L'Action sociale (p. 357-376).

VIII

DEVANT PILATUS


Pilatus était un chevalier romain. Il avait l’orgueil de sa caste, et la violence de sa race.

Il n’avait aucune antipathie contre Jésus ; et la haine des Juifs contre le jeune prophète le lui rendait plutôt sympathique.

Car il détestait les Juifs, et s’il avait cru pouvoir obtenir l’approbation de Rome, il les aurait volontiers tyrannisés.

Mais à trois reprises il avait déjà tenté de leur rendre le joug plus lourd, et de les gouverner avec une verge de fer, et Rome l’avait désapprouvé.

Cela l’avait rendu non seulement plus prudent, mais faible et craintif. Les mouvements populaires des Juifs lui inspiraient une véritable terreur. Car il était de son devoir de les réprimer pour ne pas démériter de César ; et en les réprimant, il faisait des mécontents qui se hâtaient de le dénoncer à Rome, et de demander son rappel.

Or les aspirants au poste qu’il occupait ne manquaient pas à Rome, et il connaissait, pour les avoir pratiquées lui-même, toutes les intrigues et les manœuvres mises au service de l’ambition.

Malgré son mépris pour les Juifs, il avait donc peur de les irriter, parce qu’il craignait leurs délations.

Une des vastes chambres de la tour Antonia servait de salle d’audience ; et c’est dans cette salle que Jésus fut traduit devant Pilatus.

Les Juifs n’y pouvaient pénétrer ; car ils considéraient comme une souillure le fait d’entrer dans la maison d’un païen.

Jésus parut donc seul, entre deux gardes du palais, devant le gouverneur assis sur une espèce de trône symbolisant l’autorité romaine.

Il y avait longtemps que Pilatus entendait parler de Jésus ; mais il ne l’avait jamais vu. Il le considéra avec attention, et fut frappé de la noblesse, de la distinction et de la beauté de sa physionomie. Tout respirait en lui la dignité et le calme de la conscience.

Jésus jeta sur le gouverneur un long regard inquisiteur, mais serein. Puis il baissa les yeux et parut méditer.

Devant cet accusé déjà chargé de chaînes, et dont la noble contenance manifestait la supériorité, Pilatus se sentit pris de pitié.

Il se leva et s’avança sous le portique au pied duquel les Sanhédrites s’étaient groupés en avant de la foule.

— Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? demanda-t-il à haute voix.

Caïphe parlant au nom du Sanhédrin répondit avec hauteur :

— Si ce n’était pas un malfaiteur, nous ne vous l’aurions pas livré.

Cela voulait dire : vous n’avez pas à vous enquérir de l’offense que cet homme a commise. Nous l’avons, nous, jugé coupable, et, tout ce que nous vous demandons, c’est de ratifier la sentence et de faire exécuter la peine capitale.

C’était rabaisser singulièrement l’autorité du gouverneur, et lui faire jouer le rôle d’un exécuteur des hautes œuvres, et non d’un juge.

Ce n’était pas ainsi que Pilatus, qui avait des connaissances de droit romain, entendait administrer la justice. Il prétendait bien ne condamner personne sans s’enquérir de l’offense, et sans entendre l’accusé.

Mais si les Juifs voulaient procéder autrement, il leur refuserait tout simplement son ministère.

Prenant à son tour un ton hautain, il leur dit donc :

— Eh ! bien, alors emmenez-le, jugez-le, et mettez à exécution vos propres lois.

Cette réplique par laquelle Pilatus se dessaississait de la cause de Jésus était à la fois ironique et habile. Elle déjouait le complot homicide des Sanhédrites, et sauvait Jésus de la mort. Car tout ce que leurs lois leur permettaient depuis la conquête, c’était de faire fouetter Jésus pour son prétendu blasphème.

Or ce qu’ils avaient comploté, et ce qu’ils voulaient obtenir à tout prix, c’était sa mort, et le gouverneur seul pouvait ratifier et faire exécuter la sentence capitale.

