L'Action sociale (p. 215-225).

X

DE CÉSARÉE À JÉRUSALEM


Il fut bien agréable pour Caïus et Camilla ce petit voyage qui dura trois jours. Pilatus et son beau-père, Claudius, prirent les devants, et laissèrent en arrière Claudia et Camilla, qui désiraient s’arrêter à Sébaste et à Sichar. Caïus fut chargé de les accompagner avec quelques légionnaires.

La route traverse un pays accidenté, plein de souvenirs historiques, que le centurion faisait connaître à ses compagnes de voyage, et la température était délicieuse.

Deux légionnaires à cheval ouvraient la marche. Puis venaient le centurion et les deux dames qui chevauchaient de front. Cinq autres cavaliers suivaient.

De temps en temps ils s’arrêtaient dans les villages, et des Samaritaines leur apportaient à boire de l’eau fraîche et du vin, avec des oranges et des figues.

Camilla les interrogeait sur leurs familles, et sur leur manière de vivre ; et elle prenait un intérêt marqué à leurs réponses.

— Et le Messie ? leur disait-elle ; l’attendez-vous en Samarie ?

— Il est venu, répondaient-elles. Il a passé deux jours à Sichar, l’an dernier ; et tous ceux qui l’ont entendu ont cru en lui.

— Mais que vous a-t-il enseigné ?

— Il a enseigné qu’il importe peu que l’on adore Dieu dans un lieu plutôt que dans un autre, à Jérusalem plutôt que sur le mont Garizim ; mais qu’il faut l’adorer en esprit et en vérité.

Tout cela intéressait vivement Camilla.

De son côté, Caïus débordait d’allégresse de voyager en si aimable compagnie. Claudia et Camilla étaient d’excellentes écuyères, et Caïus se laissait parfois devancer pour admirer leur élégance à cheval. Puis il les rejoignait pour leur faire observer les beautés du pays qu’ils traversaient.

— Cependant, disait Camilla, nos paysages d’Italie sont encore plus beaux.

— Peut-être, mais ceux-ci ont à mes yeux aujourd’hui un charme inaccoutumé. Voyez ces collines ondulées qui tressaillent sous les caresses du soleil. Admirez ces reflets de lumière fondus dans les lointains bleus. Étudiez du regard l’architecture de ces grands arbres qui bordent notre route, et qui réunissent tous les styles d’arcs, de chapiteaux et de volutes. Jamais je ne me suis senti aussi épris des beautés de la nature.

— Alors faites-nous des vers ; vous me paraissez en veine. Chantez-nous les rivages enchanteurs de Magdala, et la belle Myriam.

— Ne vous moquez pas de moi, Camilla. Magdala avait ses beautés ; mais j’y étais solitaire. Nul cœur n’y battait à l’unisson du mien.

Aujourd’hui, je ne me sens plus seul. Entre les beautés de la nature et moi un lien sympathique existe, et c’est vous qui le créez, ce lien…

— Oh ! s’écria Claudia, voyez donc la belle ville qui surgit à l’horizon ! C’est comme une immense pyramide de pierre.

— C’est l’ancienne Samarie, dit Caïus, qu’Hérode le Grand a réparée, agrandie et embellie, et qu’il a nommée Sébaste, en l’honneur d’Auguste.

De l’endroit où nous sommes, elle présente, en effet, l’aspect d’une pyramide. Car elle est bâtie sur une montagne qui a 600 pieds de hauteur, et dont la cime est couronnée par la citadelle, et par un temple en l’honneur d’Auguste.

L’ancienne Samarie était la capitale du royaume d’Israël. Elle eut ses jours de gloire, mais ils finirent d’une façon tragique. Sous le règne d’un roi impie, qui se nommait Achab, elle abandonna le culte de Jébovah ; et elle éleva un temple à Baal à l’endroit même où vous apercevez maintenant celui d’Auguste.

Jéhovah fut patient. Mais à la fin il châtia Israël. Les Assyriens furent les instruments de sa justice. Salmanasar détruisit Samarie, et emmena les tribus schismatiques en captivité. Tout ce beau pays se trouva désert, et des colons de la Perse et de la Médie vinrent s’y établir. Ils y apportèrent leurs idolâtries, pendant que les Israélites qui avaient échappé à la captivité persistaient dans le schisme.

Peu à peu ces races diverses se fusionnèrent, et tout en gardant certaines superstitions et pratiques idolâtriques, les nouveaux Samaritains prétendirent embrasser la religion de Jéhovah. Ils offrirent même de contribuer à la constructions du temple de Jérusalem. Mais les Juifs les repoussèrent avec mépris. Alors ils bâtirent eux-mêmes un temple à Jéhovah sur le mont Garizim ; et, depuis lors, Samaritains et Juifs se sont toujours traités en ennemis.

