Le Centurion/50
V
LA NUIT TERRIBLE
C’était le quinze centième anniversaire de la nuit sanglante, où le seigneur descendant sur la terre d’Égypte fit mourir tous les premiers-nés des Égyptiens, et où la mer Rouge engloutit Pharaon et son armée.
Elle commença comme une fête, et finit comme une tragédie. La première scène fut un double banquet, et la dernière fut une condamnation à mort !
Au banquet eucharistique, miracle d’amour, vint s’asseoir le spectre de la trahison, plus horrible que celui de Banquo, et l’on peut dire de Judas ce que Shakespeare a dit de Macbeth, que cette nuit-là il tua le sommeil, pour lui-même comme pour son roi.
Dans toute l’histoire de l’humanité, il n’y a pas eu une autre nuit dans laquelle l’homme ait été plus digne de haine, et où Dieu lui ait donné une plus grande preuve de son amour.
Dieu s’était fait homme, il était descendu sur la terre pour lui enseigner toutes les vérités, pour expier tous ses crimes, pour lui donner l’exemple de toutes les vertus, pour l’arracher enfin au joug du démon, et assurer sa félicité éternelle. Il avait prouvé de mille manières sa divinité, et accompli des milliers de miracles qui étaient autant de bienfaits.
Mais tout cela n’avait touché que quelques âmes d’élite vivant dans l’obscurité. Les gouvernants, les classes dirigeantes, le sacerdoce, la masse humaine, non seulement n’avaient pas voulu reconnaître Dieu en Jésus, mais l’avaient pris en haine et se préparaient à le tuer.
Jésus le savait : il avait prédit sa mort, il l’attendait, et ne voulait rien faire pour l’éviter. Les princes des prêtres étaient réunis pour organiser l’exécution de leur complot déicide. Ils n’attendaient plus que Judas.
Il semble que pour sauver l’humanité Jésus ne pouvait plus faire autre chose que verser son sang jusqu’à la dernière goutte, et dans quelques heures il allait le faire. Tout était donc fini. L’homme allait rassasier sa haine, et l’amour de Dieu jusqu’à la mort de la croix allait être satisfait.
Eh ! bien, non, tout n’était pas fini. Il restait encore à Jésus un miracle à accomplir, le plus grand de tous ses miracles d’amour, le plus merveilleux de tous ses miracles de puissance !
Il voulut que l’homme, après l’avoir tué, pût le forcer en quelque sorte à rester à jamais auprès de lui. Il voulut plus encore, et poussant l’amour et la puissance d’un Dieu jusqu’à leurs plus extrêmes limites, il fit en sorte que l’homme pût, quand il le voudrait, et aussi longtemps que vivra l’humanité, se nourrir de sa chair et de son sang !
Et ce miracle des miracles, il le réalisa en instituant l’Eucharistie.
Le traître Judas eut l’audace de prendre sa part de ce banquet divin, mais de ce moment-là il cessa de s’appartenir, et le démon prit possession de lui.
Quand il fut sorti, sous un prétexte dont Jésus connaissait la fausseté, et en réalité pour achever d’organiser avec les princes des prêtres l’arrestation de son maître, il y eut un moment de silence et de stupeur. Puis, Jésus reprit la parole, et il s’épancha pour la dernière fois dans le cœur de ses apôtres. Tous partageaient son émotion et sa tristesse.
Il leur annonça qu’il allait les quitter ; qu’ils ne pouvaient le suivre maintenant où il s’en allait, pour leur préparer une place, mais qu’il reviendrait, et que plus tard, ils le suivraient.
Il leur donna ce commandement nouveau : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. C’est à cet amour qu’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples… »
Alors, il se leva de table et dit : sortons d’ici.
Le sacrilège de Judas avait profané le Cénacle, et l’on y respirait un air de traître.
Suivi des onze apôtres qui lui restaient, Jésus s’avança jusqu’à l’extrémité de la salle, et franchit une des portes qui s’ouvraient sur le toit du rez-de-chaussée, formant terrasse. Car c’était à l’étage supérieur qu’avait eu lieu la cène pascale.