Alors Caïphe paya d’audace, et dévoila sans plus de feinte le dessein de la Synagogue :

—Nos lois ? Mais, vous savez bien que nous n’avons plus le pouvoir de faire mourir personne, et nous voulons que celui-ci meure.

Caïphe avait déjà dit quelques jours auparavant, sans soupçonner toute la vérité de sa parole : « Il faut que cet homme meure pour le salut du peuple ». Et tous les Sanhédrites savaient que le supplice de la croix était celui qu’infligeait la loi romaine.

Étrange aveuglement de ces hommes qui connaissaient les prophéties, qui refusaient d’en voir l’accomplissement en Jésus, et qui les accomplissaient eux-mêmes à la lettre, sans s’en apercevoir.

Pour obtenir l’exécution de la sentence de mort, les Sanhédrites comprirent alors qu’il fallait refaire au moins un simulacre de procès, devant le gouverneur romain, puisqu’il ne paraissait pas disposé à prononcer lui-même cette sentence, sans entendre et les accusateurs et l’accusé.

Mais quelle accusation avait quelque chance de succès ? C’était la question.

Accuser Jésus de s’être proclamé Fils de Dieu, laisserait probablement Pilatus assez indifférent, et il dirait peut-être : Que m’importe, et qu’importe à César ?

En vérité, cette offense était bien la seule qui touchât la Synagogue, parce qu’elle menaçait son autorité.

Mais les Sanhédrites étaient trop astucieux et trop habiles pour embarrasser le gouverneur romain avec des dissertations théologiques. C’eût été compliquer maladroitement le procès, et s’exposer à un échec.

Pour se rendre favorable le représentant de Rome il fallait placer le litige sur un autre terrain, et ils dirent à Pilatus :

— « Cet homme soulève le peuple, il empêche de payer le tribut à César, et il se dit le Christ-Roi. »

En portant cette accusation les Sanhédrites mentaient audacieusement, et ils affichaient une loyauté hypocrite.

Mais le gouverneur ne pouvait pas fermer les yeux sur une accusation de cette nature. Il était le défenseur obligé de la suprématie de Rome. Se proclamer roi, c’était se révolter contre César et commettre un crime de haute trahison.

Sans doute, l’accusation paraissait sans fondement. Car Jésus n’avait jamais manifesté aucune aspiration à la royauté politique d’Israël ; il n’avait jamais désobéi à aucune prescription de la loi romaine, jamais refusé de payer le tribut, jamais invité le peuple à secouer le joug ; il n’avait jamais organisé aucun soulèvement politique, ni tramé aucun complot contre l’autorité de César.

Mais enfin l’accusation directe et formelle était portée ; le gouverneur serait accusé lui-même de trahison s’il refusait d’en prendre connaissance.

Il rentra donc dans la salle du prétoire, et se retrouva seul en face de Jésus. Il se disait en le regardant : cet homme ne peut pas prétendre sérieusement à la royauté ; et si je l’interroge moi-même à ce sujet, il va me répondre que l’imputation est ridicule. Il est trop intelligent et trop honnête pour me faire une autre réponse, et alors je le mettrai en liberté. Je ne lui demanderai pas même s’il prétend devenir roi, mais s’il est roi ; et il ne pourra faire autrement que me répondre : Non.

Au dehors, la foule haineuse et turbulente, excitée par les princes des prêtres, poussait des clameurs forcenées. Le bruit arrivait jusque dans la salle d’audience, et pour se faire entendre de Jésus, Pilatus le fit venir plus près de lui. Il l’interpella alors et lui demanda : « Es-tu vraiment roi des Juifs » ?

La réponse négative que le juge attendait ne vint pas ; car Jésus est vraiment roi, et il ne pouvait pas répondre simplement : Non. Dans l’ordre temporel, il n’était pas le roi des Juifs. Mais dans l’ordre spirituel, il est roi de toutes les nations.

Voilà ce que Jésus voudrait faire comprendre à son juge, et c’est pourquoi il commence par lui expliquer la nature de sa royauté : « Mon royaume n’est pas de ce monde. S’il était de ce monde mes serviteurs combattraient pour que je ne sois pas livré aux Juifs ; mais mon royaume n’est pas de ce mondes. »

Le gouverneur comprit-il le sens de cette parole, et le vrai caractère du royaume dont Jésus lui parlait ?

