Le Centurion/09
IX
JÉSUS DE NAZARETH
Enfin, mon cher Tullius, j’ai vu le Prophète ; je l’ai entendu prêcher, et j’ai pu admirer à la fois son éloquence et la beauté de ses traits.
Je vais donc pouvoir te donner une idée de sa parole, et te dessiner son portrait.
Il y a plusieurs jours, à la tête de quelques légionnaires, j’étais allé faire une course du côté de Cana, en arrière de Capharnaüm lorsqu’au versant d’une montagne, je trouvai une grande foule d’hommes et de femmes, groupés et assis sur le gazon dans le plus religieux silence. Sur un tertre élevé, j’aperçus le Prophète, tout de blanc vêtu, debout, majestueux et solennel, comme devait être leur Moïse sur les hauteurs du Sinaï.
Je vis qu’il levait souvent les bras vers le ciel, et je compris qu’il adressait la parole à cette foule recueillie.
Je m’approchai pour écouter, et je me mêlai aux auditeurs sans qu’aucun d’eux parût s’en apercevoir, tant ils étaient absorbés par les paroles du Prophète.
Eh ! bien, sais-tu ce qu’il leur disait ? J’ai noté moi-même quelques-unes des choses qui m’ont le plus frappé. Écoute :
— « Bienheureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté, parce que le royaume des cieux est à eux !
« Bienheureux ceux qui sont doux, car ils posséderont la terre !
« Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés !
« Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la Justice, parce qu’ils seront rassasiés !
« Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde !
« Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu !
« Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la Justice, parce que le royaume des cieux est à eux !
Quelles paroles étranges, n’est-ce pas ! et surtout quelles idées nouvelles !
Cela renverse tout l’enseignement de la sagesse humaine. C’est la contre-partie de toutes nos opinions et de tous nos sentiments.
Les heureux, selon nous, sont les riches, et non les pauvres, ceux qui s’amusent et non ceux qui pleurent, ceux à qui on rend justice, et non ceux qui sont persécutés pour elle !
Ceux qui possèdent la terre, à notre avis, ce ne sont pas les doux, mais les violents qui s’en emparent ! Bienheureux sont ceux qui peuvent se faire justice eux-mêmes, et qui savourent les douceurs de la vengeance, et non ceux qui font miséricorde ! Bienheureux non pas les purs, mais ceux qui peuvent s’accorder tous les plaisirs de l’amour et de la volupté !
Voilà la vraie sagesse humaine, celle qu’ont enseignée et pratiquée tous les grands philosophes de la Grèce et de Rome.
Où donc le prophète de Nazareth a-t-il puisé une sagesse toute contraire ? Et comment se fait-il que moi-même, Romain, j’aie goûté dans ses paroles je ne sais quelle saveur inconnue ? Notre génération décadente n’est pas habituée à ce langage, si différent de celui de nos orateurs et de nos poètes.
Et quel est ce royaume des cieux dans lequel tous les bonheurs appartiennent à ceux que nous regardons, nous, comme les vrais malheureux ?
Où est-il ce séjour idéal où régnera enfin la grande loi des compensations, où seront consolés ceux qui pleurent, rassasiés ceux qui cherchent en vain la justice, comblés de félicité ceux qui ne rêvent que l’amour pur ?
Il le sait, sans doute, Lui. Mais il me semble évident à moi, que ce royaume n’est pas celui d’Israël, ni aucun autre de ce monde.
C’est une religion nouvelle qu’il prêche, et une révolution sociale pacifique, en même temps que radicale et universelle.
Ce n’est pas seulement le peuple Juif qu’il veut régénérer, c’est l’humanité toute entière.
Son œuvre ne sera pas nationale, mais humanitaire. Il laisse à qui ambitionne de les porter les sceptres et les couronnes ; mais pour lui-même il rêve un autre idéal : Il veut répandre la lumière dans les intelligences, la foi dans les âmes, et l’amour dans les cœurs.
Voilà, si je ne me trompe, le rêve sublime de cet homme extraordinaire dont la doctrine éclipse absolument celle de Platon, et dont l’éloquence relègue Cicéron dans l’ombre.
Ce rêve est-il réalisable ? À mon humble avis, il est absolument impossible, de toute impossibilité, si Jésus n’est qu’un homme !
Et que peut-il être autre chose ?…
Tout ce que je dis là est bien pâle, comparé au discours que j’ai entendu.
Et puis, il faut le voir.
C’est un homme d’une haute taille, et d’une grande beauté virile, de cette beauté qui est faite de noblesse, de distinction, d’intelligence et de force.
Ses traits fort réguliers le font ressembler à sa mère, disent ses disciples. Il en a aussi le teint bruni, de cette nuance qui se rapproche de la couleur du froment pur.
Son front large est encadré d’une abondante chevelure dont la couleur châtain imite ces vins rouges du midi qui sont imprégnés de soleil.
Divisés par le milieu, ses cheveux descendent en boucles ondoyantes jusque sur ses épaules.
La barbe de même couleur, peu longue et taillée en pointe, forme avec la chevelure un cadre ovale qui fait ressortir l’harmonie de son visage.
Mais ce qu’il y a de plus remarquable et de plus caractéristique dans sa physionomie, ce sont les yeux. D’un bleu très foncé, ils ont la profondeur, l’éclat et le feu sombre de la vague phosphorescente.
On en supporte difficilement le rayon pénétrant. C’est comme une flèche de lumière qui transperce les cœurs, et qui en met à nu tous les recoins.
À ses heures de sainte colère, ils sont terribles.
C’est ce qui explique comment les vendeurs du Temple qui étaient nombreux et peu timides, se sont enfuis devant lui seul sans tenter la moindre résistance. Ce ne fut pas le fouet qui les effraya ; ils auraient pu riposter à coups de bâtons. Ce fut son regard terrible qui jeta dans leurs rangs une véritable panique.
Mais par un contraste merveilleux, ses yeux sont d’une douceur et d’une bonté qui enveloppent les cœurs, quand il est en présence des malheureux, des souffrants, et des pécheurs repentants.
Des rayons de grâce et de miséricorde en jaillissent alors, et répandent autour de lui un charme qui attire.
Le timbre de sa voix est sympathique, son geste naturel et sobre, ses attitudes toujours nobles.
Il est vêtu simplement. Il porte une longue tunique de laine blanche, et, par-dessus, un manteau de couleur brune, ayant de larges manches, et dont il relève les pans pour les croiser sur la poitrine.
Sa tête est couverte d’un soudar, ou koufièh arabe, c’est-à-dire, un fichu en soie, fixé au sommet de la tête par un cordon de laine, et dont les plis retombent sur le cou pour le protéger contre les ardeurs du soleil.
Des sandales en cuir retenues aux pieds par des lisières de toile les défendent contre les pierres et les ronces du chemin.
Tu vois, mon cher Tullius, que je n’oublie rien pour te faire connaître le prophète de la Galilée.
C’est que tout est remarquable en lui. Et s’il ne laisse pas un nom glorieux dans l’histoire, c’est que l’humanité n’est pas digne de lui.
On croit ici, en Galilée, qu’elle s’accomplit enfin la prophétie d’Isaïe : « Le peuple qui était assis dans les ténèbres a vu une grande lumière ; le jour s’est levé sur ceux qui habitaient à l’ombre de la mort. » C’est bien cela en effet, et la parole de Jésus de Nazareth est la grande lumière, le grand jour de l’humanité !
Vale. 1 mai, 781. — Magdala.