En Orient, les grandes villas bâties en pierre, ont presque toujours un étage supérieur plus étroit que le rez-de-chaussée de manière à former deux terrasses, dont la première est le toit du rez-de-chaussée.
C’est sur cette terrasse inférieure, spacieuse et entourée d’une balustrade, que Jésus alla s’asseoir avec ses disciples.
Un air frais et pur y circulait librement. Aucune autre habitation ne bornait l’horizon de ce côté du mont Sion, dont la pente abrupte conduisait à la jonction du ravin de la Géhenne, et de la vallée du Cédron.
La pleine lune, levée depuis deux heures, inondait tout le paysage de sa limpide clarté. Les bruits de la ville n’arrivaient que faiblement jusqu’à ce coin retiré, et Jésus accoudé sur la balustrade de pierre en savourait le calme et la solitude.
Une vigne opulente grimpait sur le mur de la villa, et ses pampres verdoyants se courbaient en berceau sur le coin de la terrasse.
— Voyez donc cette vigne plantureuse, dit Pierre à son maître silencieux, le sol n’est pourtant pas riche sur cette montagne aride.
Le regard de Jésus était levé vers la lune dont l’éclat illuminait sa face auguste ; il l’abaissa vers Pierre et dit :
— « Je suis la vraie Vigne, et vous êtes les sarments ; mon Père est le vigneron. Tout sarment qui ne porte pas fruit, il le retranche… Demeurez en moi et moi en vous. Comme le sarment ne peut porter de fruit s’il ne demeure uni à la vigne, vous n’en porterez pas non plus si vous ne demeurez en moi…
Longtemps Jésus causa avec ces amis vraiment sincères. Plusieurs fois il leur commanda de s’aimer les uns les autres. Il leur prédit qu’ils seraient persécutés et haïs, comme il l’avait été lui-même… « Vous pleurerez, mais votre affliction se changera en joie… » Il leur annonça l’Esprit consolateur. Il leur prêcha la fermeté dans la foi et la prière ; et s’adressant lui-même à son Père il pria pour eux, et pour ceux qui dans la suite des siècles croiraient en lui…
La tristesse et le découragement gagnaient de plus en plus les disciples ; car ils ne comprenaient pas comment ni pourquoi leur maître, si jeune, si puissant, si extraordinaire, pour lequel ils avaient tout quitté, et qui les avait tant aimés, allait maintenant les abandonner, les laisser seuls sur la terre, sans avoir établi son royaume…
— « Allons, dit Jésus, mon heure est venue. » Il se dirigea vers l’escalier de la terrasse, et tous quittèrent le Cénacle pour se rendre au jardin de Gethsémani.
Il était dix heures, c’est-à-dire la quatrième heure de la nuit. Comme une lampe mystérieuse suspendue à la voûte céleste, la lune répandait sur la cité de David des flots de blanche lumière. Dans les rues teintées de demi-jour les tours et les coupoles dessinaient des ombres distinctes et précises. Rien n’est beau comme ces nuits calmes d’Orient, où tout semble dormir dans une sérénité immuable, sous les regards caressants de myriades d’étoiles.
Jésus marchait en tête, accompagné de Jean, et les autres disciples suivaient. Envahi lui-même par la tristesse que lui causait la lâche trahison de Judas, le Maître gardait le silence, et nul de ses compagnons n’osait élever la voix. Tous avaient le pressentiment qu’une nuit terrible commençait pour eux.
Après quelques minutes de marche, ils s’engagèrent dans la rue qui conduisait à la porte du Midi, et ils passèrent devant le palais des grands-prêtres Anne et Caïphe.
L’atrium était illuminé, et quelques hommes causaient à voix basse dans la cour autour d’un large brasero qui jetait des flammes rougeâtres.
C’est là que Judas s’était rendu en sortant du Cénacle, et il y faisait alors ses derniers préparatifs.
Jésus hâta le pas, en poussant un profond soupir, et bientôt ses compagnons et lui se trouvèrent en dehors des murailles, sur le versant oriental du mont Sion.
Ils longèrent l’enceinte, puis inclinèrent au nord vers la vallée d’Ophel.
