors, s’il vient à être subitement soustrait à la cause excitante, il tend à regagner son état normal par une marche analogue à celle d’un ressort qui, écarté de sa forme d’équilibre, revient à cette forme par des oscillations décroissantes, en vertu desquelles il la dépasse alternativement en deux sens opposés… De là des phases dont les unes sont de la même nature que la sensation primitive et peuvent être appelées les phases positives, tandis que les unes sont de nature contraire et peuvent être appelées négatives. »

Or, suivant M. Gratiolet, ce qui se passe dans la rétine peut être à priori imaginé dans le cerveau. Supposons donc, pour plus de simplicité et par abstraction, une cellule nerveuse réduite à l’isolement. Supposons cette cellule modifiée par une première sensation ; lorsqu’elle reviendra à l’état de repos, elle ne sera pas absolument dans le même état qu’elle était primitivement ; il restera quelque chose de l’impression première et une tendance à la reproduire de nouveau. Supposons qu’une nouvelle impression se produise, la cellule est de nouveau excitée et modifiée ; mais cette modification portant sur une chose déjà modifiée, ne sera pas exactement la même qu’elle eût été si la cellule était absolument vierge. Dans la nouvelle modification il y aura quelque chose de la première, dans la troisième de la seconde, et ainsi de suite ; enfin, dans la modification dernière, la série entière des modifications antérieures sera, à certains égards, réalisée et vivante.

Jusqu’ici point de difficultés, et nous accorderons aisément tout ce qui précède au savant anatomiste qui ne fait ici qu’appliquer à une cellule nerveuse, ce que Leibniz disait de la monade, c’est que chacun de ses états représente tous les états antérieurs et en est comme le résumé, Mais il s’agit d’expliquer la mémoire ; allons plus loin.

Étant donnée une série d’états ou de modifications, chacune contenant quelque chose de la précédente, et la dernière les renfermant toutes, vient une nouvelle sensation. La cellule est ébranlée de nouveau. Cette sensation cesse ; sa cellule revient au repos et à l’équilibre ; mais comment y revient-elle ? Voilà la question. « Il semble impossible, dit Gratiolet, de décider comment s’accomplira ce passage de l’excitation au repos : à priori cependant il doit y avoir un ordre dans ce retour. Mais quel sera cet ordre ? Par quelle série d’états intermédiaires les centres nerveux élémentaires reviendront-ils à cet équilibre un instant perdu ? L’observation semble démontrer que cette tendance se manifeste par une suite d’oscillations, en raison desquelles la série entière des modifications antérieurement éprouvées est parcourue en deux sens alternativement opposés. « De même que dans les expériences de Plateau les états successifs d’un organe sensitif tendent au repos par une suite de phases alternatives, de même nous voyons l’esprit tendre à l’équilibre perdu par des mouvements oscillants entre le passé et le présent. La même explication sert à M. Gratiolet pour expliquer l’habitude et la mémoire ; l’habitude étant dans l’ordre des mouvements, ce que la mémoire est dans l’ordre des idées.

Je ne sais si je comprends bien l’hypothèse que je viens d’exposer, mais il me semble qu’elle représente d’une manière bien peu satisfaisante les phénomènes de la mémoire. Je ne puis retrouver dans ces phénomènes ces oscillations, ces alternatives, ces va-et-vient, ces deux sens différents, dont l’auteur nous parle et qui ramèneraient le mécanisme de la mémoire aux lois de l’élasticité. Je ne vois qu’un déroulement dans un sens donné et non pas en deux. Par exemple, si je récite la série des nombres, ou l’alphabet, si je repasse dans ma mémoire les notes de la gamme ou les couleurs du spectre, les phénomènes ne se déroulent dans mon imagination que dans un ordre unilatéral et sans aucune rétrogradation. Rien ne ressemble là à un ressort tendu qui, pour revenir à l’état d’équilibre, parcourt un va-et-vient de mouvements contraires. Ensuite il ne paraît pas du tout évident que lors que nous passons de l’excitation au repos, ce passage ne puisse se faire qu’en reparcourant toute la série des états antérieurs. Par exemple, un éclair ou un coup de tonnerre produira en moi un ébranlement très-vif qui, je l’accorde, ne cessera pas tout d’un coup, et je puis passer très-rapidement et à mon insu par des alternatives de bruit et de silence, de lumière et de nuit, avant de m’arrêter au silence complet et à la nuit complète ; mais il n’y a rien là qui m’oblige à repasser par une série de phénomènes antérieurs. Il semble même qu’il faut que l’organe soit déjà arrivé à l’état d’équilibre, pour devenir apte à repasser par la série des modifications antérieures. Ce n’est pas au moment même où le cerveau est encore ébranlé par une impression vive, que les souvenirs se déroulent avec précision.

