Le Centurion/40
XII
JÉSUS AU TEMPLE
Nous empruntons au journal de Camilla le récit de la fête du quatrième jour, et le compte rendu de ses impressions :
— « Il est enfin venu, et je l’ai vu et entendu le grand prophète de Galilée ! Tout est beau, et tout est grand chez lui, et sa parole m’a profondément impressionnée.
« Les cérémonies du quatrième jour étaient commencées, et l’on disait encore dans les parvis du temple qu’il ne viendrait pas. Dans le groupe où je me trouvais, quelques scribes échangeaient les propos suivants :
— « Comment sait-il les Écritures, lui qui ne les a pas étudiées ?
— « Il ne peut pas être le Messie. Car lorsque le Messie paraîtra, disent les Prophètes, nous ne saurons d’où il est, ni d’où il vient. Et lui, nous connaissons son origine, et nous savons qu’il vient de l’obscur village de Nazareth, où il exerçait le métier de charpentier.
— « Qui donc a pu lui enseigner la doctrine qu’il prêche ?… Tout à coup un frémissement courut dans la foule. Une forme blanche venait d’apparaître sur le plus haut degré du parvis des Juifs. C’était le Prophète !
« Nous nous rapprochâmes le plus possible, et je recommandai à Caïus de bien noter ce qu’il allait dire ; car nous savions qu’il parlait généralement le dialecte hébreu populaire, c’est-à-dire l’araméen, et Caïus le comprend bien mieux que nous.
Un grand silence se fit, et Jésus prit la parole :
— « Il y en a un grand nombre parmi vous qui se demandent où j’ai puisé la doctrine que j’enseigne. Elle n’est pas de moi, cette doctrine ; elle est de Celui qui m’a envoyé, c’est-à-dire de Dieu.
« L’homme qui parle de son chef n’a en vue que sa propre gloire. Mais celui qui ne cherche que la gloire du Dieu qui l’envoie, celui-là est dans la vérité et la justice…
— « Vous prétendez savoir qui je suis et d’où je viens ; mais alors vous devez savoir que je ne suis pas venu de moi-même ; c’est Celui qui est vrai qui m’a envoyé ; mais vous ne le connaissez pas, Celui-là. Moi, je le connais parce que je procède de Lui, et parce qu’Il m’a envoyé…
L’étonnement des scribes qui se tenaient près de nous était grand. Ils se regardaient les uns les autres, et ils se disaient à voix basse : « Il a deviné les propos que nous échangions tout à l’heure, et il nous répond : que nous nous trompons quand nous croyons savoir d’où il vient, parce qu’il vient de Dieu, et que nous ne connaissons pas Dieu. Et c’est de Dieu aussi que lui vient sa science…
Jésus continuait de parler. Mais il s’était fait un mouvement dans la foule qui nous avait éloignés, et nous ne l’entendions que par intervalles. Les observations des auditeurs parvenaient mieux à nos oreilles :
— « N’est-ce pas là, disait-on, celui que les princes des prêtres cherchent à mettre à mort ? Le voilà qui parle en public, et ils ne lui disent rien. Ils ne le contredisent même pas. Est-ce qu’ils auraient reconnu qu’il est vraiment le Messie ?…
— « Quoi qu’il en soit, quand le Christ viendra, fera-t-il plus de miracles que n’en opère cet homme ?…
La voix du Prophète disait :
— « Je suis encore avec vous pour un peu de temps ; puis je retournerai à Celui qui m’a envoyé. Alors, vous me chercherez, et vous ne me trouverez point ; car où je suis, vous ne pouvez venir… »
Soudain, retentirent à la porte du Midi de grandes acclamations mêlées au son des trompettes et des cymbales.
Jésus se tut ; et une longue procession défila sous les portiques. Le grand prêtre Caïphe, revêtu des ornements pontificaux en brocart, et portant dans ses mains une urne d’or, marchait en tête. L’urne était remplie de l’eau que le peuple et les Lévites étaient allés en procession puiser à la fontaine de Siloé, au pied de la colline d’Ophel. Elle rappelait à Israël l’eau vive que Moïse avait fait jaillir d’un rocher, un jour que les ancêtres sortis d’Égypte se mouraient de soif au désert.
Derrière lui venaient les prêtres, portant des vêtements somptueux de pourpre et d’or.
Mais ceux du Grand-Prêtre étaient d’une richesse et d’un éclat merveilleux, conformes aux instructions données par Moïse, et dont on trouve la description au chapitre XXXIX de l’Exode. Le pectoral était du même tissu que l’éphod, de pourpre écarlate violette et cramoisie, avec quatre rangées de pierres précieuses, sardoines, topazes, émeraudes, escarboucles, saphirs et diamants. Ces pierres étaient enchâssées dans douze rosettes d’or, portant les noms des douzes tribus d’Israël. Les épaulettes de l’éphod étaient formées par des pierres d’onyx enchâssées dans des chatons d’or, et sur lesquelles étaient gravés les noms des fils d’Israël. La robe de l’éphod tout entière en pourpre violette avait au bas une garniture de grenades écarlates et de clochettes d’or, qui sonnaient à chaque pas du pontife.
