Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre VII


VII

Comment Florence entend les affaires des autres. Suite des malheurs de M. Bauman


Florence, quand elle fut recoiffée et eut passé légèrement sur ses joues sa houppe à poudre de riz, vint à un secrétaire en bois précieux. Elle ouvrit un tiroir, se munit de plusieurs cahiers de papier blanc, reprit sur la table le paquet de documents qu’elle y avait posé et passa dans un petit bureau contigu à son boudoir, dont le séparait seulement une draperie mobile.

Là, Florence s’assit à une table sur laquelle se trouvait une machine à écrire. Elle nota au crayon le brouillon d’une lettre et se mit avec activité à en faire de nombreuses copies à la machine.

À ce moment Mary, la gouvernante, qui, après être restée quelque temps songeuse sous le péristyle de Blanc-Castel, était enfin rentrée à son tour dans la maison, tourna le bouton de la porte et entra familièrement chez celle qu’elle considérait un peu comme sa fille.

Elle entendit le bruit de la machine et, surprise, allant à la porte qui communiquait avec le petit bureau, en souleva la draperie et vit la jeune fille au travail.

Florence tourna la tête, réprima un mouvement de contrariété et, se levant vivement, s’approcha de sa gouvernante.

— En voilà une curieuse, lui dit-elle d’un ton enjoué où Mary crut remarquer un léger embarras, — mais vous voyez, je travaille, j’ai beaucoup à faire… une foule de lettres en retard… Et… Il faut me laisser seule, ma bonne Mary pour que j’ai le temps de finir.

Tout en parlant, elle avait jeté affectueusement son bras autour des épaules de la vieille gouvernante qu’elle conduisit doucement jusqu’à la porte. Quand Mary fut sortie, Florence donna un tour de clé et se remit au travail avec ardeur.

Mary, surprise, attristée et plus encore peut-être inquiète de la façon inhabituelle dont l’avait éconduite la jeune fille, généralement si franche et si confiante envers elle, descendit l’escalier, le visage assombri.

Dans le grand vestibule elle s’arrêta, toujours préoccupée par les allures singulières de Florence. Des journaux traînaient sur une table. Mary, machinalement, en prit un, le déplia. C’était un journal de l’avant-veille, et elle allait le rejeter quand, tout à coup, elle tressaillit profondément, comme secouée par une commotion violente.

L’entrefilet suivant avait frappé ses yeux :

Le fameux déséquilibré Barden, dit « Jim-Cercle Rouge », tue son fils et se suicide

« Le docteur légiste Max Lamar, qui a étudié à fond le cas des Barden, et auquel nous avons demandé son avis autorisé, estime qu’il serait indispensable d’isoler complètement, pour les empêcher de nuire, les derniers descendants de cette race de redoutables déséquilibrés, si, par hasard, il en existait encore… »

Une porte s’ouvrit. Mme Travis, sans s’arrêter, traversa le vestibule. Mary cacha précipitamment le journal et, se détournant, feignit de mettre de l’ordre sur la table. Ses mains tremblaient et une émotion bouleversait ses traits.

Bientôt, elle prêta l’oreille au bruit d’un pas qui descendait l’escalier et elle courut se dissimuler derrière un immense vase d’où s’élançaient et retombaient, enchevêtrés, les bras tentaculaires d’une plante échevelée.

Florence sortait, un volumineux paquet de lettres à la main. La vieille gouvernante, de loin, la suivit en se cachant. Elle vit la jeune fille traverser le jardin, franchir la grille et gagner le coin de la prochaine rue où se trouvait une boîte aux lettres. Florence, d’un geste satisfait, y jeta son courrier, revint sur ses pas, joyeuse. Elle rentra dans la maison et remonta vers sa chambre.

Quand la porte se fut refermée, Mary, sur la pointe des pieds, gravit à son tour l’escalier.

Devant la porte de Florence, elle s’arrêta, si émue qu’elle craignit que la jeune fille n’entendit battre son cœur dans le silence de la maison muette. Un moment, elle hésita, le visage contracté par la répulsion que lui inspirait ce qu’elle allait faire, mais les inquiétudes de son affection pour l’enfant qu’elle avait vu naître, qu’elle avait élevée, qu’elle n’avait jamais quittée, furent plus fortes que les répugnances de sa délicatesse, Elle se baissa et, à travers le trou de la serrure, épia la jeune fille dans sa chambre.

Elle vit Florence de profil, assise dans un fauteuil devant la vaste cheminée.

Florence tenait dans ses mains une liasse de papiers dont Mary ne put distinguer la nature. Elle les froissa l’un après l’autre, les réunit en une boule énorme, avec une allumette y mit le feu, et les jeta dans l’âtre où elle les regarda brûler avec ce même sourire satisfait qu’elle avait, quelques minutes avant, en expédiant ses lettres.

