L'Action sociale (p. 97-101).

IV

À CARTHAGE


Nous connaissons maintenant par expérience, ô ma mère, toutes les viscissitudes de la navigation. Nous faisions voile vers Alexandrie, lorsqu’une effroyable tempête nous a assaillis. Il a fallu nous abandonner à sa violence pendant toute la nuit. Au point du jour, notre habile pilote a pu hisser une petite voile de l’avant, et diriger notre galère vers une baie spacieuse, dont l’entrée est très étroite. C’est le port de Carthage. Comme vous voyez, mère, nous voilà loin de notre route.

Mais nous subissons forcément l’inconstance de la mer et des vents ; et c’est ainsi qu’en cherchant Alexandrie nous avons trouvé Carthage.

Je suis tentée d’en remercier les Dieux, maintenant que la tempête est passée.

Carthage est, comme vous le savez, beaucoup plus ancienne que notre Rome. Elle était une colonie florissante de Tyr, quand Énée disant adieu aux ruines encore fumantes de Troie faisait voile vers les rives du Latium, où il allait devenir le grand ancêtre des Romains.

Junon que Virgile nous représente comme jalouse et cruelle, aimait mieux Carthage que toutes les autres villes du monde, sans excepter même Samos.

Or, elle connaissait les oracles sybillins qui prédisaient la ruine de Carthage par un peuple issu de la race troyenne, pour laquelle elle nourrissait une haine implacable. C’est pourquoi elle poursuivit de sa haine le malheureux Énée, et employa tous les moyens dont sa puissance pouvait disposer pour l’empêcher d’arriver jusqu’à nos rivages, où il devait fonder notre Rome.

C’est cette lutte épique d’une divinité contre un simple mortel qui fait le sujet de l’admirable poème de Virgile ; et vous vous souvenez, mère, que dès le début le poète y décrit une tempête effroyable qui assaille la flotte d’Énée, quand elle a quitté la côte de Sicile.

Le vieil Éole avait mis au service de Junon les plus violents sujets de son royaume ; l’Aquilon et le Notus vinrent à leur aide.

Les malheureux Troyens virent leurs navires désemparés, dispersés, et ils ne furent enfin sauvés que par l’intervention de Neptune à qui appartient l’empire des mers, et qui ne s’était pas aperçu d’abord que les enfants d’Éole troublaient profondément ses États.

Ce fut sur la côte de la Libye, non loin de Carthage, que le héros Troyen trouva un havre où il put rallier ses vaisseaux.

Eh ! bien, ma mère, nous aussi nous avons essuyé une affreuse tempête entre la Sicile et la côte libyque, et nous n’avons échappé au naufrage qu’en nous réfugiant dans le port de Carthage.

Est-ce encore Junon qui s’acharne sur les descendants des Latins ? J’espère que non, puisque Jupiter a prédit que l’irascible déesse s’apaiserait avec le temps, et finirait par protéger les Romains !

Quoi qu’il en soit, nous avons pu juger que la description de la tempête imaginée par Virgile n’est pas exagérée, et nous sommes bien heureux d’avoir retrouvé le même port qu’Énée.

Carthage ! Quels souvenirs historiques et mêmes poétiques ce nom me rappelle !

C’est ici que le héros de Virgile fut si près de manquer à sa mission. C’est le théâtre de ses amours avec Didon, qui avait fondé Carthage ; s’il ne s’était pas arraché à ces amours coupables, il n’aurait pas rempli sa destinée, et Rome n’aurait peut-être jamais existé.

À quoi tiennent les événements de ce monde !

Et combien ses destinées seraient différentes si les grands génies y remplissaient toujours la mission qu’ils ont reçue des Dieux.

Carthage ! C’était la grande rivale de Rome, et si Annibal avait su s’arracher aux délices de Capoue, comme Énée aux séductions de Didon, Carthage serait elle-même devenue la maîtresse du monde !

Guerres terribles que ces guerres puniques qui durèrent plus de cent ans ! Et qu’il est glorieux pour nous, Romains, de nous rappeler la dramatique histoire de Regulus et les exploits des deux Scipions !

Il y a deux siècles à peine que nos armées ont détruit Carthage ; mais c’était pour la rebâtir, et tu ne saurais imaginer, mère, toutes les magnificences de la nouvelle cité.

Caïus Gracchus l’avait reconstruite. Mais, jusqu’à Jules César, elle n’était qu’une petite ville coloniale. César et Auguste l’ont restaurée, agrandie, embellie ; elle est aujourd’hui une rivale de la Rome impériale, par la richesse et les proportions de ses monuments publics, par ses temples, ses thermes, ses amphithéâtres et ses vastes portiques.

Plus heureux qu’Énée nous retrouvons donc ici une seconde patrie, et nous y voyons les hauts-faits de nos aïeux gravés sur les monuments.

Malheureusement elle n’imite pas seulement notre architecture et nos arts, elle copie nos mœurs et notre luxe effréné.

Nos vices transplantés sur le sol africain, sous un soleil de feu, énervent, amollissent les coloniaux, et produiront chez eux une décadence plus rapide que chez nous, si l’enfant des Dieux que Virgile nous a promis ne vient pas les sauver avec nous.

La corruption y est encore plus effrénée qu’à Rome, et la religion n’y met plus un frein suffisant.

Où donc trouverons-nous les croyances religieuses des temps anciens ? Le seul peuple, dit-on, dont la foi reste jeune, est le peuple Juif. J’ai hâte de pouvoir m’en rendre compte de visu !