Le Centurion/22
V
IDYLLES BIBLIQUES
Après notre départ de Carthage nous avons eu encore un jour et une nuit de navigation orageuse. Mais ce matin, « Neptune a apaisé le courroux de la mer, dissipé les nuages, et ramené le soleil. »
Nous longeons les côtes de la Lybie, dans un calme plat qui a beaucoup de charme pour nous. Mais nos rameurs sont las, quoiqu’ils se relèvent à des intervalles de trois heures ; et nous avançons bien lentement. Ils se plaignent de la chaleur, fort agréable pour nous qui ne faisons rien qu’inspecter l’horizon, causer, et lire.
Le jeune Gamaliel, dont je t’ai parlé déjà, recherche volontiers la société de mon père, et la mienne. L’intimité s’établit très vite à bord des navires, où les tête-à-tête sont inévitables. Nous avons donc de longues conversations sur l’histoire, la littérature et la religion de son pays.
Rien n’est plus curieux, ni plus intéressant.
Il me lit de nombreuses pages d’une traduction grecque des « Écritures » qui sont les livres sacrés de son peuple. Cette traduction est l’œuvre de 72 savants réunis à Alexandrie par Ptolémée Philadelphe, il y a plus de deux siècles.
Je comprends parfaitement le grec, comme tu le sais, mère, et je prends un grand intérêt à cette lecture.
— Vous m’avez révélé, m’a dit aujourd’hui mon aimable compagnon de voyage, les « églogues » de Virgile. Permettez-moi de vous faire connaître quelques-uns de nos poèmes bibliques. Car nos Écritures ne sont pas seulement des livres d’histoire, de morale et de religion. Elles contiennent des poésies, et de très belles, surtout dans le genre lyrique.
— Est-ce par la forme, aussi bien que par le style, que votre poésie se distingue de la prose ?
— Certainement. Nous avons le vers hébreu, comme vous avez le vers latin ; et les caractères qui le distinguent de la prose sont la mesure et le parallélisme. Ce dernier trait caractéristique n’existe pas dans la poésie latine, non plus que dans le vers grec, et il n’est pas apparent dans les traductions ; mais il est très sensible dans le texte hébreu.
Gamaliel lit très bien, et il sait faire ressortir les beautés des poèmes bibliques.
J’ai donc fort goûté les passages qu’il m’a cités du Livre de Job, des Psaumes du roi David, des Proverbes de l’Ecclésiaste, du Livre de la Sagesse et de l’Ecclésiastique. La plupart des prophètes ont aussi écrit en vers, et il y a dans Isaïe, Jérémie et Ézéchiel des inspirations poétiques d’une incomparable beauté et d’une élévation qui dépasse tout ce que nos poètes ont écrit.
Le poème de Job est un drame sombre, où les cris de douleur et de désespoir alternent avec la prière et la plainte résignée.
Les Psaumes sont des chants à Jéhovah, célébrant sa puissance, sa justice, sa bonté et ses œuvres éparses dans la création.
Il y a dans les poésies de Salomon de très belles leçons de morale et de sagesse, qui témoignent chez son auteur d’une grande expérience de la vie.
Parmi les livres juifs en prose, il se rencontre aussi de nombreuses pages qui sont pleines de poésie. Gamaliel m’a lu une idylle délicieuse qui est intitulée le Livre de Ruth. Rien n’est plus touchant de naïveté et de grâce que l’histoire de cette glaneuse idéale, venue de Moab, qui suit les moissonneurs de Booz en ramassant les épis qu’ils laissent tomber, et qui finit par glaner le cœur du maître. Booz fut séduit et l’épousa ; et c’est ainsi que la belle moabite devint la mère d’Obed et l’aïeule du roi David.
— On dit même, ajoute Gamaliel, que Jésus de Nazareth serait un de ses descendants.
Aujourd’hui, Gamaliel m’a récité (car il le sait presque par cœur) le Cantique des Cantiques.
Le ciel était d’un azur sans tache, et jamais la mer ne nous avait paru si belle.
Sous les reflets rougeâtres du soleil couchant elle était toute moirée de lueurs incandescentes.
Une brise légère enflait les voiles de la Nausicaa, et nous glissions mollement à travers les petites vagues de feu dans le grand cirque de Neptune.
Des nuages roses montaient du Nord et s’attroupaient d’une façon inquiétante. Ils allaient devenir noirs quand le soleil aurait disparu. Mais en attendant ils formaient un beau décor à l’horizon.
— Quel calme ravissant, dis-je à Gamaliel, dans cet immensité vide qui nous entoure ! Et quelle douce solitude !
