La Tentation de l’homme/La Cataracte glacée

La Tentation de l’hommeSociété du Mercure de France (p. 131-134).


LA CATARACTE GLACÉE


 
Là-bas, dans la stupeur de la forêt arctique,
Entre deux murs, taillés en plein roc granitique
Des monts sombres creusés en défilés béants,
Gonflé du flux fangeux de sa dernière crue,
       Un énorme fleuve se rue
Vers le sépulcre ouvert des profonds océans.

Il semble qu’un déluge est en marche, et l’armée
Innombrable des flots roule, comme lamée
D’un étincellement d’écaillés jet de nuit ;
Et le désert sacré des étoiles écoute
       Crouler la hurlante déroute
De l’onde monstrueuse et qui brame, et qui fuit.


Elle passe, affouillant sa route séculaire,
Usant eu vains défis son obscure colère,
Déracinant les troncs échevelés, que mord
L’impuissance obstinée et triste de sa haine,
       Sous l’indifférence sereine
De sept astres muets tournant au fond du Nord.

Elle va, nivelant le coteau, comblant l’autre,
Inconsciente des continents qu’elle éventre,
Des artères de l’or ou des veines du fer,
Ignorant quels sommets elle ronge à la base…
       Sous son propre poids qui 1’écrase,
On croirait l’agonie informe d’une mer.

L’énorme fleuve court à l’abîme où l’emporte,
En de stridents remous noyés dans l’ombre morte,
La fatalité de l’aveugle pesanteur,
Où la masse des eaux oscillantes surplombe
       Un instant le mur de sa tombe,
Et plonge d’un bond au gouffre dévorateur.


Mais, voici qu’aux solitudes que l’Ourse éclaire
Se lève le vent pur de la plante polaire.
Il vient, et tourbillonne, et siffle par endroit,
Et saisit, troupeau las de vagues fugitives,
       Le chaos des houles rétives,
Sous les mille réseaux invisibles de froid.

Et l’âpre cataracte aux formidables nappes,
Sous ses glaçons rugueux reflétant dans leurs grappes
L’impassibilité flamboyante du ciel,
Rébellion tonnante aux vapeurs de vertige,
       Se tait, et, d’un seul bloc, se fige
Dans l’immobile paix du silence et du gel.

Ainsi, lorsque jaillit, en gerbes éclatantes,
L’impérieux appel de nos strophes chantantes,
L’Esprit qui nous possède, et qui dormait en nous,
S’éveille, et, descendant des cimes foudroyées,
       Fond, les deux ailes éployées,
Sur les grondantes eaux de notre âme en courroux ;


Et ce qui, sous nos fronts, reste encore invincible,
Stérile désespoir ou révolte impossible,
L’élément en tumulte ou l’orage irrité,
S’apaise au souffle pur du Verbe, et la pensée
       Se fixe, pour jamais glacée,
En son inaltérable attitude, ô Beauté !