Cà et là s’élevaient des tentes de feuillage, servant d’abri aux innombrables pèlerins venus de toutes les directions pour assister à la fête de Pâques. Mais tous ces visiteurs étrangers étaient déjà endormis sans doute, car les seuls cris que l’on entendait, étaient les bêlements des agneaux destinés aux sacrifices du lendemain.
Pauvres agneaux, eux aussi pressentaient le sort qui les attendait. Leur dernier jour était venu, et c’est en vain hélas ! que leur sang serait versé.
Car les sacrifices de l’ancienne loi seraient désormais sans efficacité ; et c’est le sang du véritable agneau qui serait répandu le lendemain pour le salut du peuple.
Les apôtres comprenaient-ils ce grand mystère qui allait s’accomplir, et l’ineffable sacrifice qui allait remplacer les anciens ? C’est douteux.
De vagues rumeurs leur arrivaient maintenant de la vallée de Josaphat, vers laquelle ils descendaient ; et les flancs du mont des Oliviers leur apparaissaient comme une ville de tentes. C’étaient d’autres campements de pèlerins étrangers.
La pensée de Jésus dut se reporter sur la grande fête du lendemain, et sur les merveilleux souvenirs quelle évoquait.
Et tout en cheminant, il rappela peut-être à ses disciples les grands événements de la sortie d’Égypte.
Il y avait quinze siècles que ce grand fait historique s’était accompli ; c’était une nuit comme celle-ci, à la même date de l’année, 14eme jour de Nisan.
Les Israélites, leurs pères, dociles aux instructions de Moïse, avaient immolé l’agneau, et mangé sa chair avec du pain sans levain. Ils avaient marqué du sang des agneaux les portes de leurs ennemis égyptiens, et Moïse leur avait dit : C’est la « Pâque », c’est-à-dire le « passage du Seigneur ».
Et dans cette même nuit où le Seigneur passa, et fit mourir tous les premiers-nés de l’Égypte, les Israélites s’étaient mis en marche au nombre de 600,000 ; et le lendemain, 15 Nisan, ils avaient passé la mer Rouge. C’était en commémoration de ce double passage que l’on avait institué la fête de Pâques, dont le nom hébreu « Phase » signifie passage. L’évocation de ces grands souvenirs, les plus mémorables de l’histoire du peuple Juif, remuait profondément les apôtres, et augmentait leur accablement.
Sans doute, c’était un glorieux anniversaire, qui rappelait le triomphe de leurs pères, et la perte de leurs ennemis ; mais comme il s’annonçait tristement ! N’allait-il pas être l’antithèse des jours de Moïse ? Et n’allaient-ils pas être eux-mêmes engloutis dans une mer Rouge pendant que leurs ennemis triompheraient ? Hélas ! oui, c’était bien ainsi que les choses allaient se passer, pour tous ceux qui ne peuvent juger que des apparences, et qui ne voient pas l’avenir.
Mais Jésus voyait la réalité des choses futures. Il les voyait comme présentes, et il essayait de les faire comprendre à ses apôtres.
Oui, le lendemain, 15 Nisan, il allait être plongé dans une autre mer Rouge, une mer de sang. Mais il la traverserait néanmoins, et il en sortirait vivant.
Et, quelques années après, la mer Rouge s’ouvrirait de nouveau devant ses ennemis, et se refermerait sur eux les ensevelissant avec leur Temple et leur Cité dans une ruine définitive et sans renaissance ?
Tout en causant, Jésus regardait monter la lune, majestueuse comme une reine, et blanche comme une vierge. Elle dominait maintenant la crête du mont des Oliviers, et elle éclairait les tombeaux, qui bordaient le torrent du Cédron, et qui s’alignaient et s’étageaient au loin sur les deux versants de la vallée de Josaphat.
Là, sous des stèles de marbre, et dans des caveaux de pierre dormaient les pères d’Israël, des juges, des rois, des prophètes.
Là, gisaient pêle-mêle toutes les générations qui depuis des siècles avaient été le peuple de Dieu,
Hélas ! Combien il était déchu ce peuple tant choyé par Jéhovah, et qui avait été à diverses époques si glorieux et si puissant !
L’effigie divine n’était plus guère visible sur ces fronts dégénérés, que Jésus comparait à des sépulcres blanchis !