— La solitude n’est qu’un mot, me répondit Gamaliel. Elle n’existe absolument et complètement nulle part. Le désert est sillonné de caravanes, et parsemé d’oasis pleines de vie. La mer est sillonnée de navires, et ses abîmes sont peuplés d’êtres vivants qui forment des familles et des tribus nomades. Le ciel est peuplé d’astres en voyage qui s’attirent et se rencontrent, et de nébuleuses, familles ou essaims d’étoiles, qui cherchent un coin de l’espace où elles pourront accomplir leurs destinées en procréant de nouveaux mondes. Vous voyez bien que la solitude absolue n’existe pas.
— Vous en plaignez-vous ?
— Non, certes. Je n’aime pas le bruit ni les foules ; mais j’aime la solitude à deux.
— Il me semble, à moi, quand je contemple le ciel dans les belles nuits d’été, que les astres sont les prunelles d’êtres mystérieux, et que leurs regards sont sympathiques et doux.
— J’aime mieux les vôtres…
— Je baissai les yeux, et j’allai m’accouder sur la lisse de la poupe. Gamaliel me suivit, et nous nous penchâmes vers les flots pour admirer le sillage étincelant que traçait notre galère.
— Voyez donc, me dit alors Gamaliel, cette jolie guirlande de fleurs blanches que nous éparpillons derrière nous. Je voudrais pouvoir la cueillir pour la poser sur votre jolie tête.
Je le regardai d’un air un peu surpris, sans rien répondre.
Alors il déroula le Cantique des Cantiques et me dit :
— Ce poème est un chant d’amour ; ou plutôt, c’est un colloque passionné entre deux personnages que Salomon appelle le Bien-aimé et la Bien-aimée. Quels sont les noms qui se cachent sous ces deux titres, et dont les voix chantent alternativement ce duo d’amour ? Je n’en sais rien, et mon père enseigne qu’il faut attacher un sens allégorique aux paroles brûlantes que les deux interlocuteurs s’adressent mutuellement.
Alors Gamaliel m’a récité avec un enthousiasme, que j’ai partagé, l’admirable poème de Salomon.
Je ne fis aucune observation ; et nous gardâmes longtemps le silence.
— Si cette belle poésie vous rend muet, lui dis-je enfin, vous feriez mieux d’étudier le Livre de la Sagesse.
Gamaliel sourit à peine, et resta plongé dans une rêverie profonde ; ses yeux étaient fixés sur les rives lointaines de la Lybie, qui rayaient l’horizon d’une longue banderole d’azur sombre.
— À quoi donc songez-vous, demandai-je ?
— Gamaliel réfléchit un instant, puis il dit :
— Je songe à tout ce qu’il y a d’imprévu dans l’existence humaine, et je me demande si c’est fortuit ou providentiel. J’admire l’immensité qui nous entoure, cet infini qui semble bien vide, et dans lequel j’avais imaginé devoir trouver l’isolement complet. Et cependant c’est l’imprévu qui m’arrive.
Sur ces planches étroites qui nous portent, je ne suis pas isolé. Je me sens moins seul avec vous que je ne l’étais dans le cercle d’amis qui m’entourait, quand j’allais rêver sur le mont Palatin. Quel est ce courant mystérieux qui nous entraîne à travers le monde, et qui fait que deux êtres qu’on aurait crus isolés à jamais partent de deux points éloignés de l’horizon terrestre, et viennent se rencontrer en pleine mer, conduits par je ne sais quelle force inconnue ?
Sommes-nous les jouets du hasard ? Ou bien y a-t-il un maître souverain qui dirige nos destinées sans que nous nous en doutions, et dont nous exécutons aveuglément les décrets ?
Et, si ce maître existe, sommes-nous à ce point ses instruments que nous ne puissions pas même commander à nos sentiments ?
Vous le savez, Camilla, je suis Juif, et j’aime ma patrie plus que tout au monde. Quand je l’ai quittée j’avais au cœur la haine de Rome, et ma haine a grandi au milieu des Juifs qui l’habitent.
Aussi éprouvai-je pour vous, quand je vous ai vue tout d’abord sur le pont de la Nausicaa, un sentiment de répulsion qui me semblait invincible, parce que vous êtes Romaine.
Et maintenant, pourquoi ne vous le dirais-je pas ? je ne sais quelle impulsion sympathique me rapproche de vous, et quand j’essaie de m’en rendre compte, je suis obligé de m’avouer à moi-même que j’en viendrais à aimer Rome, si Rome vous ressemblait !…
J’avais baissé les regards ; et un long silence suivit. Je sentais que ses yeux restaient fixés sur moi, et je ne savais que lui dire.
Quand je repris la parole, ce fut pour lui demander quelle était la cause de sa haine contre Rome.
Je ne vous le dirai pas aujourd’hui, répondit Gamaliel, parce que je crains de vous faire de la peine.
— Je ne comprends pas la haine, dis-je alors, ni celle des individus, ni celle des nations. Et je veux que tous mes amis soient les amis de ma patrie.
Une grande vague qui déferla sur le pont nous apprit que le vent s’était élevé, et mit fin à notre colloque.