Probablement non. En tout cas, il voulut avoir une réponse plus précise, peut-être dans l’espoir d’obtenir cette dénégation qui lui aurait permis de renvoyer l’accusé.

— Vous êtes donc roi ? lui dit-il. — Et Jésus qui avait expliqué en quoi consistait son royaume, fit à Pilatus cette réponse qui allait servir de motif à la sentence de mort :

« Vous l’avez dit, je suis Roi. »

Et pour mieux affirmer la vérité de cette réponse, et la réalité de cette royauté d’un genre nouveau, dont Pilatus paraissait douter, Jésus lui expliqua qu’il ne pouvait pas mentir :

— « Je suis né, et je suis venu dans le monde afin de rendre témoignage à la vérité ». Puis, il ajouta : « Quiconque est de la vérité entend mes paroles et les comprend ». Ce qui voulait dire : Si vous ne me comprenez pas, gouverneur, c’est que vous n’êtes pas de la vérité.

Cela surpassait l’entendement de Pilatus. La vérité ? Qui la connaissait dans le monde ? Lui-même l’avait cherchée aux jours de sa jeunesse et de ses croyances naïves. Il l’avait étudiée dans les ouvrages des philosophes de la Grèce et de Rome. De savants professeurs avaient prétendu la lui enseigner ; mais ses études, et l’expérience de la vie, l’avaient conduit au scepticisme.

Aussi, leva-t-il les épaules, en entendant les dernières paroles de Jésus ; et avec un sourire amer, il dit : « Qu’est-ce que la Vérité ? »

Ce n’était pas une question qu’il posait à l’accusé parce qu’il était convaincu, que ni lui ni d’autres ne pouvaient lui dire en quoi consistait la Vérité. C’était son doute universel qu’il exprimait sous cette forme interrogative ; et ce que son altitude et sa phrase disaient à Jésus signifiaient ceci : vous êtes un naïf, et si la Vérité existe, personne ne la connaît.

Le gouverneur se leva, et marcha pendant quelques minutes, les mains derrière le dos. Il ne savait que faire. Il aurait bien voulu sauver Jésus. Mais il ne voulait pas se créer d’embarras, en irritant les Juifs. S’il avait eu des notions exactes de droit et de justice, il aurait libéré son prisonnier, sans se préoccuper des conséquences. Mais il avait surtout le souci de son intérêt, et de ses rêves ambitieux ; et pour aucune considération il ne voulait risquer de perdre sa position et compromettre son avenir. Il chercha divers expédients, et voulut tenter d’apaiser la foule. Il sortit donc, et dit aux Juifs : « Quant à moi, je ne trouve aucun crime en lui. »

Cette déclaration fut accueillie par des cris de rage et les Sanhédrites rangés au pied du portique, protestèrent et renouvelèrent leurs accusations.

Alors Pilatus fit sortir Jésus, et sa présence sur les gradins du portique souleva une nouvelle explosion de fureur.

De tous côtés se faisaient entendre des accusations de toute espèce, accompagnées d’injures et d’outrages :

— « C’est un possédé du démon, un malfaiteur, un transgresseur de la loi, un contempteur des prescriptions mosaïques et du sabbat, un profanateur du Temple, un révolté contre l’autorité religieuse et la domination romaine… »

Mais rien ne troublait la sérénité de Jésus. Calme et digne, il regardait cette foule houleuse, du même œil qu’il regardait naguère la mer courroucée de Tibériade. D’un seul mot, il aurait pu la calmer. Mais il se taisait et la laissait mugir.

— N’entends-tu pas, lui dit Pilatus, de combien de choses ils t’accusent ?

Jésus gardait le silence.

Le gouverneur pensait : Singulier personnage, en vérité, et qui ne m’aide guère à le sauver ! Quand il devrait se taire, il parle, et il dit précisément les choses qui peuvent le faire condamner. Quand il devrait parler et se défendre, il garde le silence.

