L'Action sociale (p. 377-379).

IX

CLAUDIA ET CAMILLA


En rentrant dans son appartement après avoir livré Jésus aux bourreaux, Pilatus se trouva en face de Claudia et de Camilla, dont les physionomies trahissaient l’anxiété et l’angoisse.

— Eh ! bien ? lui demanda Claudia.

— C’est fini, dit-il, en poussant un long soupir.

— Et vous l’avez condamné ?

— J’ai fait tout ce que j’ai pu, pour le sauver ; mais il a voulu mourir.

— Comment ? Expliquez-vous ?

— Voici : les Sanhédrites l’ont accusé de haute trahison, en disant qu’il se proclamait roi des Juifs. Alors je l’ai interrogé lui-même, et il m’a répondu avec une candeur inconcevable, qu’il était en effet « roi des Juifs ».

Que pouvais-je faire alors ? Rejeter l’accusation après cet aveu, c’était m’exposer à être accusé moi-même de trahir César. Malgré cela, j’ai encore cherché des échappatoires pour le sauver, au moins de la mort. Je l’ai mis en comparaison avec le brigand Barrabas, afin de le délivrer. Les Juifs m’ont forcé à délivrer Barrabas, un vrai scélérat ! Je l’ai fait flageller dans l’espoir de les adoucir ; mais les Sanhédrites sont restés implacables, insensibles au spectacle horrible de la flagellation, et tout le peuple a demandé sa mort à grands cris. J’ai dû céder aux violences et aux menaces ; mais c’est la faute des Juifs, et aussi celle de l’accusé. Qu’avait-il besoin d’avouer ses prétentions au royaume de Judée, qui sont d’ailleurs absurdes.

— C’est bien étrange. Mais, n’a-t-il pas expliqué ce qu’il appelle son royaume ?

— Oui, il a prétendu que son royaume n’est pas de ce monde.

— Eh ! bien, alors, en quoi ses prétentions peuvent-elles vous inquiéter, et inquiéter César, si ce n’est pas dans ce monde que ce doux prophète prétend régner ?

— Ma chère Claudia, je ne connais pas d’autre monde que celui-ci. Et si Jésus n’est qu’un rêveur, tant pis pour lui s’il fait des rêves dangereux.

— Et vous l’avez livré aux Juifs ! Ah ! Pontius.

— Il le fallait pour en finir. Et maintenant, laissez-moi en paix. Le regard étrange de cet homme m’a troublé plus profondément que tous vos discours ne pourraient le faire. J’ai besoin de l’oublier, et je ne veux plus qu’on m’en parle. Dans quelques heures, il sera mort ; tout sera vraiment fini ; et je fuirai cette ville maudite, que j’abhorre, pour aller à Césarée chercher un peu de calme et de repos.

Caïus entra.

— Gouverneur, dit-il, les Sanhédrites réclament l’exécution immédiate de la sentence, parce que demain est le jour du sabbat. Que faut-il faire ?

— C’est bien, le plus tôt sera le mieux.

— Mon cher ami, reprit Claudia, ajournez à plus tard l’exécution. Le temps vous fournira peut-être quelques moyens d’empêcher la mort de ce juste.

— Non, la lutte recommencerait, et cette lutte m’accable. La seule solution définitive est la mort. Elle seule donne la paix à celui qui est mort, comme à ceux qui l’ont tué.

— Allez, Caïus, expedi crucem, et voyez à ce que la chose se fasse promptement. Vous inscrirez sur la croix le nom du condamné, et le titre qui a motivé sa condamnation « roi des Juifs » dans les trois langues, latine, grecque, hébraïque.

Les deux femmes sortirent en pleurant, suivies de Caïus. Pilatus se jeta sur un divan, et essaya de se reposer. Mais il ferma vainement les yeux ; il y avait dans l’ombre un regard qui les fixait ; c’était celui de Jésus.

Depuis longtemps il s’agitait sur sa couche, lorsque quelques chefs du Sanhédrin le mandèrent sous le portique.

Il se leva en sursaut, et leur dit sur un ton furieux :

— « Que me voulez-vous encore ? »

— « Le centurion a fait écrire sur la croix « Jésus de Nazareth roi des Juifs », et nous venons vous demander de faire remplacer cette inscription par les mots : « qui s’est dit roi des Juifs ».

— Laissez-moi la paix. Ce qui est écrit est écrit, répondit Pilatus ; et il leur tourna le dos.