L'Action sociale (p. 318-325).

IV

VISIONS D’AURORE


Ce fut le mardi, 4 avril de l’an 783, que Jésus fit ses adieux au temple.

Il ne retourna pas à Jérusalem le lendemain ; mais nous aimons à nous le représenter, sortant de Béthanie dès l’aube du jeudi, 6 avril, et gravissant la pente qui conduit au sommet du mont des Oliviers. C’était son oratoire de prédilection. Les montagnes sont les escabeaux de ses pieds. Elles sont aussi comme des autels que la nature élève vers le ciel, et il semble que la prière de l’homme y monte plus aisément vers Dieu. C’est pourquoi Jésus se retirait souvent sur les montagnes pour prier.

Ce matin-là, non seulement il allait prier, mais il voulait contempler une dernière fois, des hauteurs, les beautés de la grande ville qu’il aimait, et qui l’avait méconnu, les magnificences de la terre qu’il allait quitter, qui était l’œuvre de ses mains, et dont il était l’interprète auprès du Créateur.

De temps en temps il s’arrêtait, et se retournait du côté de l’Orient pour voir grandir l’aube naissante. Ce n’était pas encore l’aurore, messagère du soleil. Le bas du firmament ne faisait que blanchir à la cime des montagnes de Moab. Mais déjà ses lueurs pâles dessinaient les arêtes des monts et les profondeurs des ravins.

Ce pays pittoresque et tourmenté offrait à ses regards une image bien frappante de son peuple, qui avait connu tour à tour les sommets de la gloire, et les abaissements de la défaite. Et comme il symbolisait bien la ruine définitive, cet entassement de montagnes s’effondrant dans un tumulte gigantesque vers la mer Morte, pendant qu’au fond de la vallée profonde le Jourdain se déroulait comme un ruban d’argent pour aller se perdre dans le même abîme !

Mais bientôt les blancheurs de l’aube se teignirent de rose et se nuancèrent d’orange.

Le ciel déplia sa robe d’azur, et en trempa la frange dans le sang de Moab. Tout l’horizon rougit ; puis il s’enflamma, et la terre réveillée par l’incendie entonna la joyeuse chanson de la vie, pendant que le ciel poursuivait son éternel hosanna en l’honneur de la Divinité.

L’Homme-Dieu reprit son ascension, et arriva bientôt an sommet de la montagne. À sa gauche, au loin, la clarté matinale lui montra les murs de sa ville natale, et les champs des bergers qui l’avaient adoré dans son berceau.

Devant lui, toute la Ville-Sainte, la ville des villes, déploya ses murailles crénelées, ses bastions formidables et ses hautes tours. Il n’en était séparé que par la tranchée profonde du Cédron, qui allait se joindre au sombre ravin de la Géhenne.

Au sommet du mont Sion, il apercevait dressant leurs têtes, comme des sœurs jumelles en deuil, les tours du palais de David, et la coupole de son tombeau. Plus près, au-dessus des murailles, les rayons de l’aurore caressaient les admirables portiques de Salomon, et donnaient des reflets roses aux blanches colonnades de marbre. Les frontons s’étageaient au-dessus des frontons dans les clartés du matin, et le dôme du Saint-des-Saints couvrait les vastes édifices du Temple comme une couronne d’or et de pierres précieuses.

Mais toutes ces beautés de la grande cité ne réjouissaient pas ses yeux. C’était le champ stérile, où, semeur auguste, il avait vainement jeté la semence divine : elle était tombée sur la pierre et n’avait pas germé.

Autour de lui, la nature moins ingrate célébrait sa venue. Tout souriait dans la fête du printemps qu’illuminait l’aurore.

Dans les gazons verts, les violettes embaumaient, et les cyclamens élevaient leurs crêtes rouges comme des drapeaux de victoire.

Les graminées et les fleurettes tapissaient le sol, et répandaient leurs parfums sur ses pieds, comme avait fait Madeleine.

De grandes tulipes jaunes lui présentaient leurs calices dorés, où scintillaient les pleurs de la nuit, comme pour lui faire oublier l’amer calice que les hommes méchants lui préparaient.

Les asphodèles, les iris, les anémones rivalisaient d’éclat et de beauté pour lui présenter leurs hommages.

Tout l’orient déployait ses magnificences pour l’honorer ; et les arbres, les plantes, les fleurs lui parlaient un langage que nul autre homme n’avait jamais si bien compris.

À la veille du plus grand deuil de la nature, tous les êtres qui la composent continuaient de sourire et de chanter, comme s’ils avaient compris que le jour de la grande douleur allait être celui du salut du monde.

