L'Action sociale (p. 181-193).

V

ONKELOS ET CAMILLA


Camilla prenait le plus grand intérêt à ces controverses entre les hommes distingués qui se rencontraient dans les salons du gouverneur, ou chez le prince Ben Gorion Nicodème. Dans ce milieu d’élite sa brillante intelligence ne manquait pas d’éclat, et elle se formait elle-même une opinion sur le personnage extraordinaire que paraissait être Jésus de Nazareth.

Elle aurait bien voulu le voir et l’entendre. Car elle était déjà convaincue par tout ce que Caïus lui avait raconté, que cet homme était bien supérieur à tous les autres. Malheureusement, le Prophète ne venait plus à Jérusalem. Il n’y était pas même venu pour la dernière Pâque ; et l’on avait appris qu’il était allé visiter les côtes de la mer, et la région de Tyr et de Sidon.

Reviendrait-il jamais dans la Ville Sainte ? On en doutait, parce qu’on savait que les princes des prêtres avaient décidé de le faire mourir, et avaient chargé leurs policiers de l’arrêter, dès qu’il paraîtrait dans le temple.

En attendant, elle continuait d’étudier l’histoire du peuple juif et les Écritures, et de visiter les lieux mêmes où tant d’événements merveilleux s’étaient accomplis.

Siméon Gamaliel et Onkelos étaient pour elle, sous ce rapport, des amis précieux ; car ils l’accompagnaient tour à tour dans les divers quartiers de la ville, et dans les environs, qu’ils connaissaient parfaitement ; et tous deux faisaient autorité dans l’interprétation des Livres Saints.

Malheureusement, ces promenades archéologiques, surtout avec Siméon Gamaliel, devinrent trop sentimentales au goût de Camilla. Gamaliel ne savait pas déguiser l’admiration qu’il avait pour elle, depuis leurs longs entretiens à bord de la Nausicaa.

Onkelos n’était pas moins sensible aux charmes de la belle Romaine. Mais il prenait soin d’exprimer ses sentiments dans des termes tellement délicats et voilés que Camilla n’en pouvait prendre ombrage.

Un jour, à l’heure où le soleil déclinait à l’horizon, elle voulut parcourir le mont Bézétha, pour y visiter la grotte du prophète Jérémie et les tombeaux des Rois.

Onkelos s’offrit à lui servir de guide, et tous deux sortirent par la « porte des Brebis ».

Ils longèrent à pas lents les hautes murailles de l’enceinte, et contournèrent le coin nord, en se dirigeant vers la gauche. Après trente minutes de marche, ils entrèrent dans un chemin étroit entre deux murs en ruines, qui les conduisit à la grotte du célèbre prophète Jérémie.

— Voilà, dit Onkelos, la sombre cellule taillée dans le roc qui servit d’habitation au sombre fils d’Helcias. C’est ici qu’il a composé ses lamentables élégies, les plus tristes accents qu’une voix humaine ait jamais fait entendre.

— Admirez-vous beaucoup, demanda Camilla, ce lugubre poème ?

— Beaucoup. Je l’admire d’autant plus que j’ai connu des douleurs analogues à celles du prophète.

— Mais vous n’avez jamais été persécuté, accusé de trahison, emprisonné, jeté au fond d’une citerne, comme lui ?

— Non, mais ce ne sont pas ses propres malheurs qui font le sujet des indicibles lamentations du prophète. Pour un homme qui aime sa race, les souffrances individuelles ne sont rien. La grande douleur du fils d’Helcias, c’était la ruine de sa patrie, la destruction de cette Jérusalem qu’il trouvait si belle et qu’il aimait tant… Eh ! bien, voilà la souffrance que j’ai connue.

Onkelos poussa un profond soupir, et dit : sortons d’ici, et venez plutôt contempler Jérusalem.

Tous deux sortirent de la caverne, et gravissant la colline qui la recouvre ils regardèrent la grande ville. Le soleil couchant en incendiait tous les reliefs, toutes les tours crénelées ; et les coupoles dorées du Temple étincelaient dans cet embrasement merveilleux.