L’embarras de Pilatus était grand. Tout à coup, un des accusateurs dénonça Jésus pour avoir soulevé le peuple en Galilée.

Ce nom seul suggéra à Pilatus un nouvel expédient. Jésus étant Galiléen, et l’offense qu’on lui imputait ayant été commise en Galilée, il pouvait être renvoyé devant Hérode, tétrarque de Galilée.

Ce prince habitait alors l’ancienne demeure des Machabées, sur le mont Sion. Jésus y fut conduit par les légionnaires sur l’ordre du gouverneur.

En suivant le portique du Temple, du côté ouest, et en traversant le pont qui reliait le mont Moriah au mont Sion par-dessus la vallée du Tyropéon, le cortège se rendit en quelques minutes au palais du roi Hérode.

C’était la première fois que Jésus se trouvait en présence d’un roi de la terre, lui, Roi des rois. Mais les souverains d’alors n’inspiraient guère le respect de la royauté. Ceux d’Orient n’étaient que des roitelets, et ils étaient les serviles vassaux de ce maître avili du monde qui se nommait Tibérius.

Le royal fantoche de Galilée n’inspirait donc à Jésus qu’un sentiment de profond mépris ; car il connaissait toute sa vie criminelle.

De son côté, Hérode était curieux de connaître enfin ce prophète dont on parlait tant, et il était fort reconnaissant à Pilatus de le lui avoir envoyé.

La première fois que le bruit des merveilles opérées par Jésus était parvenu à ses oreilles, il avait été pris de terreur. C’était dans la Pérée, peu après le meurtre de Jean-Baptiste, et sa conscience était encore accessible à quelques remords. Il s’était donc imaginé que le nouveau prophète était Jean ressuscité.

Il avait communiqué cette crainte à ses courtisans. Les uns lui dirent : Non, c’est Élie, redescendu sur la terre. Les autres : Non, c’est un des anciens prophètes qui revit.

— C’est Jean que j’ai décapité, insistait le roi. Il est ressuscité d’entre les morts.

Mais il se rassura quand plusieurs lui affirmèrent que Jésus avait commencé à prêcher quelques mois avant la mort de Jean.

Cependant, il désirait toujours le voir, et comme Jésus déclinait ses invitations, il le menaça de le chasser de la Pérée. Le prophète y faisait alors sa première mission, et le roi habitait Machérous.

Il envoya donc quelques Pharisiens dire à Jésus :

— Fuyez d’ici ! Car le roi Hérode veut vous mettre à mort. Mais Jésus leur avait répondu avec une fermeté marquée au coin du mépris : « Allez dire à ce renard que je chasserai les démons, et guérirai les malades aujourd’hui et demain, et que j’achèverai le troisième jour ».

Et pour affirmer en même temps sa prescience de l’avenir, et sa ferme détermination de finir son œuvre envers et contre tous, il avait ajouté : « Il ne convient pas qu’un prophète périsse hors de Jérusalem ».

C’était comme un défi à la puissance d’Hérode, et cela voulait dire : « Vous n’avez nul pouvoir sur moi, et je continuerai à répandre mes bienfaits parmi vos sujets, sans me soucier de vos menaces. Quoi que vous fassiez, je remplirai ma mission ; et ce n’est pas dans votre royaume qu’il sera permis aux hommes de me faire mourir, mais à Jérusalem ». Car c’est « Jérusalem qui tue les prophètes ».

Lors donc que Jésus parut devant Hérode à Jérusalem, il n’avait plus rien à dire à ce renard, instrument de la cruauté d’une louve. Sa mission était achevée ; son heure de mourir était venue, et il était volontairement soumis à la puissance des ténèbres.

Aussi son attitude devant le roi de Galilée fut-elle celle d’une victime, gardant sa noblesse et sa dignité, mais résignée à subir toutes les humiliations, et toutes les avanies, sans ouvrir la bouche.