Cette louange universelle de la création, Jésus l’entendait et la comprenait, mieux que tous les poètes qui ont tenté de la traduire en langue humaine, mieux que le prophète-roi qui en fut pourtant le plus parfait interprète.

Car le Verbe de la Création, c’était Lui. Le grand compositeur des harmonies de la terre et du ciel, c’était Lui.

Les figures, les symboles, les analogies, qui créent des rapports entre le réel et le spirituel, entre la nature et le surnaturel, n’avaient pas de secrets pour Lui.

Et si les merveilles de notre univers forment une échelle lumineuse qui permet à l’esprit humain de s’élever vers Dieu, quelles ascensions prodigieuses devait donc y faire l’intelligence d’un homme qui était Dieu !

Pour les poètes, adorateurs du vrai Dieu, la nature est comme un voile qui tamise les rayons de la Divinité, dont nos yeux mortels ne pourraient supporter l’éclat. C’est le treillis du Cantique des Cantiques à travers lequel l’âme humaine aperçoit son bien-aimé.

Mais pour l’œil de Jésus le voile avait une transparence merveilleuse, et le treillis n’altérait pas les splendeurs de la vision béatifique.

Qu’elle était donc belle cette aurore de son dernier jour sur la terre ! Mais l’ombre de la mort en éclipsait déjà les splendeurs. Le soir de ce beau jour allait être aussi le soir de sa vie.

Sans doute en ce moment la nature lui offrait l’hommage de tout ce qu’elle produit de beau comme forme, comme coloris, comme dessin, comme parfum, comme mouvement, comme vie ! Mais la terre ne se soulevait vers lui que pour l’attirer vers elle. C’est avant de l’ensevelir qu’elle lui faisait ce dernier triomphe.

Encore quelques heures, et nul ne le verrait plus. Comme le soleil qui est l’œuvre de ses mains, il allait disparaître à l’horizon terrestre.

Le lendemain, vers le milieu du jour, à l’heure où le ciel inonde ordinairement la terre de ses clartés, des ténèbres profondes envelopperaient Jérusalem ; et lui-même, cloué sur une croix au sommet de cette colline, qu’il apercevait au delà de la porte de Justice, il entrerait dans la nuit que les hommes appellent éternelle.

Mais pour lui, cette nuit ne serait qu’une éclipse, et bientôt, elle ferait place à la véritable aurore, à l’aurore qui n’aurait jamais de fin.

Dans leurs visions passagères, les prophètes l’avaient annoncée. David l’avait décrite comme un fleuve de lumière qui envahirait le monde, a solis ortu usque ad occasum.

Mais Jésus de Nazareth la voyait déjà poindre à travers la nuit profonde dans laquelle il allait entrer. Il la voyait grandir, et inonder de ses clartés non seulement le séjour des vivants, mais aussi celui des morts.

Dans cette vallée de Josaphat qui s’étendait sous ses yeux, que nul ne labourait jamais que pour y ensevelir ses morts, sa lumière allait pénétrer au sein des semailles humaines, et leur infiltrer une vie nouvelle.

Du séjour des morts, ses rayons allaient jaillir jusqu’aux confins des horizons célestes, et donner enfin la vision de Dieu aux Justes détenus dans la prison mystérieuse des Limbes.

Ce glorieux lendemain des jours ténébreux, ce triomphe prochain du grand vaincu, c’était déjà le présent pour le regard de Jésus, et il pouvait vraiment se dire : « Ce n’est pas moi qui vais mourir, c’est le monde antique, c’est Jérusalem, la patrie de mes pères, c’est Rome, la grande prostituée qui pervertit les nations.

« Là-bas, sur les bords du Tibre, je vois déjà se dresser un trône pour mon apôtre Pierre, devenu roi immortel. Et sur la plus haute colline de la grande cité où fleurissait le culte de Junon, fausse mère des faux dieux, je vois s’élever un temple somptueux en l’honneur de ma vénérée mère, la mère du vrai Dieu.

« Partout, sur toutes les plages, au milieu des ruines amoncelées des plus puissants empires, et jusque dans les déserts, je vois germer la semence que j’ai jetée en terre, et s’épanouir de merveilleuses floraisons.

« Partout, je vois s’élever d’innombrables autels consacrés à mon culte, et grandir une civilisation nouvelle qui portera mon nom. La voilà, la véritable aurore qui éclairera tous les siècles…

« Ô Juifs, hâtez-vous ; étendez-moi sur cette croix, qui est aujourd’hui un signe d’ignominie, et qui sera demain un étendard de victoire et de puissance. »