L'Action sociale (p. 38-42).

X

ENCORE MYRIAM


caïus oppius à tullius


Mon idylle d’amour est bien finie ; et son dénouement qui me laisse une blessure au cœur, te paraîtra peut-être moins énigmatique, après l’autre récit qu’il me reste à te faire au sujet de Myriam.

— Il y a ici au premier rang de la société Juive, un pharisien riche, nommé Simon. Or, Jésus de Nazareth est venu à Magdala, il y a quelques jours. Simon, qui l’avait rencontré et entendu à la Synagogue lui a donné un banquet, et, comme commandant de la garnison, j’ai été invité. J’étais là, quand le Prophète entra, et fut reçu par Simon avec la politesse froide et orgueilleuse qui distingue les pharisiens. Selon les usages du pays, quand un personnage important reçoit un hôte illustre sous son toit, ses serviteurs s’empressent autour de lui pour lui laver les pieds, et lui parfumer la barbe et les cheveux.

Simon n’observa pas ce cérémonial à l’égard de Jésus. Tout en se montrant son ami, il garda le morgue du pharisien, et ne reconnut pas la supériorité de son hôte.

Le Prophète ne parut pas s’en apercevoir. Il fut bon, condescendant, aimable, bienveillant pour tous, et il prit à table la place que Simon lui assigna. Plusieurs de ses disciples étaient avec lui.

Le dîner venait de commencer, lorsque je vis entrer dans la salle, une femme vêtue de noir et voilée. Sa taille, sa démarche, son attitude me rappelèrent immédiatement Myriam ; et quand prosternée aux pieds de Jésus, elle releva son voile pour ouvrir un vase de parfum et le répandre sur les pieds du Prophète, je la reconnus ; c’était bien elle.

Tu sais que les Orientaux mangent comme les Romains, couchés sur le côté gauche autour de la table, les pieds en dehors. Myriam s’était mise à genoux sur le parquet, courbée sur les pieds du Prophète, et elle les arrosait de ses larmes. Puis elle les oignit d’un parfum de grand prix qui embauma toute la salle ; et déroulant son opulente chevelure, elle les essuya de ses cheveux. Le Prophète ne semblait pas s’en apercevoir ; mais nous étions tous dans la stupéfaction, et notre hôte surtout, était tout scandalisé.

Si Jésus de Nazareth était vraiment un prophète, pensions-nous, il saurait que cette femme est une pécheresse, dont la vie a été un scandale, et il la repousserait avec mépris.

Simon allait sans doute intervenir, et mettre fin à cet incident qui choquait ses convenances pharisaïques ; mais Jésus le prévint.

— « Simon, j’ai quelque chose à te dire :

« Un créancier avait deux débiteurs ; l’un lui devait cinq cents deniers, l’autre cinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi payer leur dette, il la leur remit à tous les deux. Lequel l’aimera le plus ?

— « Celui à qui il a le plus remis, je suppose, répondit Simon.

— « Tu as bien jugé, reprit Jésus. Et, se tournant vers Myriam, qui continuait de lui prodiguer ses hommages en pleurant, sans paraître entendre ce qui se disait, il continua : Vois-tu cette femme ? Je suis entré dans ta maison, tu ne m’as point donné d’eau pour laver mes pieds ; mais elle, elle les a lavés de ses larmes, et les a essuyés de ses cheveux. Tu ne m’as pas donné le baiser de paix, mais, elle, depuis qu’elle est entrée, n’a cessé de me baiser les pieds. Tu n’as pas versé de parfum sur ma tête ; mais elle en a répandu sur mes pieds. C’est pourquoi, je te dis : « beaucoup de péchés lui sont remis parce qu’elle a beaucoup aimé ; mais à celui qui aime moins, il est moins remis. »

Puis s’adressant à Myriam il lui dit : « Femme, vos péchés vous sont remis. »

Elle se releva, en renouant ses cheveux, et en jetant sur Lui un regard plein de confusion et de douleur.

— Il ajouta, sur un ton de douceur infinie : « Votre foi vous a sauvée, allez en paix ». Myriam se glissa furtivement dans la foule, et disparut. Simon avait baissé la tête et réfléchissait. D’accusateur, il était devenu accusé, et tout en se révoltant contre la leçon qu’il venait de recevoir, il était bien forcé de s’avouer à lui-même qu’elle était méritée.

Myriam était une pécheresse sans doute ; mais lui n’était-il pas aussi un pécheur ? N’avait-il pas beaucoup à se faire pardonner ?… Oui, certes, et Jésus venait de lui apprendre qu’il ne lui serait pas beaucoup pardonné parce qu’il n’aimait pas beaucoup.

Les autres convives, dont plusieurs étaient pharisiens, demeuraient étonnés et scandalisés. Dieu seul, murmuraient-ils entre eux, peut pardonner les péchés. Comment cet homme peut-il le faire… ?

Le repas se termina presque en silence. Seul Jésus fit entendre sa parole onctueuse et persuasive. Il déclara qu’il était venu pour les pécheurs et non pour les justes. Il fit l’éloge de sa miséricorde et ajouta : « Ne condamnez point et vous ne serez point condamnés. Remettez et on vous remettra. Vous serez jugés comme vous aurez jugé les autres. En sortant de la salle, il a jeté sur moi un regard pénétrant qui m’a fait rougir, et je me suis dit en l’observant : S’il est un homme sur la terre qui puisse remettre les péchés et donner la paix du cœur, c’est Lui.

Voici maintenant, mon cher Tullius, un dénouement inattendu. Myriam a vendu sa superbe villa, son riche mobilier, tous ses biens ; elle a chargé Simon et quelques autres citoyens de Magdala d’en distribuer le prix aux pauvres, et elle est allée vivre chez son frère Lazare, à Béthanie, près de Jérusalem. Il me reste à oublier cette femme étrange et fascinatrice.

Comme tu le vois, je vis dans un pays et dans un temps qui sont pleins de merveilles.

1 juin 781. — Magdala.