— Votre histoire est bien intéressante, Caïus ; ce n’est pas ma sœur et moi qui donnons de l’attrait à ce beau pays, mais c’est vous, qui nous en révélez si bien l’intérêt historique.

— Je ne demande qu’une chose : c’est de vous être agréable, et de vous faire partager mon allégresse.

La petite caravane était arrivée à Sébaste.

Ils visitèrent l’acropole, le temple d’Auguste, les fortifications, où ils eurent la joie de trouver un bon nombre de soldats romains, et les ruines de l’antique Samarie. Mais ce fut la situation pittoresque de la ville nouvelle qu’ils admirèrent davantage.

Le soleil baissait rapidement à l’horizon. Les voyageurs remontèrent à cheval et traversant la vallée qui s’étend de l’ouest à l’est entre le mont Garizim au sud et l’Hébal au nord, ils arrivèrent à Sichar, ou Sichem. Ils y trouvèrent avec peine une hôtellerie convenable, et ils y passèrent la nuit.

Le lendemain matin, trois âniers étaient à la porte de l’auberge, avec leurs petits ânes gris, tout sellés. C’était Caïus qui les avait loués pour faire l’ascension du Garizim. Claudia et Camilla trouvèrent l’idée ingénieuse, et furent charmées. Les petits ânes étaient joliment harnachés, et portaient sur leurs têtes des cocardes rouges avec des clochettes. Les selles en cuir brun étaient recouvertes d’un coussinet en damas de soie rouge.

On prit le déjeuner, qui fut très gai, et l’on se mit en route.

La vallée de Sichem est la plus riante des oasis dans cette terre d’Orient qui a presque partout l’aspect d’un désert. C’est elle que Moïse devait apercevoir dans ses visions prophétiques, quand il décrivait la Terre Promise avec tant d’enthousiasme. Placée entre le mont Hébal, qui la protège contre le vent du nord, et le Garizim qui lui verse des eaux abondantes, elle ressemble à un berceau ; et le soleil la réchauffe tout le jour depuis son lever jusqu’à son coucher. Les Samaritains croient qu’elle fut le paradis terrestre, où Dieu plaça le premier homme.

Camilla se sentait envahie par le bonheur de vivre, et par une gaîté d’enfant. Aiguillonné par l’ânier, son petit âne trottinait joyeusement en avant des autres. Alors, elle leur criait en riant : hâtez-vous donc, festinate ! Claudia pressait sa monture, et prenait les devants à son tour. Caïus restait au côté de Camilla, et lui disait : C’est ainsi que je voudrais faire le voyage de la vie.

— À dos d’âne ? demandait Camilla, avec un éclat de rire.

— Oh ! non, les ânes vont trop vite. C’est à pieds, à pas lents, que je voudrais cheminer à vos côtés, afin que le voyage durât longtemps, longtemps…

— Mais le chemin de la vie n’est pas toujours aussi beau que celui-ci.

— Ne m’ôtez pas mes illusions. Voyez comme elle est belle et riante cette vallée tranquille qui est maintenant tout entière sous nos yeux, avec ses grandes futaies d’où monte la chanson de la vie et de l’amour. Il me semble qu’elle est l’image de notre avenir.

— Vous êtes bien sentimental, et bien poétique aujourd’hui. Laissez parler l’historien à la place du poète, et dites-nous plutôt quelques-uns des grands souvenirs historiques de cette harmonieuse et fertile vallée.

— Je veux bien, répondit Caïus, et ils s’arrêtèrent tous les trois au bord de l’escarpement de la montagne.

— Les plus anciens souvenirs que je pourrais évoquer, dit Caïus, remontent à 2000 ans. C’était le patriarche Jacob qui était alors le roi-pasteur de toute cette contrée, et son histoire est pleine de péripéties et de scènes dramatiques qu’il serait trop long de vous raconter. Je pourrais vous parler aussi de son fils Joseph qui fut trahi et vendu par ses frères, emmené en Égypte, et qui y devint l’intendant d’un des Pharaons les plus puissants. Son tombeau est là-bas, au fond de cette vallée.

Mais j’aime mieux évoquer un souvenir moins antique, dont vous admirerez comme moi la grandeur. Il remonte encore à quinze siècles cependant, sept siècles avant la fondation de Rome.