On sait bien que, dans la mémoire ou dans l’habitude si étroitement liées, il y a une liaison d’états tels que, le premier étant donné, les autres suivent automatiquement, ce qui suppose évidemment une tendance à la reproduction des actes. Mais quelle est la cause de ce phénomène que nous ne rencontrons pas dans le monde inorganique[2] ? C’est ce que la physiologie ne peut nous apprendre, au moins jusqu’ici, et les expériences de M. Plateau ne nous paraissent jeter aucune lumière sur ce sujet. Au reste, lors même qu’on croirait expliqué physiologiquement le phénomène de la mémoire, on n’aurait pas encore atteint jusqu’à l’intelligence elle-même. Car qui ne sait la différence qu’il y a entre l’intelligence et la mémoire ? L’homme qui sait le plus de choses n’est pas celui qui les comprend le mieux. L’enfant retient avec une facilité étonnante ce qu’il est incapable de comprendre. Dans l’état de folie et même de démence, la mémoire automatique est quelquefois conservée avec une parfaite intégrité, comme le prouve le fait cité plus haut[3]. La liaison logique des idées est tout autre chose que la connexion constante des sensations ; autrement la science se confondrait avec la routine. Que l’on explique l’invention scientifique, les créations du poëte et de l’artiste, la spontanéité du génie, dans l’hypothèse où la pensée se réduirait à la mémoire. Le mécanisme de la mémoire n’expliquerait donc pas la pensée proprement dite. La physiologie elle-même, par l’organe de ses plus grands maîtres, n’hésite pas à reconnaître la profonde ignorance où nous sommes encore, où nous serons peut-être toujours, sur les fonctions cérébrales. « Les fonctions du cerveau, dit Cuvier, supposent l’influence mutuelle, à jamais incompréhensible, de la matière divisible et du moi indivisible, hiatus infranchissable dans le système de nos idées et pierre éternelle d’achoppement dans toutes les philosophies. Non-seulement nous ne comprenons pas et nous ne comprendrons jamais comment des traces quelconques imprimées dans notre cervelle peuvent être perçues de notre esprit ou y produire des images, mais, quelque délicates que soient nos recherches, ces traces ne se montrent en aucune façon à nos yeux, et nous ignorons entièrement quelle est leur nature. »

Le savant et profond physiologiste allemand Müller s’exprime en termes non moins significatifs. « Il est bien vrai, dit-il, que les changements organiques du cerveau font quelquefois disparaître la mémoire des faits qui se rapportent à certaines périodes ou à certaines classes de mots, tels que les substantifs, les adjectifs ; mais cette perte ne pourrait être expliquée au point de vue matériel qu’en admettant que les impressions se fixent d’une manière successive dans des portions stratifiées du cerveau, ce à quoi il n’est pas permis de s’arrêter un seul instant… La faculté de conserver ou de reproduire les images ou les idées des objets qui ont frappé les sens ne permet pas d’admettre que les séries d’idées soient fixées dans telles ou telles parties du cerveau, par exemple, dans les corpuscules ganglionnaires de la substance grise, car les idées accumulées dans l’âme s’unissent entre elles de manières très-variées, telles que les relations de succession, de simultanéité, d’analogie, de dissemblance, et ces relations varient à chaque instant. » Müller ajoute : « D’ailleurs, si l’on voulait attribuer la perception et la pensée aux corpuscules ganglionnaires et considérer le travail de l’esprit, — quand il s’élève des notions particulières aux notions générales, ou redescend de celles-ci à celle-là, comme l’effet d’une exaltation de la partie périphérique des corpuscules ganglionnaires relativement à celle de leurs parties centrales ou de leur noyau relativement à leur périphérie, si l’on prétendait que la réunion des conceptions en une pensée ou en un jugement qui exige à la fois l’idée de l’objet, celle des attributs et celle de la copule, dépend du conflit de ces corpuscules et d’une action des prolongements qui les unissent ensemble ; si l’on prétendait que l’association des idées dépend de l’action soit simultanée, soit successive, de ces corpuscules, on ne ferait que se perdre au milieu d’hypothèses vagues et dépourvues de tout fondement[4]. »

De tout ce qui précède, je ne crois pas qu’il soit bien téméraire de conclure que nous ne savons rien, absolument rien, des opérations du cerveau, rien des phénomènes dont il est le théâtre lorsque la pensée se produit dans l’esprit. Nous savons encore moins à quel état particulier du cerveau correspond chaque état de l’esprit. Quelle différence y a-t-il physiologiquement entre un souvenir et une métaphore, entre l’espérance et le désir, entre l’amour et la haine, l’égoïsme et le désintéressement ? La physiologie n’a aucune réponse à ces diverses questions ; et sans vouloir rien préjuger de l’avenir, on peut croire qu’elle sera longtemps condamnée au même silence.

  1. Voyez t. II, 3e partie, chap. 1, § 2.
  2. Voyez sur cette question de l’habitude, si intimement liée à celle de la mémoire, le profond écrit de M. Ravaillon sur l’Habitude. Paris, 1838.
  3. Voyez p. 139, 140.
  4. Müller, Physiologie, t. II, liv. VI, sect. 1, ch. 11, trad. franç., p. 493.