L'Action sociale (p. 195-200).

VII

SUR LE CHEMIN DES CONFIDENCES


Caïus réfléchissait de son côté avec autant de sagesse ; et il se disait que le temps de parler n’était pas encore venu pour lui.

Il n’était pas resté insensible aux attraits de Camilla, qu’il avait connue enfant, et qu’il retrouvait à Jérusalem grandie et embellie. Ce n’était plus le bouton de rose des jardins de l’Aventin, c’était la fleur épanouie dans toute la fraîcheur de son coloris, et la délicatesse de son parfum.

Une rare distinction complétait sa beauté. Un joli sourire ajoutait au charme enveloppant de son regard ; et son langage toujours correct et choisi révélait une haute culture intellectuelle.

Dès les premiers jours, Caïus avait été charmé. Mais il avait bien vu que d’autres aussi subissaient l’attraction de la belle Romaine.

Cet astre avait déjà deux satellites qui gravitaient autour d’elle — Gamaliel et Onkelos.

Il devait donc réprimer les mouvements de son cœur, rester maître de ses sentiments, et ne pas s’exposer à les voir repousser en les manifestant prématurément. Logé dans les casernes de la tour Antonia, il avait assez souvent l’occasion d’aller au palais du gouverneur, et d’y causer un peu avec les deux sœurs, Claudia et Camilla.

Parfois, il les accompagnait dans leurs courses aux bazars du Tyropéïon, ou dans leurs promenades autour des parvis du temple, sous les grands portiques de marbre, où elles trouvaient à volonté de l’ombre ou du soleil.

On y causait très souvent de Rome, des amis qu’on y avait laissés, des amusements qu’on y avait goûtés jadis, et des événements qui s’y déroulaient. On y discutait la question messianique, et l’issue plus ou moins incertaine de la lutte engagée entre le sacerdoce et Jésus de Nazareth.

Les promenades qu’ils faisaient ensemble aux environs de Jérusalem avaient de plus en plus de charme, et devenaient assez fréquentes.

Un jour, Caïus et Camilla firent une course à cheval, et gravirent le mont des Oliviers. Au détour de la route, sur le sommet du Midi, ils firent halte et admirèrent longtemps l’incomparable tableau que présente Jérusalem, vue de ces hauteurs : les harmonieuses colonnades du temple longeant l’escarpement du mont Moriah, les hautes murailles crénelées qui semblaient accrochées à la pente de l’Ophel, les palais, les tours de David et son tombeau monumental qui couronnaient le mont Sion, et toute cette merveille architecturale surplombant les deux abîmes du Cédron et de la Géhenne.

En reprenant leur course, ils arrivèrent bientôt en vue de Béthanie ; et Camilla demanda au Centurion quel était ce château dont la haute tour dominait l’humble village.

— C’est la résidence d’un excellent Juif, très riche, nommé Lazare, répondit Caïus.

— Le connaissez-vous personnellement ?

— Oui. Je l’ai rencontré plusieurs fois à Jérusalem, mais je ne suis jamais allé chez lui. Il est l’ami de Joseph d’Arimathie, du prince Nicodème, et surtout de Jésus de Nazareth.

— Voulez-vous dire son disciple ?

— Je veux dire plus : car une amitié très intime les unit. Le prophète est son hôte, chaque fois qu’il vient prêcher à Jérusalem, et ils paraissent être du même âge.

— A-t-il une famille ?

— Il est célibataire, et il vit avec ses deux sœurs.

— Les connaissez-vous ?

— J’ai connu la plus jeune, l’an dernier, à Magdala. Elle se nomme Myriam, et sa beauté est remarquable. J’en ai été follement épris pendant plusieurs semaines.

— Un coup de foudre alors ?

— Oui, vraiment.

— Vous ne m’avez jamais conté cela ?

— Un militaire ne se vante jamais de ses défaites.

— Comment ! Vous avez eu un échec ?

— Complet et définitif.

— Mais, alors, c’est bien plus intéressant. Est-ce dramatique ?

— Non. Mais vous voulez que je vous raconte mon aventure, n’est-ce pas ?

— Je n’ose pas vous le demander.

— Eh ! bien, la voici.

Et Caïus fit alors en peu de mots le récit du petit roman que mes lecteurs connaissent.

— Eh ! bien, dit Camilla, quand le récit fut terminé, je veux connaître cette femme.

— Ce sera facile à vous. Mais vous me pardonnerez de ne pas m’offrir comme intermédiaire. Il me reste pour elle un sentiment de profond respect, et je ne voudrais pas faire une démarche qu’elle pourrait attribuer à une curiosité malsaine.

— Je vous comprends, Caïus. C’est un sentiment de discrétion et de délicatesse qui vous éloigne d’elle.

Caïus fit un signe d’assentiment, et les deux amis reprirent leur cavalcade vers le Nord. Ils contournèrent le mont des Oliviers, et rentrèrent à Jérusalem par la vallée de Josaphat, où plus de vingt générations dormaient leur dernier sommeil. L’aspect de ce vaste cimetière les rendit silencieux et tristes.

C’est ce jour-là, dans la soirée, que Camilla écrivit cette description de la vallée de Josaphat, que nous extrayons de son journal.

« Qu’elle est tranquille et triste cette vallée solitaire !

« Elle ressemble au champ des pleurs, décrit par Virgile, dans les enfers ; et le Cédron, avec son maigre filet d’eau rappelle le Léthé.

« Quoique bruyant, il est lui-même d’une tristesse profonde. Il ne chante pas, il se plaint. Il fait péniblement son chemin à travers les tombeaux séculaires, les rochers et les montagnes, dans des ravins que le soleil n’éclaire jamais, et il va se perdre dans cet océan d’oubli qu’on nomme la Mer Morte.

« Je ne retrouve plus dans cette vallée étroite le bocage solitaire plein d’arbrisseaux sonores :

In valle reducla seclusum nemus et virgulta sonantia silvis. Mais aux bords du Cédron, comme autour du Léthé, il me semble voir voltiger les âmes d’innombrables générations ».

Hinc circum innumeratæ gentes populique volabant.

« Les bois murmurants sont remplacés par une forêt de stèles funèbres et de tombes silencieuses.

« En traversant ce lugubre vallon, je me suis rappelé que le vieil Anchise répondait à son fils Énée qu’après avoir bu les longs oublis longa oblivia, les âmes revivront dans d’autres corps… Animæ, quibus altera fato corpora debentur

« La résurrection ! La vie future ! Voilà le grand problème dont les savants et les philosophes cherchent toujours en vain la solution.

« Qui peut nous dire ce que nous devenons après la mort ? Nous voyons bien ce que devient le corps, et cela n’est pas de nature à nous convaincre de notre immortalité. Cependant, l’espérance d’une autre vie persiste en nous. Le prophète Jésus de Nazareth enseigne une vie sans fin, dans un royaume qui n’est pas de ce monde ; mais il ne s’appuie pas sur l’étude des sciences et de la philosophie. Il prétend le savoir de lui-même, parce que son père est Dieu, et qu’il ne fait qu’un avec son Père. »