L'Action sociale (p. 14-16).

V

LE DIVIN TIBÉRIUS


tullius à caïus oppius


J’ai reçu tes deux premières lettres, datées de Magdala, et j’envie ton sort. Il fut un temps où pour rien au monde je n’aurais voulu vivre loin de Rome ; mais aujourd’hui son atmosphère me pèse, et ses faux plaisirs me dégoûtent. Ne la regrette pas, mon cher.

La religion, les mœurs, les institutions sont en décadence. Nous ne croyons plus aux dieux de l’Olympe, qui n’étaient sans doute que des fables ; mais nous les remplaçons par d’autres qui valent beaucoup moins, et qui sont hélas ! des réalités.

Les anciennes divinités nous gênaient d’autant moins qu’elles étaient plus fabuleuses ; mais les dieux du jour sont des êtres vivants et méchants. Ils nous exploitent ; ils nous pillent ; ils nous gouvernent durement ; ils épient nos actions et nous tyrannisent. Jupiter se nomme aujourd’hui Tibérius. Il est à Caprée, dont il a fait un élysée.

Il y jouit d’un luxe indescriptible, et de tous les plaisirs nouveaux qu’on peut inventer pour satisfaire et exciter ses appétits blasés. L’encens brûle constamment devant sa divinité grotesque et cruelle. On l’adule, on le courtise, et les artistes offrent à l’adoration du peuple des images de la nouvelle idole.

Et pendant ce temps-là, nous gémissons sous le gouvernement despotique d’un autre dieu que tu connais « Séjanus ». Il est arrivé au faîte de la puissance. Ses statues remplissent le Forum, et le Sénat baise ses pieds.

Avec une habileté diabolique, il continue de préparer son ascension au trône. Il écarte tous ceux qui peuvent lui en fermer l’issue.

Tibérius est seul à ignorer, mais il l’apprendra, que Séjanus est le véritable auteur de l’empoisonnement de son fils Drusus qui devait lui succéder !…

Agrippina, la digne veuve de l’infortuné Germanicus, est menacée d’exil avec ses fils.

Voilà ce qui se passe dans le monde de nos dieux nouveaux.

Et les simples mortels ne valent guère mieux. Les célibataires comme moi ne veulent plus se marier. Ceux qui sont mariés se font un jeu de divorcer. Les femmes ressemblent de plus en plus à celle que Cicéron appelait « la femme aux nombreux époux » ( « mulier multarum nuptiarum » ).

Le théâtre et les jeux n’ont plus d’autre objet, que la corruption des mœurs, et les cirques sont des lieux de prostitution, où l’on ne rencontre pas seulement les femmes du peuple.

La vertu se meurt, l’espérance est morte. Et ceux qui souffrent n’ont plus qu’un refuge : le suicide.

Ah ! que tu es heureux d’être loin de ce foyer de pestilence. Tu te retrempes dans l’admiration et l’étude de la belle nature. Tu as des spectacles nouveaux et étranges. Tu coudoies un peuple plus vieux que Rome, et resté jeune pourtant par sa foi, et ses espérances.

Tu apprends l’hébreu, et tu lis les livres de Moïse : Que ce doit être curieux pour un homme versé comme toi dans les lettres grecques et latines !

Écris-moi souvent, et tiens-moi au courant de tout ce qui t’intéresse dans l’étrange pays que tu habites. Adieu.

Roma. 2 janvier 781.