Sa tête était couronnée d’une tiare artistement travaillée ; et sur une lame d’or pur qui encerclait son front on pouvait lire les mots : Sainteté de Jéhovah.
Après les prêtres venaient quelques scribes, plusieurs Anciens, et une foule de pèlerins étrangers à Jérusalem.
Un chœur de cinq cents voix, accompagné de harpes, de psaltérions, de nébels, de flûtes, de trompettes et de tamlams, chantait le cantique des rachetés du prophète Isaïe :
« Un rameau sortira du tronc de Jessé,
Et de ses racines croîtra un rejeton ;
Sur lui reposera l’esprit de Jéhovah,
Esprit de sagesse et d’intelligence,
Esprit de conseil et de force… »
Et le cantique se terminait par la strophe suivante :
« Vous puiserez des eaux avec joie aux sources du salut.
Et vous direz en ce jour-là :
Louez Jéhovah, invoquez son nom,
Habitantes de Sion,
Car le Saint d’Israël est grand au milieu de vous ! »
Ô mère, que nous le trouvions beau ce cantique, en songeant que peut-être Jésus de Nazareth était celui qu’Isaïe avait prophétisé !
Le vieux Gamaliel nous avait aperçus, et s’était approché de nous. Il débordait d’enthousiasme : « Serait-il donc possible, disait-il, en levant les mains, que nous verrions de nos yeux en ce moment même, la réalisation de la prophétie d’Isaïe ? Serait-ce vrai que cet homme qui est devant nous, et qui nous parle, est le rameau sorti du tronc de Jessé, le rejeton sur qui s’est reposé l’Esprit de Jéhovah, le Saint d’Israël, grand au milieu de Sion ? »
Et le vieux docteur d’Israël fixait ses regards pleins de larmes de joie sur Jésus silencieux, toujours debout, calme et impassible sur les hauts gradins qui lui servaient de tribune.
Et la procession s’avancait toujours en chantant, traversant le parvis des Gentils, puis le parvis des femmes et le parvis des Juifs ; et le pontife qui portait l’urne d’or franchissait la porte de Nicanor, et le portique qui entoure le parvis des Lévites : et au moment où il gravissait les degrés qui conduisent sur l’autel des holocaustes, le peuple cria : « Élève la main » ! Alors le pontife versa l’urne d’or du côté de l’occident, pendant que le chœur reprenait : « Vous puiserez l’eau avec joie aux sources du salut » !
Dès que le chœur se tut, Jésus éleva la voix de nouveau. La cérémonie qui venait de finir lui fournissait une nouvelle image de sa doctrine. « Si quelqu’un a soif, s’écria-t-il, qu’il vienne à moi, et qu’il boive ! Qui croit en moi sera lui-même comme le rocher dont parle l’Écriture ; de son sein jailliront des sources d’eau vive. » La foule se fit tumultueuse. Les uns criaient : « C’est vraiment le prophète annoncé par Isaïe !
« C’est le Christ ! C’est le Messie !
Mais d’autres objectaient : « Est-ce que le Christ vient de la Galilée ?…
Jésus continua, sans se laisser détourner de son sujet.
Le soir venait. On alluma de grands candélabres qui illuminèrent tous les parvis. Leurs reflets transfiguraient le prophète ; et tout spontanément il dit d’une voix forte :
« Je suis la Lumière du monde. Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres ; mais il aura la lumière et la vie… »
— « Jamais le monde, dit Gamaliel, n’a entendu de si grandes paroles, et je ne connais aucune autre éloquence qui ait ce caractère personnel et absolu.
« Il y a un moment, il se disait la Source d’eau vive de la vie éternelle ; et maintenant il est la Lumière du monde !
« Remarquez bien, ajoutait Gamaliel, qu’il ne s’appuie sur l’autorité de personne, autre que Dieu. Et qu’il ne dit pas : Je vais vous enseigner où sont la source de vie et la lumière, et comment vous pouvez y arriver.
Il dit : « Je suis, moi, la Source de vie et la Lumière. » Pour parler ainsi, il faut être Dieu.
Les pharisiens avaient interrompu le Prophète, et lui reprochaient de rendre témoignage de lui-même.
Il leur répondit : que son témoignage est digne de foi parce qu’il sait d’où il vient, et où il va, tandis qu’eux ne le savent pas, qu’il n’est pas seul d’ailleurs à rendre témoignage, mais que son Père qui l’a envoyé rend aussi témoignage de lui.
— Qui est votre Père ? lui crièrent-ils ?
— Vous ne connaissez ni moi, ni mon Père, répondit Jésus. Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père… Car mon Père et moi, nous ne faisons qu’un…
Que veut-il dire ? demandai-je à Gamaliel.