Le prince était flatté de la marque de déférence que lui donnait le gouverneur romain ; et en même temps il comptait bien que le prophète accomplirait devant lui quelque miracle, ne fût-ce que pour mériter ses faveurs, ou pour échapper à sa justice.

Il se montra donc tout d’abord plein d’égards pour le prisonnier ; et après lui avoir posé plusieurs questions que Jésus laissa sans réponse, il réclama comme une faveur l’accomplissement de quelque manifestation surnaturelle.

Jésus parut ne pas entendre. Hérode le pressa, le supplia, le menaça. Silence absolu de Jésus. Mais son regard profond, qui pénétrait dans la conscience d’Hérode, semblait dire : « Ô roi, si j’ouvrais la bouche, ce serait pour t’exprimer tout le mépris que tu m’inspires. Ce serait pour te reprocher, comme Jean-Baptiste, ton adultère incestueux et tes orgies.

« Ce serait pour te maudire au nom de toutes les victimes que tu as assassinées, au nom de mon Précurseur que tu as honteusement mis à mort pour plaire à une danseuse. Ce serait pour te prédire que bientôt la main de Jéhovah s’appesantira sur toi, que tu perdras ta couronne, et ton trône, et tes palais, que tu seras exilé dans les Gaules, et que l’adultère Hérodiade y sera décapitée par des glaces flottantes, qui lui rappelleront le vase d’albâtre qui a contenu la tête de mon Précurseur. Si je n’étais qu’un homme, je ne pourrais pas me contenir à ta vue. Mais je suis le Verbe, et le Verbe doit savoir se taire, pour apprendre la patience aux hommes. »

Les Sanhédrites profitèrent de ce silence obstiné de Jésus pour renouveler contre lui toutes leurs accusations. Ils espéraient que devant Hérode, qui était Juif de naissance, ils obtiendraient plus facilement une condamnation contre Jésus, pour ce qu’ils appelaient ses blasphèmes et ses mépris de la loi de Moïse.

Mais Hérode ne croyait plus guère aux prescriptions mosaïques, et il ne se gênait pas lui-même de les fouler aux pieds. Les accusations le laissèrent donc indifférent.

Seul le silence persistant de Jésus l’offensa.

Humilié et blessé, il imagina de se venger par le ridicule, et pour se moquer de la prétendue royauté de Jésus, il le fit revêtir d’une pourpre dérisoire, et le renvoya à Pilatus.

Pendant ce temps-là, Pilatus réfléchissait, et ses appréhensions augmentaient. Il épiait la foule, il recueillait tous les rapports que ses agents secrets lui faisaient.

L’irritation du peuple prenait des proportions alarmantes, et il ne voyait pas comment il apaiserait ce mouvement populaire créé par les Sanhédrites, s’il ne cédait pas à leurs instances.

Dans sa frayeur, il entendait déjà gronder l’émeute. Il voyait déjà ses légionnaires massacrant les émeutiers, le sang coulant à flots sur les parvis du temple. Il se sentait dénoncé à Rome, accusé, blâmé, démis, exilé.

Son épouse, Claudia, avait eu une nuit d’insomnie. Vers le matin seulement elle s’était endormie, mais alors un rêve terrible avait troublé ses esprits.

Jésus lui était apparu tout ensanglanté debout devant le tribunal où siégeait son mari ; le sang qui ruisselait de ses veines, jaillissait jusque sur Pilatus, et teignait ses vêtements. Le gouverneur avait fait apporter un vase plein d’eau, et se lavait les mains. Mais l’eau devenait alors du sang, et teignait même ses bras et tout son corps.

Ce spectacle l’avait réveillée en sursaut, et elle n’avait pu se rendormir. Elle avait raconté son rêve à sa sœur, et toutes deux avaient décidé de le raconter au Gouverneur. Mais lorsque Claudia pénétra dans les appartements de son mari, il s’était déjà transporté au tribunal.

La foule encombrait la cour et les escaliers du Prétoire, et comme il lui était impossible d’arriver elle-même jusqu’à Pilatus, elle lui fit parvenir ce message : « Ne condamnez pas ce juste, car la nuit dernière j’ai été fort tourmentée par un songe à cause de lui ».