Le lendemain matin, dès que Florence fut descendue pour déjeuner en compagnie de Mme  Travis, la vieille gouvernante s’empressa d’entrer dans l’appartement de la jeune fille. Des fleurs, qu’elle apportait pour en garnir les vases, serviraient de prétexte à sa présence, si Florence survenait.

Dès qu’elle fut chez la jeune fille, Mary ferma la porte avec soin et s’approcha de la cheminée. Le vent de sa robe fit voleter dans l’âtre les vestiges consumés des papiers mystérieux que Florence, la veille au soir, y avait brûlés.

Mary se pencha vers les cendres froides et, soudain, eut une faible exclamation. Parmi les débris noirs et légers, elle avait distingué une tache blanche. C’était une feuille roussie, en partie consumée, mais dont, le feu avait épargné plus de la moitié. Des lignes d’écriture la couvraient. Mary put déchiffrer ce qui suit :

   « Au 19 juin prochain, j
sieur Karl Bauman dix dollars,
acompte sur mon emprunt de cent
lars (100), plus les intérêts au
10 % par semaine. Total : vingt
(20).

 » John Peterson. »

Surprise, déçue, ne trouvant aucun intérêt à ce vestige, qui ne pouvait en rien, estimait-elle, toucher de près ou de loin à Florence, Mary le rejeta dans l’âtre. Elle se sentait rassurée et rassérénée, ses préoccupations et ses craintes, lui parurent chimériques, elle disposa les fleurs dans deux vases posés sur la coiffeuse et descendit.

Dans le vaste vestibule, dont la large porte s’ouvrait sur le parc frais et parfumé, Florence et Mme  Travis, assises côte à côte, causaient affectueusement. La jeune fille, exquise dans un kimono blanc à grandes fleurs brochées, racontait à sa mère une histoire qui la faisait rire elle-même avec un abandon d’enfant.

Yama, le domestique japonais, entra. Il apportait, sur un plateau, le courrier.

Mme Travis prit un journal et le déplia, pendant que sa fille parcourait les lettres qui étaient pour elle, invitations ou réponses de fournisseurs.

Tout à coup, Mme Travis poussa une exclamation.

— Flossie, mon enfant, lis donc ce fait divers ! C’est vraiment la chose la plus extraordinaire !…

Florence prit le journal, jeta les yeux sur l’entrefilet que lui indiquait sa mère et lut tout haut, sans que la plus faible nuance d’émotion modifiât le timbre limpide de sa voix :

« Une voleuse en voile noir

» M.  Karl Bauman, l’agent d’affaires bien connu, vient d’être victime d’un vol, accompli d’une façon aussi audacieuse que mystérieuse. Une inconnue, entièrement voilée de noir, s’est introduite chez lui et lui a dérobé une forte liasse de reconnaissances de prêts. La voleuse, ensuite, à l’aide d’un stratagème habile, a pu emprunter, pour s’enfuir, la propre auto de sa victime et a disparu sans laisser de traces. M.  Randolph Allen, chef de police, poursuit lui-même l’enquête. »

— Oui, c’est vraiment curieux, dit tranquillement la jeune fille, en reposant le journal.

Ni elle ni sa mère ne prirent garde à Mary, qui descendait au moment où Florence avait commencé à lire. La vieille gouvernante s’était arrêtée en haut de l’escalier, et, sans se montrer, avait écouté.

Quand Florence eut achevé, Mary, très pâle, regagna sans bruit le palier, entra dans la chambre de Florence, et, parmi les cendres de la cheminée, ramassa le papier à demi brûlé qu’elle y avait rejeté, le trouvant sans intérêt.

Elle le relut, réfléchit un moment et dissimula le document dans son corsage. En hâte, elle gagna la chambre qu’elle occupait, mit rapidement son chapeau et son manteau, et, par une porte de derrière, sortit de la maison.

Un quart d’heure après, Mary entrait chez M.  Bauman.

Depuis la veille, dans la banque Bauman, régnaient la méfiance et la consternation.

M.  Bauman avait la cordialité d’un chat-tigre. Les employés, tels des conspirateurs, ne parlaient qu’à voix basse et regardaient derrière toutes les portes et sous tous les meubles, comme s’ils avaient pensé pouvoir y opérer une capture importante. Larkin, le garçon de bureau, assumait les allures d’un trappeur sur le sentier de la guerre et dévisageait les visiteurs, comme avec l’intention de les attacher au poteau de torture pour les contraindre à entrer dans la voie des aveux.

Mary dut parlementer avec lui pendant dix minutes pour réussir à se faire admettre dans le salon d’attente, où plusieurs personnes, appartenant à la classe populaire, se trouvaient déjà.