Hélas ! Hélas ! l’heure du grand crime allait sonner, et ce peuple allait combler la mesure de ses iniquités. Il allait consommer sa séparation d’avec Dieu, et par là même, sa déchéance finale. Pour creuser plus profondément l’abîme où il sombrait, il allait mettre à mort Celui que le ciel lui envoyait pour le sauver, après vingt siècles d’attente et de promesses.
Cette vue assombrit le front de Jésus ; mais tout à coup il s’éclaira d’un rayon fugitif ; car il pensa que dans ce champ de mort qu’il avait sous les yeux, il y avait des Justes, dont les tombes allaient s’ouvrir le lendemain.
Oui, demain, plusieurs de ceux qui dorment dans ces sépulcres depuis des siècles entendront le cri qu’il poussera du haut de la croix, et ils se lèveront vivants !
Il était à peu près dix heures et demie, lorsque le Maître et ses disciples arrivèrent dans le jardin de Gethsémani, planté d’oliviers, et mal fermé par une clôture en pierres sèches, à demi écroulée, sur laquelle grimpaient des pampres de vigne.
Peut-être faisait-il partie de l’antique Éden. Où le péché avait commencé, devaient aussi commencer la grande expiation et la Rédemption. Où avait germé la mort devait germer la vie. Son nom signifiait pressoir, et il lui venait sans doute de l’instrument qu’on y avait installé pour presser les olives et en extraire l’huile.
Mais dans cette nuit terrible le Fils de l’Homme allait remplacer le fruit de l’olivier, et sous le pressoir de la douleur il allait verser les premiers flots de son sang, pour laver cette terre souillée par le premier péché.
La lune poursuivait son ascension tranquille et sereine au-dessus du mont des Oliviers, et versait des blancheurs de marbre sur les grands pans du mur du Temple, qui couronnait le mont Moriah, en face de Gethsémani.
Jésus savait ce qui venait. Il le voyait déjà. Mais les apôtres, inquiets et tristes, entraient dans l’inconnu. Vainement leur Maître leur avait tout annoncé. Cela leur paraissait impossible, parce que cela était d’une profondeur douloureuse insondable.
De noirs pressentiments les envahissaient pourtant, et ils sentaient planer sur eux un mystère d’une ténébreuse horreur.
Mais leur Jésus n’était-il pas tout-puissant ? Lui qui avait commandé à la mer, chassé les démons, ouvert les tombeaux, rendu la vie aux morts, n’était-il pas le Maître des événements ?
Hélas ! Dans cette nuit terrible, à côté de la force d’un Dieu on sentait une autre force qui semblait supérieure. Mystère insondable ! Dieu était devenu la Faiblesse ! Comment les apôtres auraient-ils pu comprendre ? Comment la Toute-Puissance pouvait-elle être l’Impuissance ?
Soudain Jésus lui-même fut pris de terreur.
Sur cet océan de la vie qu’il venait de traverser il avait fait naufrage, et les flots l’avaient jeté sur le rivage, nu et abandonné. Et voilà qu’une grande vague de sang s’avançait vers lui, et menaçait de l’engloutir. Il la voyait se gonfler, monter et jaillir. Il tomba sur ses genoux qui s’entrechoquèrent, et il poussa un grand cri vers le ciel.
Le ciel resta sourd à sa voix.
Quelles visions formidables passèrent alors devant ses yeux ?
Quels tableaux effrayants lui représentèrent alors la multitude et l’horreur des iniquités humaines ? Quelles furent les tortures morales qui triomphèrent de ses forces physiques, et le conduisirent jusqu’aux portes de la mort, dans une agonie qui aurait fait de lui un cadavre, s’il n’avait reçu l’assistance d’un ange ?
Ces questions sont insolubles, et renferment autant de mystères, que la langue humaine est impuissante à décrire.
Cette mystérieuse heure d’agonie est la première des heures de la Passion, et elle en fut évidemment la plus terrible. Le lendemain, Jésus devait endurer les horribles supplices de la flagellation, et du crucifiement, sans trahir aucune faiblesse. Du haut de la croix tout son sang ruissellera de toutes les parties de son corps ; il sera près d’expirer, et cependant, il restera calme, patient, conscient de tout ce qui se passe autour de lui. Il entendra blasphémer ses bourreaux, et il demandera pardon pour eux. Il écoutera le bon larron et lui fera grâce. Il parlera à son Père, à sa mère, au disciple bien-aimé.