Josué avait achevé la conquête de la Terre Promise, et suivant les instructions qu’il avait reçues de Moïse, il voulut qu’Israël renouvelât l’alliance qu’il avait faite avec Jéhovah. Il amena les douze tribus, formant une armée de 600,000 hommes, dans cette vallée, au fond de laquelle il avait placé l’Arche d’alliance. Il rangea six tribus formant trois cent mille hommes sur le flanc du mont Hébal, et les six autres tribus en face, sur la pente du Garizim. Lui-même prit place sur une estrade, à côté de l’Arche d’alliance entourée des prêtres et des lévites.

Puis, se tournant vers le mont Garizim, il annonça au peuple à voix haute douze bénédictions promises par Jéhovah, si Israël observait ses commandements.

Voici quelles étaient les deux premières :

« Si tu obéis à la voix de Jéhovah, ton Dieu, tu seras béni dans la ville, et tu seras béni dans les champs.

« Béni sera le fruit de tes entrailles, et le fruit de ton sol, et le fruit de tes troupeaux. »

Et à chacune de ces bénédictions, les six tribus du mont Garizim répondaient par un grand cri : Amen.

Et se retournant alors vers le mont Hébal, Josué prononça douze malédictions contre les violateurs de la Loi :

« Si tu n’obéis pas à la voix de Jéhovah, ton Dieu, tu seras maudit dans la ville, et tu seras maudit dans les champs.

« Maudit sera le fruit de tes entrailles, et le fruit de tes terres, et le fruit de tes troupeaux »…

Et les trois cents mille hommes du mont Hébal répondaient à chaque malédiction par le même cri unanime : Amen.

— Quel merveilleux spectacle ce devait être ! dit Camilla.

— Que c’était grand, et imposant, et solennel ! ajouta Claudia.

—N’est-ce pas, reprit Caïus, que cette vallée et ces montagnes méritaient une visite ?

— Oh ! oui, dit Camilla, et nous ne savons comment vous remercier.

Au sommet de la montagne, ils trouvèrent les ruines de l’ancien temple, et l’autel sur lequel les Samaritains venaient encore offrir des sacrifices. Ils promenèrent leurs regards sur toute la contrée environnante depuis le Jourdain jusqu’à la Méditerranée, et ils redescendirent dans la plaine, au pas prudent et sûr de leurs ânes.

Caïus les conduisit alors au puits de Jacob.

— Quel est ce puits ? dit Camilla, et pourquoi nous arrêtons-nous ici ?

— C’est le puits, creusé il y a 2000 ans par le patriarche Jacob, l’un des ancêtres de Jésus de Nazareth ; et c’est ici que le Prophète a commencé, l’année dernière, ses étonnantes prédications.

Caïus raconta alors à ses compagnes de voyage la rencontre de Jésus avec la Samaritaine Photina en cet endroit, et la conversion des Sichémites.

Les deux femmes écoutèrent ce récit avec un intérêt mêlé d’une vraie émotion. Claudia s’éloigna de quelques pas pour cueillir des fleurs qui brillaient dans l’herbe ; et Camilla s’assit sur la margelle du puits en disant :

Elle est bien heureuse, cette Photina, d’avoir reçu le « don de Dieu. »

— Vous aussi, Camilla, vous le recevrez quand l’heure sera venue. Il arrive tant de choses qu’on ne peut prévoir. Je ne l’ai jamais prévue, mais bien désirée, cette rencontre exquise qui m’est donnée aujourd’hui, auprès de ce puits qui fut témoin jadis de tant de serments d’amour.

Je puis à peine balbutier mes sentiments pour vous, Camilla ; mais vous les comprenez mieux sans paroles…

— Ne parlez pas. Un jour, j’espère, nous nous retrouverons au bord du Tibre, dans cette Rome que nous aimons tous deux, et nous aurons peut-être alors le même Dieu, comme nous avons la même patrie.

— Quel sera ce Dieu ? J’ai le pressentiment qu’il sera Celui qui s’est assis où vous êtes, et qui enseigne la religion d’amour, et l’adoration en esprit dans tous les lieux, dans toutes les langues, et chez tous les peuples.

Camilla avait baissé les yeux, et une larme était tombée sur sa main. Caïus saisit cette main, et la baisa : — Si toutes les larmes avaient cette douceur, ce serait un bonheur de pleurer, dit-il.

Camilla eut un sourire d’allégresse suave.

Pendant la soirée, Caïus réussit à trouver Photina, et l’amena à l’hôtellerie. Claudia et Camilla lui firent raconter son entrevue avec Jésus de Nazareth, et leur émotion fut grande.

— Avec quel bonheur je vais revoir le Prophète, dit la samaritaine en terminant ! Nous partons demain en caravane pour Jérusalem, où nous assisterons à la fête des Tabernacles, et Jésus y viendra certainement. »

Le lendemain vers le soir, Claudia, Camilla et Caïus rentraient à Jérusalem, par la porte de Joppé.