Le Centurion/62
V
DERNIER ACTE DE PILATUS
On se souvient de cette opinion du gouverneur romain : que la question messianique recevrait dans la mort de Jésus de Nazareth sa solution brutale et définitive. Il était bien sûr alors que toute l’agitation soulevée par le prophète de Galilée cesserait absolument, dès qu’il serait mort.
Cependant les regards que Jésus avait jetés sur lui pendant le procès, son attitude souverainement noble et digne, ses rares paroles et sa sérénité en face de la haine sacerdotale et de l’émeute populaire, l’avaient profondément troublé ; et c’était pour trouver un peu de calme qu’il était allé à Cesarée.
Or, à peine y était-il arrivé que des messagers accouraient de Jérusalem lui apporter cette étrange nouvelle : que Jésus était sorti de son tombeau, et qu’une nouvelle lutte était imminente entre les princes des prêtres et les disciples du crucifié, ou le crucifié lui-même qu’on disait ressuscité !
La mort n’avait donc pas résolu définitivement la question messianique ? Depuis quand la mort se laissait-elle vaincre ainsi ? Et si Jésus était vraiment ressuscité, que s’ensuivrait-il ? Ce serait bien une solution de la question messianique, mais toute différente de celle que lui, Pilatus, avait prédite. Ce serait le triomphe définitif de Jésus de Nazareth.
Mais un renversement de toutes les lois de la nature et de l’histoire n’était pas possible. Non. Et donc, parmi les divers messages apportés de Jérusalem, celui des prêtres était le seul vraisemblable : c’était les disciples qui avaient enlevé le corps de leur Maître, pendant que les gardes dormaient.
Il était bien étrange pourtant que ces soldats, qui étaient nombreux, se fussent tous endormis au mépris de la discipline, et que pas un d’eux n’eût été réveillé par le bruit qu’avaient dû faire les disciples pour ouvrir le sépulcre et transporter le corps ailleurs. Et ce corps ? Qu’en avaient-ils fait ? Ne pourrait-on pas le trouver ?
Évidemment, si les soldats dormaient, ils n’ont pas vu enlever le corps ; et leur témoignage ne prouvera que leur sommeil. Mais, disent les prêtres, il y a présomption que ce sont les disciples qui ont enlevé le cadavre, parce qu’ils avaient seuls intérêt à le faire, pour répandre le bruit que leur Maître était ressuscité.
C’est vrai. Et cependant, ce serait un mensonge bien stupide, et auquel personne n’ajouterait foi. Une résurrection ne peut se prouver qu’en montrant le ressuscité vivant ; et tous ceux à qui les disciples diront que leur Maître est ressuscité, leur répondront : Montrez-le-nous. S’il est vivant, vous avez dû le voir. Où ? Quand ? Et à combien de personnes s’est-il montré ? Que fait-il ? Et que prétend-il faire de cette vie qu’il a reconquise sur la mort ?
Et ce mensonge absurde, à quoi servirait-il aux disciples ? Pourquoi s’exposeraient-ils à la persécution et à la mort que leur Maître a subies ? Quelle victoire pourraient-ils attendre dans une lutte où leur Maître si puissant a été vaincu ? Seraient-ils prêts d’ailleurs à mourir pour affirmer leur mensonge ? Évidemment non, à moins qu’ils ne soient des hallucinés.
La perplexité de Pilatus était donc grande. Mais, en tout cas, sa présence à Jérusalem était rigoureusement nécessaire, non seulement pour empêcher tout désordre, mais pour s’enquérir exactement de ce qui s’était passé.
Il y avait eu manquement à la discipline, violation de sépulture et enlèvement de cadavre : ces offenses ne devaient pas rester impunies.
Il appela Caïus, et lui dit : Préparez une escorte ; nous repartons pour Jérusalem.
— Mais, nous en arrivons, gouverneur ; et je croyais que vous vouliez prendre au moins quelques jours de repos ?
— J’en aurais vraiment besoin. Mais il se passe à Jérusalem des choses fort étranges. Il paraît que nous n’en avons pas fini avec Jésus de Nazareth. Son sépulcre a été violé, et son corps enlevé par ses disciples : c’est du moins ce que prétendent les princes des prêtres. Mais les disciples soutiennent que leur maître est ressuscité.
— Vous savez, gouverneur, qu’il l’avait prédit ?
— Non, je l’ignore. Mais il importe peu. Vous ne croyez pas à cette résurrection, je présume.
— J’y crois.
— C’est inoui ! dit Pilatus, sur un ton irrité. S’il est permis aux morts de sortir de leurs tombeaux, la terre va devenir inhabitable.
— Ce danger n’est pas grand. Car les morts n’abuseraient pas de la permission, si vous la leur donniez. Mais Jésus de Nazareth avait l’habitude de faire beaucoup de choses sans permission.
— Caïus n’attendit pas la réplique de Pilatus, et s’en alla préparer l’escorte.
À peine Pilatus était-il rentré dans son palais de la tour Antonia, que Caïphe et son beau-frère, Eléazar, fils aîné d’Anne, sollicitèrent une audience. Il les reçut sous un portique.
Après les salutations d’usage, Pilatus leur dit : Votre message m’est arrivé à Césarée, et vous voyez que je n’ai pas tardé à revenir. Car je comprends que les violateurs de sépulture et les voleurs de cadavre doivent être sévèrement punis, de même que les sentinelles qui dorment au lieu de veiller.
— Permettez-moi, gouverneur, dit Caïphe d’un ton doucereux, de vous faire remarquer que les soldats qui gardaient le tombeau ne sont pas romains mais juifs : ce sont nos gardes du Temple.