Il y eut un coup de sonnette rageur, provenant du cabinet de M.  Bauman.

Larkin se précipita et revint, appelant Joe Brown.

Répondant à ce nom, s’avança un garçon en bras de chemise de vingt-sept à vingt-huit ans, à l’air franc, brusque et déluré. Il entra dans le cabinet de M.  Bauman dont, soit par inadvertance, soit intentionnellement, il laissa la porte entre-bâillée, en sorte que, du salon, on put entièrement suivre la conversation qui s’engagea.

— Bonjour, Bauman ! dit, d’une voix forte, Joe Brown en entrant.

M.  Bauman sursauta. Il n’avait pas l’habitude d’entendre ses victimes lui parler sur ce ton.

— Hein ? Que signifie ? Est-ce que vous êtes ivre ? s’exclama-t-il, menaçant.

— Pas du tout, dit Brown imperturbable. J’ai l’intention de l’être ce soir à cause de mon contentement, mais, pour le moment, je ne le suis pas. Lisez ceci, Bauman. Cela vient de m’arriver par la poste.

M.  Bauman lui arracha des mains une lettre écrite à la machine et lut :

« Monsieur Joe Brown,

» Les reconnaissances à intérêts usuraires que vous avez souscrites à Karl Bauman ont été complètement détruites. Je vous en donne quittance. Vous ne lui devez plus rien.

 » Un ami des opprimés. »

— C’est faux !… C’est un mensonge !… bégaya M.  Bauman, livide de rage.

— C’est cette voleuse d’hier, dit tranquillement Brown. Il y a du bon monde, tout de même. J’ai vu l’histoire dans les journaux. Vous m’aviez prêté quatre-vingts dollars. Je vous en ai rendu déjà cent vingt-cinq, alors, on est plus que quittes. À ne pas vous revoir, Bauman. Vous êtes une vieille canaille, j’ai plaisir à vous le dire.

Il s’en alla. Un autre débiteur lui succéda : un vieillard humble et poli, qui, avec un air d’excuse, dissimulant sa joie, présenta une lettre analogue à celle de Brown.

M.  Bauman lut :

« Monsieur Job Peterson,

» Les reconnaissances à intérêts usuraires que vous avez souscrites à Karl Bauman… »

M.  Bauman n’acheva pas. Il sentait qu’il perdait la raison. Son toupet dansait sur sa tête. Il grimaçait, et bégayait. Il jeta dehors le vieux Peterson et se rua lui-même dans le salon d’attente.

— Allez-vous-en ! hurla-t-il à ceux qui l’attendaient, et qui, tous, étaient ostensiblement porteurs de la lettre libératrice. Allez-vous-en avec vos damnées lettres, voleurs que vous êtes ! On m’y reprendra à vous obliger ! Mais ça ne se passera pas comme ça ! On verra ! On verra ! Larkin, mettez-les dehors !

Larkin obéit, et Mary dut, avec les autres, quitter la banque.

— J’en deviendrai fou ! j’en deviendrai fou ! gémit M.  Bauman. Et il prit son chapeau pour se précipiter à la station centrale de police afin de mettre au courant de ses nouveaux malheurs Randolph Allen et Max Lamar, avec qui il avait, la veille, pris rendez-vous.

Quand elle rentra à Blanc-Castel, Mary monta droit à la chambre de Florence, qui achevait de s’habiller pour sortir.

La veille gouvernante, sans mot dire, tendit à la jeune fille la reconnaissance à demi brûlée et signée Peterson, qu’elle avait trouvée dans les cendres.

La jeune fille prit le papier, le regarda, tressaillit, parut interdite et jeta la reconnaissance dans une grande potiche japonaise, placée sur la cheminée. Alors, Florence, un peu pâle, se retourna vers Mary, qu’elle regarda en face.

— Je viens de chez cet usurier qui a été… qui a été… qui a été volé, dit la gouvernante d’une voix sourde. Je voulais le voir, obtenir de lui quelques détails, apprendre ce qu’il y avait à redouter… Je ne sais pas… Flossie, mon enfant, pourquoi avez-vous fait cela ?… Pourquoi ?

Mary se laissa tomber sur un fauteuil et cacha sa tête dans ses mains. Florence s’approcha d’elle, s’agenouilla, et, tendrement, passa ses bras autour du cou de la pauvre femme.

— Mary, ma bonne Mary, ne pleurez pas… Voyons, trouvez-vous vraiment que j’aie fait mal ?… Oui, c’est moi qui ai volé Karl Bauman… C’est moi… ou plutôt non, ce n’est pas la Florence que vous connaissiez, votre petite Flossie… C’est une autre femme, énergique, décidée, active et habile, une femme sans scrupules, sans le moindre scrupule, qui est devenue moi-même.

— Mon enfant, que voulez-vous dire ? demanda Mary avec épouvante.