— Voyez ! dit Onkelos, est-il étonnant que le prophète ait contemplé avec un amour fait d’admiration cet incomparable spectacle ?

Jugez alors combien il devait souffrir quand ses yeux de prophète apercevaient dans un avenir prochain les ruines lamentables qui allaient remplacer ces splendeurs.

Représentez-vous son abattement quand il revenait ici vers le soir, après ses entrevues avec le roi Sédécias. Tous ses avertissements, toutes ses prédictions de châtiments, appuyés sur la parole de Jéhovah, n’avaient servi de rien.

Non seulement le roi persistait dans son aveuglement, mais ses ministres, et les chefs de son armée étaient résolus de faire mourir ce prophète de malheur.

Enfin, mesurez, si vous le pouvez, la profondeur de son affliction quand ses yeux de chair virent l’épouvantable accomplissement de ses prophéties : Nabuchodonosor, maître de sa ville bien-aimée, et la détruisant de fond en comble, faisant égorger tous les grands de Juda et les fils du roi sous les regards du malheureux prince, lui crevant ensuite les yeux, et le chargeant de chaînes pour l’emmener en captivité avec tout son peuple !

Représentez-vous le fils d’Helcias assis où nous sommes, avec cette indescriptible vision de deuil sous les yeux, et vous comprendrez mieux les stances élégiaques du poète de la douleur :

« Quomodo sedet sola civitas…

« Comment est-elle assise solitaire la cité populeuse ?… » Et il lui récita toute une page des Lamentations.

Après un silence, Onkelos reprit : Que c’est beau cette merveille architecturale de Jérusalem sous les reflets rouges du disque embrasé du soleil !

Et pourtant, je garde le souvenir d’un spectacle plus beau, qui est à jamais perdu pour moi.

Oui, Jérusalem et son temple forment un tableau splendide. Mais l’acropole d’Athènes et le Parthénon sont plus admirables encore.

Le génie de l’homme n’a jamais rien édifié de plus grandiose, de plus harmonieux, de plus inspiré.

— Et pourquoi donc alors, dit Camilla, avez-vous abandonné votre pays et embrassé le Judaïsme ?

— Ah ! vous réveillez en moi, Camilla, une grande douleur.

Nabuchodonosor n’a jamais détruit ma ville bien-aimée ; mais les Romains l’ont prise, et ma patrie n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était jadis.

Les maîtres du monde sont devenus les nôtres. Ils ont dilapidé, ruiné, décimé, dépeuplé mon malheureux pays.

Et puis… la religion est tombée en décadence. Les sophistes ont remplacé les philosophes qui avaient fait notre gloire. Les mœurs se sont corrompues, et je n’ai pu supporter plus longtemps le spectacle de la déchéance nationale.

Alors je suis venu ici, où j’ai retrouvé des fragments de ma patrie dans les villes grecques florissantes de la Galilée et de la Samarie.

J’ai étudié la religion judaïque, et elle m’a paru bien supérieure au polythéisme. C’est la seule vraie religion du passé, et c’est aussi la religion de l’avenir, parce que son dogme fondamental est la croyance à un Messie qui fera du peuple Juif le plus puissant de la terre.

C’est alors que ce peuple, devenu mon peuple, triomphera de Rome.

— Vous croyez cela, vraiment ?

— Oui. Ce que la Grèce ne pourrait faire, le peuple juif le fera, quand le Messie sera venu.

Comprenez-vous maintenant pourquoi je suis devenu Juif ? Mais on ne change pas de patrie sans déchirements cruels. Et quand je me trouve auprès de vous, un regret amer vient augmenter ma souffrance.

— Quel regret ?

— Celui de vous savoir Romaine.

— Mais alors cette promenade vous est pénible ?

— Non, au contraire, j’aime cette souffrance qui me vient de vous. Camilla ne répondit rien, et se remit à marcher en inclinant vers les fortifications.