Quand ce message fut remis à Pilatus, il cherchait des expédients pour délivrer Jésus.

Déjà, quelques minutes auparavant, il avait tenté de convaincre les princes des prêtres et les Anciens qu’il ne trouvait pas de crime en Jésus, et qu’Hérode était sans doute du même avis, puisqu’il lui avait renvoyé l’accusé sans prononcer contre lui aucune condamnation.

Mais ses paroles avaient soulevé de telles protestations parmi les Sanhédrites, qu’il crut devoir infliger la flagellation au prisonnier pour leur donner satisfaction, et les attendrir peut-être. Il leur déclara donc qu’il allait le faire châtier et le renvoyer ensuite. Et pendant que Jésus était conduit dans une cour intérieure du palais pour être flagellé, Pilatus imagina un autre expédient.

C’était la coutume, et c’était son droit, au jour de la Pâque, de délivrer un criminel désigné par les Juifs. Or, pour exercer ce droit de grâce, il leur donna à choisir entre Jésus, que ni Hérode ni lui-même n’avaient trouvé coupable, et un insigne voleur et assassin, nommé Barrabas, détenu en prison.

Bien convaincu que le choix de Jésus s’imposait, et que les Juifs n’oseraient jamais choisir Barrabas, Pilatus leur demanda : lequel des deux voulez-vous que je délivre ?

Ô stupeur ! Le cri unanime-des Juifs répondit : « Barrabas ».

Pilatus en croyait à peine ses oreilles, et il reprit : Que ferais-je donc de celui que vous appelez le roi des Juifs ?

— Crucifiez-le ! Crucifiez-le ! vociféra la foule.

— Mais quel mal a-t-il fait ? objecta le juge plaidant pour l’accusé. Je ne trouve en lui aucune cause de mort.

— Crucifiez-le ! Crucifiez-le ! continua de crier la multitude.

Au lieu de rendre la justice, le juge avait voulu faire de la politique, et il avait eu recours aux expédients que la politique suggère. Le suffrage universel lui répondait en lui imposant l’injustice.

Par sa faiblesse coupable, Pilatus n’était plus un gouverneur, ni un magistrat. Il ne représentait plus la majesté des lois et de la justice. Il était devenu un instrument entre les mains de la multitude.

Pour déguiser sa faiblesse aux yeux du peuple, il fit un acte qui, d’après une coutume d’Israël, pouvait être considéré comme une protestation contre le verdict populaire. Il se fit apporter de l’eau, et se lava les mains en présence de la foule, en disant :

— « Je suis innocent du sang de ce juste ; c’est à vous d’en répondre ».

Tout le peuple répondit :

— « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ». Barrabas fut mis en liberté. La flagellation étant terminée, Jésus fut ramené devant Pilatus dont la conscience n’était pas tranquille, et qui cherchait toujours quelque moyen d’apaiser les Juifs.

Les bourreaux avaient horriblement défiguré leur victime, et elle faisait pitié. Tout couvert de sang, de crachats, et de souillures, la tête échevelée, ensanglantée, couronnée d’épines, la figure souillée du sang qui coulait à travers ses cheveux, les épaules couvertes d’un manteau rouge en lambeaux, les mains croisées et enchaînées, tel apparut ce Fils de l’Homme que l’humanité n’avait pu enfanter qu’après quarante siècles, et ce Fils de Dieu en qui le Père avait mis toutes ses complaisances !

Pilatus se sentit profondément ému, et croyant que le peuple le serait aussi en le voyant dans cet état, il fit avancer Jésus sur le plus haut gradin du portique, et le montrant aux Juifs il leur dit :

— « Voilà l’Homme. Je vous l’amène afin que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun crime ».

Mais les cris de haine recommencèrent.

— Crucifiez-le ! Crucifiez-le !

— Alors, répliqua Pilatus, prenez-le vous-mêmes, et le crucifiez ; car pour moi, je ne trouve aucun crime en lui.

