Le Centurion/16
XVI
LE DRAME DE MACHÉROUS
Ce ne sont plus des idylles, ni des pastorales, mais un drame des plus tragiques que je viens te raconter.
Tu as gardé le souvenir du prophète Jean, qui accusait publiquement le roi Hérode d’adultère et d’inceste, et qui fut emprisonné à Machérous, il y a un an. Ce châtiment ne donna pas satisfaction à la reine Hérodiade ; mais elle dissimula son ressentiment, et ajourna sa vengeance.
Or, voilà que le roi a voulu célébrer, la semaine dernière, l’anniversaire de sa naissance, et la reine a demandé que cette grande fête eût lieu au château de Machérous.
Les hauts fonctionnaires de l’État, les principaux officiers de l’armée, et ceux des garnisons romaines ont été invités, et j’ai cru devoir m’y rendre.
C’est une course de deux grandes journées à cheval.
Mais le pays est des plus pittoresques et plein des souvenirs de la prodigieuse histoire du peuple Juif.
Sa nature sauvage et tourmentée en illustre pour ainsi dire les événements. C’est le cadre qui leur convient.
Les montagnes ont des aspects de constructions babéliques, et sont traversées par des géhennes profondes, creusées dans le granit, bordées de grottes mystérieuses, qui ont des horreurs de crime et de châtiment.
Les Israélites ont parcouru ces âpres sommets quand ils marchaient à la conquête de la Terre Promise, et Josué y promena ses bataillons victorieux, en chassant les Moabites devant lui.
À l’horizon se dessine le mont Nébo, qui vit mourir Moïse. Sur ces hauteurs, Baal et Jéhovah eurent tour à tour des autels, et quand les enfants d’Israël étaient traînés en captivité à Babylone, et quand ils en revenaient, c’est à travers ces montagnes qu’ils cheminaient péniblement.
La chevauchée a été moins agréable le second jour, car nous avons essuyé une tempête effroyable de pluie, de grêle et de tonnerre. Nous étions harassés et trempés jusqu’aux os lorsqu’enfin, à l’heure du crépuscule, les murailles crénelées de Machérous se sont dressées devant nous.
Notre logement est dans une aile du château qui surplombe un ravin profond. Au fond du ravin gronde un torrent dont les eaux vont se perdre dans la Mer Morte.
Grâce à l’échancrure qu’elles ont creusée dans la montagne nous apercevons au loin un coin de cette mer étrange qui ressemble à du plomb fondu.
C’est l’intendant du roi, Chusa, qui nous a installés. Il m’a présenté à sa femme Joanna, qui m’a demandé des nouvelles de Jésus de Nazareth. Je lui ai dit ce que j’avais appris sur son compte. Elle m’a écouté avec un intérêt très vif, et elle a clos l’entretien en disant : « Moi, je crois qu’il est le Messie attendu. » Chusa m’a fait visiter ensuite le château et ses dépendances. Machérous est une résidence vraiment royale, mais sombre et triste.
Après la visite des appartements ouverts au public, nous sommes entrés dans le donjon, qui est une tour ronde, massive, couronnée d’un parapet, et qui sert de prison, en même temps qu’elle est la partie la plus redoutable des fortifications.
— Avez-vous des prisonniers ? ai-je demandé à l’intendant.
— Plusieurs, me dit-il. La plupart sont des voleurs et des assassins ; mais le plus fameux est celui qu’on appelle le Prophète.
— Quel prophète ? — Jean le Baptiste, qui se dit précurseur du Messie et qui est un homme étonnant.
— Je serais curieux de le voir.
— Voici justement son cachot : entrez. Et le soldat ouvrit la porte toute grande. Le cachot était bien sombre. Un seul rayon de lumière y descendait d’une haute meurtrière ; mais du fond de l’ombre jaillissaient deux rayons lumineux comme des charbons ardents ; c’étaient les yeux du prophète, accroupi sur le pavé à la façon des Orientaux.
En nous apercevant, il se leva, et il dit : Enfin, m’apportez-vous la mort ?
— Non, répondit Chusa, je vous amène un centurion romain qui est en visite au château, et qui a voulu vous voir. Le prophète fixa sur moi ses yeux perçants.
— J’ai connu Cornélius, le centurion de Capharnaüm, dit-il, et vous lui ressemblez.
— C’est mon parent, lui dis-je.
— Eh bien, si vous lui ressemblez au moral comme au physique, vous êtes un honnête homme.
— Mais mon parent n’a jamais été un de vos disciples ?
— Oh ! non, mais il est venu m’entendre une fois, au bord du Jourdain ; et les questions qu’il m’a posées m’ont convaincu qu’il cherche de bonne foi la vérité.
— Avez-vous beaucoup prêché ?