Onkelos la suivit, et reprit la parole :

— Ces hauteurs sont peuplées de souvenirs historiques. C’est ici que le prophète Isaïe vint, sur l’ordre de Dieu, rencontrer le roi de Juda, Achaz, et lui annoncer ce signe de Jéhovah : « qu’une vierge concevrait et enfanterait un fils auquel elle donnerait le nom d’Emmanuel, qui signifie « Dieu avec nous ».

— Cette prophétie s’applique-t-elle au Messie ?

— Incontestablement. Et c’est un des titres qui manquent à Jésus dont le père et la mère sont connus à Nazareth.

— Voici les tombeaux des Rois, ajouta Onkelos, en indiquant de la main la porte d’un vaste souterrain, taillé dans le roc.

— Est-ce vraiment le sépulcre des rois de Juda ? demanda Camilla.

— Non, répondit Onkelos. C’est dans la cité de Sion, à côté de David, qu’ils reposent.

— Et ces sarcophages, que sont-ils ?

— Ils appartiennent aux princes hérodiens.

Tous deux parcoururent les chambres sépulcrales, et s’assirent sur une pierre tombale renversée.

Dans la couche de poussière que le temps avait accumulée sur les tombeaux, des fleurs vivaces croissaient.

Sous ce manteau de résurrection, les tombeaux semblaient sourire. Mais un vent pleureur gémissait en frôlant les stèles funéraires, et son souffle écartait les tiges vivaces, pour montrer aux hommes oublieux que sous cette verdure il y avait des cendres humaines.

Onkelos cueillit quelques fleurs, et les offrit à Camilla en disant :

— Mon cœur ressemble à ces cendres, mais il y germe encore des sentiments qui ont la vivacité des boutons de roses.

Camilla prit le petit bouquet et dit :

— Merci, ces fleurs ont un parfum étrange. — Elle se leva, et après quelques pas, tous deux se retrouvèrent au dehors, où la nature immortelle chantait la plénitude de la vie, et l’ivresse de l’amour.

Le globe toujours plus rouge du soleil allait se cacher derrière un large cône de nuages tout crevassé qui touchait la terre, et dont les déchirures ressemblaient à des torrents de lave rouge.

Mais Onkelos regardait moins la nature que sa compagne, et il se laissait gagner par l’admiration. Il ne parlait pas, et cependant il songeait que c’était le moment de parler.

— Vous êtes devenu bien rêveur, lui dit Camilla.

— C’est la vue des tombeaux qui a produit sur moi cette impression. Pourquoi faut-il mourir ?

— Trouvez-vous donc la vie si belle ?

— Aujourd’hui, elle me semble pleine de charme.

— Pourquoi vous attristez-vous alors ?

— Parce que je vois déjà le terme de ma joie, comme je viens de voir celui de la vie humaine.

— Mais tout terme est un recommencement, et l’on ne meurt que pour revivre.

— Et êtes-vous sûre ?

— Oui, certes ; Cicéron l’affirme dans des pages immortelles.

— Vous êtes bien heureuse d’avoir cette foi. Mais moi, je suis bien près de croire que les Saducéens, qui nient la vie future, ont raison.

— Vous n’avez donc pas remarqué, Onkelos, que la vie est partout dans la nature, même dans les tombeaux. Il y a des semences de vie dans les profondeurs de la terre et des mers, comme dans les espaces infinis des cieux. Elles sont emportées par des courants ou des souffles mystérieux vers les êtres sans vie, et elles les animent.

Et vous pensez que le Dieu qui a créé cette abondance de vie pour les êtres les plus infimes de la nature aurait fait la mort éternelle pour l’homme qui est son image, disent vos Écritures ? C’est déraisonnable.

