La Tentation de l’homme/Le Cavalier

La Tentation de l’hommeSociété du Mercure de France (p. 127-130).


LE CAVALIER


 
Il me semble parfois, quand des mains forcenées
Saisissent aux naseaux mon cheval qui hennit,
Que je suis une forme équestre et de granit
Debout sur l’arche d’ombre où passent les années.

Haut cabré, l’étalon colossal que j’étreins
Domine une perspective monumentale,
Où sa queue héroïque, ainsi qu’un fleuve, étale
Sur le pavé sacré les ondes de ses crins,

L’art exact et savant de cette statuaire
A, sous les cheveux courts et le laurier latins,
Uni le dur profil des patrices hautains
A la splendeur athlétique d’un belluaire.


Et, pendant que l’orgueil des muscles meurtriers,
Éclatant sous l’ampleur redoutable du torse,
Atteste cet obscur mensonge d’une force
Dont l’action jamais ne prendra les leviers,

La paix des longs desseins et la volonté calme
Hantent ce front mûri dans la sérénité,
Et les yeux d’argent pur couvrent de leur clarté
La victoire d’airain qui leur offre une palme.

Mais un cœur vivant bat sous l’immobilité
Superbe de la pierre auguste et triomphale,
Et, dans les pectoraux sculptés, court en rafale
Le flot muet et sourd de mon sang irrité.

Mais, sous l’or figuré qui les cuirasse et sangle,
Les poumons tendent leur double effort pour crier
Le péan olympique ou le bardit guerrier,
Sans même que le son dans la gorge s’étrangle ;


Et, futile témoin du rêve inaccompli,
Dont il garde à jamais l’inutile attitude,
Lassé d’avoir traîné sa lente incertitude
De l’impossible espoir à l’impossible oubli,

Mon bras, dont le ciseau fixe le geste, élève,
Dans son impériale emphase éternisé,
Ainsi qu’un vain défi vers le ciel apaisé,
L’impuissance fragile et massive du glaive.

Car l’Esprit, bâtisseur de ce songe, a construit
Cette effigie avec de la matière inerte
Que le rayonnement des étoiles déserte,
Par une nuit de glace et d’or, par une nuit

Dont ses ailes de bronze ont étouffé les souffles,
Et, dressant cavalier et cheval d’un seul bloc
Terrible, sur leur base encastrée en plein roc,
Roidi les cabestans et fait crier les mouffles,


Pour qu’à chaque soleil éveillant le matin,
Tout homme, qu’il pût en comprendre ou non l’exemple,
Admirât, plus haut que l’acropole et le temple,
Le simulacre mort de son propre destin.