Enfin, jusqu’à son dernier cri, il restera en pleine possession de lui-même, il gardera la plénitude de sa force. Mais il en est tout autrement durant la première heure de sa passion. Il est pourtant en pleine santé, il n’a pas encore perdu une goutte de son sang ; rien n’est venu diminuer ses forces physiques. Le supplice est encore à venir.
Et cependant, cet homme qui commandait à la mer, à la maladie, à la mort, est tout à coup pris d’une faiblesse inexplicable. Dans la plénitude apparente de ses forces, il agonise, il tremble, il tombe la face contre terre, et de tous les pores de son épiderme coulent des flots de sang et d’eau !
Quel est ce mystère de souffrance qui dépasse les forces humaines ? Est-ce que le manteau d’iniquité que Jésus a revêtu comme victime produit sur lui le même effet que la robe de Nessus sur Hercule ? Est-ce que les crimes innombrables qu’il va expier s’enfoncent comme autant de flèches dans sa chair vénérable ?
À toutes ces questions, les réponses de l’esprit humain ne sont pas satisfaisantes.
Mais il semble certain que le supplice de l’agonie fut plus terrible que ceux de la flagellation et du crucifiement. Pourquoi ?
— Peut-être parce que la souffrance morale est plus grande que la souffrance physique, et qu’elle est proportionnée à la perfection de l’être qui souffre. Peut-être aussi parce que les bourreaux du Prétoire et du Calvaire étaient des hommes, tandis qu’à Gethsémani le bourreau invisible était Dieu lui-même, frappant au nom de son implacable justice ! Et ce qu’il frappait, c’était la multitude des péchés de l’humanité se dressant menaçante contre Lui, comme une immense pyramide de haine dont la base était aussi large que la terre et dont le sommet touchait le ciel !
Une seule chose mit fin à l’agonie, et c’est celle qui aurait dû l’augmenter, — l’arrivée de Judas.
Jésus priait encore lorsqu’il entendit les pas d’une troupe qui s’approchait. Il les regarda venir avec des épées, des bâtons et des lanternes. Tout cet appareil était bien inutile. Car Celui qu’ils venaient arrêter n’avait nulle intention de se cacher ni de se défendre.
Il réveilla ses apôtres, et leur dit : « C’est l’heure ; Celui qui me trahit est proche ». En quelques instants, il fut arrêté, garrotté, et il suivit docilement la troupe, qui reprit la route quelle venait de parcourir, pendant que les apôtres effrayés se dispersaient.
Il était minuit. Les rayons de la pleine lune, arrivée au zénith, pénétraient jusqu’au fond du ravin, où le Cédron précipitait son maigre filet d’eau. Les portiques du Temple, éclatants de blancheur sous les reflets lunaires, allongeaient leurs colonnades harmonieuses au sommet du mont Moriah.
La cohorte romaine semblait faire escorte au prisonnier, qui avait recouvré ses forces, et gravissait d’un pas ferme les hauteurs de Sion qu’il venait de descendre avec ses disciples.
Désormais il était seul. Depuis trois ans, ses disciples l’avaient toujours accompagné. C’était fini. La famille était dispersée, et le chef se livrait lui-même à la malice de ses ennemis.
C’était bien à tort que ceux-ci redoutaient une lutte avec celui qui jusqu’alors avait sapé leur autorité et leur prestige.
La lutte n’avait plus aucune raison d’être. Le chef de la nouvelle religion n’était plus que l’agneau de Dieu, victime volontaire, résignée, décidée à n’opposer aucune résistance et attendant patiemment sa condamnation. Quand la troupe arriva avec sa capture au palais des grands-prêtres, la lune se cacha. De sombres nuages montaient de la vallée du Jourdain, et voilaient sa lace ronde et sereine.
Une brise froide, imprégnée d’une légère odeur de bitume, qu’elle avait prise à la mer Morte, contournait le mont du Scandale, et s’engouffrait dans la vallée de Josaphat en remontant le cours du Cédron. Jérusalem dormait.