— Je ne peux pas m’expliquer…

Florence, les yeux fixes, semblait s’interroger elle-même :

— J’avais, par ma femme de chambre, entendu parler de ce pauvre Peterson, un brave homme chargé de famille, qui ne pouvait arriver à se libérer des griffes d’un usurier que je connaissais de nom. Alors, l’idée m’était venue de lui porter secours, de le délivrer, lui et aussi tous les autres pauvres gens que ce misérable de Bauman dépouille, pressure et ruine impitoyablement. Et j’ai pensé à m’emparer des reconnaissances… Ce n’était pas un projet, vous comprenez, Mary, c’était une de ces idées chimériques auxquelles on songe, sachant bien qu’on ne les accomplira jamais… Et puis, soudain, hier, je l’ai accomplie. Une volonté différente de ma volonté habituelle m’a saisie, m’a poussée à agir… J’ai mis mon manteau noir doublé de blanc, un voile noir très épais. Je suis allée chez Bauman, sans avoir de plan bien arrêté, me fiant à l’inspiration du moment. Mais si vous saviez, Mary, comme je me sentais forte, lucide, adroite, résolue… Je n’ai pas eu peur une minute. Il me semblait qu’alors seulement j’étais moi-même. Bauman n’était pas là. Je l’avais vu dans la rue. Je me suis introduite dans son bureau, mais il n’y avait aucun papier. Bauman est rentré. Je m’étais cachée dans l’embrasure d’une fenêtre. Il a ouvert une cachette à secret, une armoire blindée, grande comme une petite chambre, il en a retiré un paquet de papiers, précisément, ceux dont je voulais m’emparer. Il les a posés sur sa table et il est rentré dans l’armoire blindée. Alors, je suis sortie des rideaux. Doucement, j’ai fermé sur lui la porte à secret. J’ai brouillé la combinaison et je me suis emparé des papiers.

— Mais cet homme pouvait être asphyxié, dit Mary, terrifiée par le calme de la jeune fille. Il a failli mourir.

— C’est vrai, murmura Florence. Je n’y ai pas pensé. Du reste, cela ne m’aurait pas arrêtée… Je ne pensais à rien autre qu’à m’en aller sans encombre… C’est alors que j’ai eu l’idée de prendre une des cartes de Karl Bauman pour écrire dessus en imitant son écriture, que j’avais sous les yeux, un ordre à son chauffeur de me conduire où je voudrais. Pendant une heure, je me suis fait promener par la ville pour dépister les recherches… Je vous assure, je pensais à tout. Et je me trouvais si à mon aise, au milieu de tout cela.

— Et vous avez volé, vous avez fait un faux, vous avez failli tuer un homme, murmura la gouvernante… Vous, Florence, vous avez fait cela ?…

— Moi… ou une autre, dit la jeune fille, en secouant la tête. Je vous ai dit que je n’étais plus la même. Du reste, tuer un homme comme Bauman ne me semblait pas du tout un crime, acheva-t-elle avec sang-froid.

Il y eut un silence. Florence reprit :

— L’auto m’a arrêtée au parc. Vers la fin, j’avais vu qu’une voiture nous suivait. Je suis descendue. Je me suis cachée dans un massif, j’ai jeté mon voile noir. J’ai plié mon manteau du côté blanc et je suis rentrée ici. Au parc, quelques minutes après m’être transformée, j’ai rencontré le docteur Lamar…

La jeune fille s’arrêta une seconde, et, plus bas, comme malgré elle :

— Il a regardé ma main…

— Votre main ? Qu’y a-t-il sur votre main ? cria Mary, en se dressant, frémissante.

— Il y a… Mais, à ce moment-là, cela n’y était pas, murmura, dans un souffle, Florence, tremblante. Il y a sur ma main…

» Tenez, tenez, regardez ! cria-t-elle soudain, voici que cela revient. Là, là, sur ma main droite !… Cette marque circulaire, qui monte, qui se fonce, qui devient rouge écarlate…

La gouvernante, livide d’horreur, ne pouvait parler.

— Le Cercle Rouge, murmura-t-elle enfin. Que Dieu nous protège !

— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? dit Florence, haletante. Cela m’est venu pour la première fois après qu’à l’asile, j’avais été voir cet homme qui s’est tué… Depuis, c’est revenu plusieurs fois…

» Mary, cria-t-elle éperdue, vous savez ce que c’est ? Vous le savez ? Dites-le-moi ! Qu’est-ce que c’est ?

Mais la vieille gouvernante, accablée, secoua la tête négativement.

Elle se leva et sortit lentement de la chambre, où Florence regardait de ses yeux dilatés, sur sa main droite, le stigmate mystérieux, qui, maintenant, décroissait peu à peu.


fin du deuxième épisode