— Assez pour remplir mon devoir ; mais le roi a trouvé que c’était trop.
— S’il vous mettait en liberté ?…
— Je me présenterais de nouveau devant lui et je lui redirais la parole qu’il ne veut pas entendre : Non licet ce que vous avez fait, Sire, est un crime. Et je répéterais la même parole en public.
— À quoi bon ? vous n’espérez pas le convaincre ?
— Non, mais il est bon que tout le monde sache que la loi de Jéhovah est la même pour tous, et que ce qui est mal pour les humbles est aussi un crime pour les grands et les rois.
— Quel âge avez-vous ?
— Trente-trois ans.
— Pourquoi vous obstinez-vous, si jeune encore, à briser votre carrière, et interrompre une prédication qui pourrait être si utile à vos compatriotes ?
— Ma mission est finie. J’étais un précurseur du Messie que le monde attend depuis quarante siècles ; il est venu, et il a commencé à prêcher. Je l’ai présenté aux foules, je l’ai fait connaître ; et les foules m’ont abandonné et sont allées vers lui. Il devait en être ainsi, et je suis content. Je ne crains pas la mort et je l’attends. Mon utilité a cessé.
— On ne meurt pas à votre âge, lui dis-je en le saluant et en me dirigeant vers la porte, et je vous reverrai bientôt, j’espère, en Galilée.
— Non vous ne me reverrez pas.
— Allez plutôt voir Jésus de Nazareth. C’est lui qui est l’Agneau de Dieu, c’est-à-dire la grande victime dont le sang doit effacer les péchés du monde. C’est lui qui est le vrai prophète de la Loi nouvelle. Je suis l’un des derniers représentants de ce que fut le peuple de Dieu ; et ce peuple va mourir avec moi. Un nouveau royaume va être fondé dont Jésus de Nazareth sera le souverain. Il est le Roi des rois, et le jour vient où votre Rome sera châtiée comme Jérusalem, et deviendra le siège de son puissant empire qui éclipsera celui d’Auguste…
J’étais déjà sorti de la cellule du prisonnier, et je crus qu’il délirait. Ses yeux qui lançaient des flammes restaient fixés sur quelque lointain imaginaire. L’intendant referma la porte et je retournai dans mon appartement.
Le soir eut lieu le banquet que je n’ai pas le temps de te décrire, et qui s’est terminé d’une façon si tragique.
Nous avions dégusté les mets les plus rares et les vins les plus exquis, lorsque l’une des portes de la salle s’ouvrit et livra passage à une danseuse.
C’est un spectacle que les rois d’Orient ne manquent jamais d’offrir à leurs hôtes, et qui est toujours fort apprécié. Mais cette fois la danseuse était particulièrement intéressante ; car ce n’était pas une professionnelle, une almée égyptienne, mais une princesse juive. C’était Salomé, la fille même d’Hérodiade.
La musique laissait à désirer ; mais la danseuse était séduisante, et son succès souleva l’enthousiasme.
Excité par les copieuses libations que ses échansons lui avaient versées, le roi délirait.
Il fit approcher la belle Salomé pour lui témoigner son admiration, et il lui dit à haute voix, comme Assuérus avait dit à Esther « Demandez-moi tout ce que vous voudrez, et je vous le donnerai, quand ce serait la moitié de mon royaume. »
Salomé courut consulter sa mère sur ce qu’elle devait demander. Elle revint dire au roi « Je demande que vous me donniez à l’instant même dans un bassin, la tête de Jean Baptiste. »
Les convives étrangers furent frappés de stupeur.
Le roi pâlit, mais il comprit bientôt que c’était Hérodiade qui parlait par la bouche de sa fille, et la puissance de cette femme dominait la sienne.
Il fit un signe au chaouch qui se tenait debout auprès de lui et qui sortit de la salle. La danseuse renouvela un de ses pas chorégraphiques à succès.
Et, après quelques minutes le chaouch rentra portant dans un bassin d’agate la tête sanglante du prophète.
Salomé la reçut de ses mains, et s’inclinant en souriant devant Hérode, elle sortit de la salle, emportant l’horrible cadeau à sa plus horrible mère.
Quand je regagnai mon appartement, le banquet dégénérait en orgie.
Tu vois, mon cher Tullius, que le roi Hérode est un digne protégé des Césars. Il a d’ailleurs fait son éducation à Rome, et il est un produit de la civilisation romaine. Tu te rappelles que Fulvia s’est amusée à percer la langue de Cicéron avec une épingle à cheveux, quand Antoine la lui fit remettre ?
Eh ! bien, Hérodiade s’est amusée de la même manière avec la tête du prophète Jean le Baptiste.
Adieu.
23 décembre, 781. — Magdala.