— Je comprends qu’il veut dire que Dieu est son Père.
— Cela est-il possible ?
— C’est le mystère de cet homme ; et c’est ce qui trouble mon entendement et toutes mes connaissances.
Cérémonies et prédications ont continué les jours suivants jusqu’au huitième.
Malheureusement, pendant les derniers jours, la foule était bruyante. Les princes des prêtres, les scribes, les pharisiens étaient disséminés un peu partout, et ils excitaient le peuple contre lui. Ils l’interrompaient, ils murmuraient, ils l’injuriaient, et il a fini par leur adresser lui-même des vérités très dures.
Vous en jugerez par les quelques paroles que Caïus a recueillies, et que je vais vous copier.
Quand nous l’avons trouvé au parvis du Trésor, Jésus disait aux Juifs, qui semblaient très agités autour de lui :
« Je m’en vais ; et vous me chercherez. Mais vous mourrez dans votre péché. Où je vais, vous ne pouvez venir…
— Est-ce qu’il va se tuer lui-même ? murmura la foule. Jésus continua :
— « Vous, vous êtes d’en bas ; moi, je suis d’en haut.
« Vous êtes de ce monde ; moi, je ne suis pas de ce monde. Aussi vous l’ai-je déclaré : Vous mourrez dans votre péché, si vous persistez à ne pas croire qui je suis…
— Qui donc êtes-vous ? lui dirent-ils.
— « Je suis ce que j’affirme. Je suis le Principe… Celui qui m’a envoyé ne trompe point, et ce qu’il m’a appris, je le dis au monde…
Gamaliel tressaillit, et se tournant vers nous :
« Remarquez-vous encore cette affirmation personnelle et absolue : Je suis le Principe. Jamais homme a-t-il parlé ainsi ? Est-il au monde un être purement humain qui puisse dire avec vérité « je suis le Principe » ?
Moïse lui-même n’aurait pas osé prononcer une telle parole !
Le Prophète poursuivait son discours :
« Quand vous aurez élevé le Fils de l’Homme, alors vous reconnaîtrez qui je suis. Vous reconnaîtrez que je ne fais rien de moi-même, mais que je dis ce que mon Père m’a enseigné ; que Celui qui m’a envoyé est avec moi, et qu’il ne me laisse point seul parce que je fais toujours ce qui lui plaît. »
Un grand nombre des auditeurs l’acclamèrent alors, et se déclarèrent ses disciples.
« Vous serez vraiment mes disciples, leur dit-il, si vous demeurez dans ma doctrine. Vous connaîtrez ainsi la vérité, et la vérité vous rendra libres. »
Tous ceux qui témoignaient leur hostilité protestèrent alors contre ces paroles avec emportement :
— « Nous sommes les enfants d’Abraham, et nous n’avons jamais été les esclaves de personne ! »
— Les orgueilleux ! remarqua Gamaliel, ils oublient qu’ils ont été bien des fois traînés en captivité, et qu’ils sont encore aujourd’hui soumis à la domination romaine.
Mais Jésus leur expliqua qu’il parlait de liberté morale ; que le véritable esclavage est le péché ; et que bien loin de faire les œuvres de justice que faisait Abraham, ils cherchent en ce moment même à le faire mourir, lui qui leur a fait connaître la vérité qu’il a entendue de Dieu.
Le tumulte augmenta. Et les Juifs proclamèrent hautement qu’il n’avaient qu’un seul père : Dieu !
Le Prophète éleva la voix pour couvrir le tumulte, et il leur dit avec fermeté :
« Si Dieu était votre Père, certainement vous m’aimeriez, Moi ! Car c’est de Dieu que je suis sorti et que je viens. Non, je ne suis pas venu de moi-même, je vous le répète, c’est Lui qui m’a envoyé. Et cependant vous ne reconnaissez pas mon langage, et vous ne voulez pas entendre ma parole…
« Ah ! Celui qui est de Dieu écoute les paroles de Dieu ; et si vous ne les écoutez point, c’est parce que vous n’êtes pas de Dieu !
« Votre père à vous, c’est le démon ! Et ce sont les instincts de votre père que vous voulez assouvir en cherchant les moyens de me faire mourir. Dès l’origine, celui-là fut homicide, et la vérité n’est plus en lui. Quand il dit le mensonge il parle de son propre fond ; car il est le menteur, le père du mensonge… »
Des cris de rage couvrirent ces paroles. Les Juifs lui crièrent qu’il n’était qu’un possédé du démon ; et comme il y avait dans le parvis, des tas de pierres dont les ouvriers devaient se servir pour certaines réparations aux murs, les Juifs ramassèrent ces pierres et se précipitèrent vers Jésus pour le lapider. Mais il avait disparu.
Ce fut la fin de la prédication ; car c’était le dernier jour de la fête. Mais le Prophète ne cessa pas de faire des miracles.