— Et alors ?
— Alors, c’est à nous de les punir, si nous le jugeons à propos.
— Les délinquants juifs sont soumis à mon autorité comme les romains. Car je représente César, et ils sont des sujets de César.
— Je ne conteste pas, gouverneur, votre autorité sur les juifs, ni votre droit de les punir pour tous les crimes et délits de droit commun ; mais il s’agit ici d’une légère offense contre la discipline par des gardes qui sont nôtres, qui relèvent de notre autorité. C’est par notre ordre qu’ils sont allés garder le tombeau, et c’est à nous qu’ils doivent rendre compte de l’accomplissement de leur devoir.
Pilatus n’était pas convaincu ; mais il prit peur devant ce nouveau conflit avec le sacerdoce, et il dit :
— Vous voulez donc que je recherche et punisse les offenses commises par les disciples du Nazaréen seulement ?
— Non, gouverneur ; malgré la gravité de leur offense, nous ne réclamons contre eux ni condamnation, ni châtiment. Ce sont de pauvres ignorants que leur Maître a fanatisés, et qui méritent la pitié.
— Mais alors, reprit Pilatus tout étonné, que venez-vous me demander ?
— Nous venons vous demander de ne rien faire qui puisse renouveler ou prolonger cette agitation messianique dont nous avons tous souffert. Laissons faire le silence et l’oubli sur ces événements qui ont trop profondément troublé le peuple. Il était nécessaire que Jésus de Nazareth mourût ; mais il n’est pas du tout nécessaire que nous sachions ce que son cadavre est devenu.
Un long silence suivit. Pilatus ne reconnaissait plus les sanhédrites haineux et vindicatifs des jours précédents ; et il se demandait quelle pouvait bien être la raison de cette nouvelle orientation de la politique sacerdotale.
Enfin il déclara à ses visiteurs qu’il tiendrait compte de leur avis dans la décision qu’il allait prendre ; et tous deux se retirèrent.
Dès le lendemain, il recueillit bien des renseignements sur le grand événement. Camilla lui raconta tout ce qu’elle avait appris de Myriam, de Nicodème, et d’autres sources. De son côté, Caïus, très désireux de tout connaître, avait vu les disciples ; il avait cru à leurs récits, et il les avait rapportés à Pilatus. Enfin, Nicodème avait interrogé les gardes qui avaient mis en circulation la fable de leur sommeil auprès du tombeau, et plusieurs lui avaient confidentiellement raconté comment les prêtres les avaient soudoyés. Deux d’entre eux furent secrètement amenés par Caïus et Nicodème devant le gouverneur, et ils déclarèrent, sur sa promesse formelle de les protéger contre les prêtres, qu’ils ne s’étaient pas endormis, mais qu’ils avaient été renversés par un tremblement de terre, et frappés d’épouvante à la vue d’un personnage dont le vêtement resplendissait comme la neige, et dont le visage brillait comme l’éclair.
— Qui était-ce ? demanda Pilatus.
— Nous n’en savons rien, dirent les deux gardes ; mais nous le vîmes renverser la pierre du sépulcre, et s’asseoir dessus. Alors nous prîmes la fuite, et nous allâmes raconter aux prêtres du Temple ce qui s’était passé.
— Que vous ont-ils dit ?
Ils nous ont donné une forte somme d’argent, et fait promettre de déclarer que nous nous étions endormis, et que les disciples du prophète avaient enlevé son corps.
— Mais ne saviez-vous pas que vous confessiez par là même avoir commis une grave infraction à la discipline ?
— Oui, mais ils ont ajouté : « Si le gouverneur vient à savoir quelque chose, nous le gagnerons, et nous vous mettrons à l’abri de toute peine. »
— Les misérables ! murmura le gouverneur. Et quand il se retrouva seul, Pilatus se dit à lui-même : Je comprends maintenant leur faux calme, et leur feinte bienveillance. Ils sont de vils suborneurs de témoins, et c’est contre eux que je devrais sévir. Ils ont peur maintenant que leur fraude ne soit divulguée. Ah ! si je ne redoutais pas la délation et la dénonciation à Rome ! Si mes pouvoirs étaient plus étendus, et me couvraient d’une immunité plus large…
Mais à quoi bon me créer de nouveaux embarras ? Tout considéré, il vaut mieux fermer les yeux et laisser faire.
Seulement, j’adresserai à César Tiberius un rapport circonstancié de tout ce qui s’est passé au sujet de Jésus de Nazareth, et de tout ce que j’ai fait pour empêcher l’agitation et les troubles populaires dans cette colonie. C’est mon devoir de rendre compte à l’empereur non seulement de mon administration, mais de tous les événements qui ont quelque importance.
Effectivement, Pilatus fit ce rapport à Tiberius ; et, quoiqu’il ne crût pas à la divinité de Jésus, il fit connaître à son empereur ce qu’on lui avait raconté des merveilles accomplies par lui. Il résuma le procès du Prophète, et il justifia de son mieux la condamnation qu’il avait prononcée contre lui, dans l’intérêt de la paix, pour concilier le sacerdoce, et pour éviter toute cause de rébellion contre l’autorité de Rome. Enfin il relata les derniers événements accomplis à Jérusalem, et il constata que Jésus de Nazareth avait laissé de nombreux disciples, qui étaient fermement convaincus que leur Maître était ressuscité d’entre les morts.
Ce rapport produisit sur Tiberius un tel effet qu’il eut quelque velléité de placer Jésus de Nazareth au rang des autres dieux de l’empire.