Après une minute de silence, Onkelos, qui fixait ses grands yeux gris sur elle, dit :

— Parlez encore. J’aime tant cette belle langue latine dans votre bouche ; et tout ce que vous me dites me va au cœur ! La vie ! Oui, parlez-moi de la vie. Je voudrais tant y croire quand je vois tout mourir autour de moi, les hommes et les peuples. La Grèce est morte, et Rome va mourir. Qui les ressuscitera ? Hélas ! L’homme n’est pas comme les autres êtres. La vie est partout dans la nature parce que l’amour est partout. Les arbres, les fleurs, les bêtes obéissent à la loi d’amour. Mais les hommes l’ignorent, ou la foulent aux pieds…

Faits-moi croire à l’amour, Camilla, et je croirai à la vie… — Pour toute réponse, Camilla dit : — Nous voici déjà à la porte de Damas. Cette promenade m’a bien intéressée, et je vous suis reconnaissante de m’avoir accompagnée…

Le soleil avait disparu derrière les hauteurs de Bézétha, et la haute ceinture des murailles rentrait dans l’ombre. La silhouette des tours crénelées, agrandie par la buée qui enveloppait la ville, se dessinait nettement sur le ciel encore bleu.

Plus haut, au-dessus du mont Sion, de légers nuages flottaient comme une tenture de mousseline rose.

Onkelos les regardait.

— Que cherchez-vous au firmament, demanda Camilla ?

— Je cherche la première étoile et je ne la trouve pas, parce qu’elle est sur la terre. Et je songe à l’enfant qui s’imagine pouvoir décrocher les étoiles, et se les approprier.

Camilla feignit de ne pas comprendre ; et elle demanda à Onkelos quelles étaient les dernières nouvelles de Jésus de Nazareth.

— Il est encore en Galilée, répondit Onkelos.

— Et vous réconciliez-vous avec lui ?

— Non, son idéal du royaume messianique n’est pas le mien ; et il ne laissera derrière lui aucune œuvre durable. Je reconnais son génie et le prestige extraordinaire qu’il exerce sur ceux qui l’approchent. Mais quand il aura disparu, ses apôtres qui n’ont aucune valeur intellectuelle, ni influence, ni moyens d’action, seront absolument impuissants à fonder quoi que ce soit.

— Ce serait un malheur, il me semble, répliqua Camilla. Car c’est un homme de bien ; et ses enseignements sont tels qu’il vaudrait bien la peine d’en faire l’essai.

Onkelos ne répondit rien.

Les deux promeneurs étaient arrivés à la tour Antonia. Onkelos prit congé, et disparut sous les portiques du temple. Il dormit peu dans la nuit qui suivit. Il avait connu jadis les troubles de l’amour, et il s’en croyait guéri. Il se vantait d’avoir placé plus haut son idéal. Mais auprès de Camilla, il s’était senti rajeuni, et il n’avait pas su réprimer les mouvements de son cœur. Au matin, il chercha l’obstacle qui pouvait les séparer, et il se dit : Hélas ! oui, il y a un double obstacle entre nous : Rome et Jésus de Nazareth. Il y en avait même un troisième : Caïus, qui allait devenir bientôt un rival dangereux.

De son côté, Camilla n’eut qu’un demi-sommeil. Elle se sentait aimée, et elle goûtait les douceurs de cette sensation. Mais cette jouissance était mêlée d’anxiété.

Elle n’oubliait pas que Gamaliel aussi avait de l’admiration pour elle ; qu’il portait un des plus beaux noms de Jérusalem ; que son esprit était brillant, et qu’il parlait avec élégance la langue de Rome.

Mais Onkelos, quoique plus âgé, était un beau type grec, savant, éloquent, et de grande réputation parmi les docteurs en Israël.

Évidemment Camilla n’aimait pas encore, puisqu’elle pesait ainsi les avantages de chacun.

Une étoile brillait à sa fenêtre. Elle la contempla longtemps ; et elle se souvint délicieusement que son nouvel ami l’avait comparée à une étoile, qu’un enfant trouve belle et voudrait saisir.

— Aimer, c’est la loi, m’a dit Onkelos. Oui, mais qui devrai-je aimer ?

Camilla restait perplexe.

Le livre de Ruth était sur sa table. Elle le déroula, et lut cette délicieuse idylle avec une émotion croissante.

Quand elle s’endormit paisiblement vers le matin, elle avait pris sa détermination, et c’est dans le livre inspiré qu’elle l’avait trouvée. « J’aimerai, pensait-elle, et j’épouserai celui à qui je pourrai dire : ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu. »