Mais les Sanhédrites savaient bien qu’ils n’avaient aucun droit de crucifier Jésus sans une sentence du gouverneur. Et quand ils virent qu’il persistait à la refuser, malgré leur dénonciation formelle que l’accusé s’était déclaré roi des Juifs, et se révoltait ainsi contre Rome, ils en revinrent à leur première accusation de blasphème. — Nous avons une loi, lui dirent-ils, et d’après notre loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu.

Cette évocation de la loi juive augmenta les frayeurs de Pilatus. Car il se rappela les instructions qu’il avait souvent reçues de Rome. Plusieurs fois déjà, il avait méprisé cette loi, et fait exécuter des ordres qui la contredisaient. Mais il avait alors été blâmé à Rome, et réprimandé. C’était même avec beaucoup de peine qu’il avait réussi à empêcher son rappel.

Et voilà qu’on le menaçait encore d’un conflit avec la loi juive.

Si vraiment Jésus se disait Fils de Dieu, pouvait-il, lui, empêcher la loi juive d’avoir son cours, et s’exposer à être encore dénoncé à Rome ?

Pilatus fit de nouveau rentrer Jésus, et lui dit : « D’où es-tu ? » Il espérait sans doute que Jésus lui révélerait une origine purement humaine, et répudierait toute prétention à une filiation divine.

Mais Jésus ne pouvait pas mentir ; et comme Pilatus n’avait aucune jurisdiction dans la question religieuse, comme il n’était pas compétent à juger si, d’après les prophéties et les événements accomplis, Jésus devait être accepté et reconnu pour le Messie, il ne crut pas devoir répondre à la question de Pilatus.

Il avait bien voulu, chez Caïphe, devant le Sanhédrin, engager le débat sur sa divine origine, parce que ce tribunal était compétent à prononcer sur cette question. Non seulement il était compétent, mais c’était son devoir d’examiner les titres du Messie, et de les faire connaître au peuple.

C’est pourquoi Jésus n’avait pas hésité à proclamer énergiquement devant Caïphe et le Sanhédrin qu’il était le Fils de Dieu.

Mais il ne pouvait pas soumettre ses prétentions à la divinité au tribunal de Pilatus, parce que c’eût été reconnaître une juridiction dont ce tribunal n’était pas revêtu.

Il ne répondit donc rien à la question du gouverneur.

— C’est à moi, dit Pilatus sur un ton vexé, que tu ne parles pas ? Ignores-tu que j’ai le pouvoir de te crucifier, et le pouvoir de te délivrer ?

— Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, lui répondit Jésus, s’il ne t’avait pas été donné d’en haut.

C’était lui dire : Ce pouvoir dont tu te vantes, et que tu crois tenir de Rome, et que tu crains tant de perdre, ne te vient pas de Rome ; il te vient de mon Père, et c’est à lui que tu auras à en rendre compte.

Pilatus comprit-il cette parole ? Peut-être. Mais la peur des Juifs, dont les clameurs redoublaient, le troublait profondément. Il ne voyait plus d’issue à la situation périlleuse dans laquelle il se trouvait engagé.

Il sortit de nouveau avec son prisonnier. Mais à ce moment les Sanhédrites lui crièrent : « Si tu le délivres, tu n’es point « ami de César ».

« Ami de César », c’était une très haute dignité impériale, à laquelle il aspirait comme tous les ambitieux de Rome.

Il fut terrifié par cette nouvelle menace de délation. Il essaya cependant encore de se faire entendre, et dit aux Juifs : « Voici votre roi ! »

— Qu’il meure ! Qu’il meure ! Crucifiez-le ! hurla la foule.

— Crucifierai-je votre roi ? dit-il encore ?

Les Sanhédrites répondirent tous ensemble :

— « Nous n’avons pas d’autre roi que César ».

Ce nom terrible le fit frémir. Il délibéra encore quelques instants, et il se dit : Nicodème avait raison. Cet homme étrange est las de vivre. Il veut mourir ! Eh ! bien, qu’il meure. Et il prononça la sentence de mort contre Jésus, en donnant pour motif qu’il s’était proclamé « roi des Juifs ».