Charlieu (p. 175-178).

CHAPITRE XLVI.

La Géorgie et les Géorgiens.

Lorsque j’arrivai à Tiflis, je crus, je l’avoue, arriver dans un pays à demi sauvage, à quelque chose en grand comme Noukha ou comme Bakou.

Je me trompais.

Grâce à la colonie française, composée en grande partie de couturières, de marchandes de modes et de lingères de Paris, les dames géorgiennes peuvent, à quinze jours près, suivre les modes du Théâtre-Italien et du boulevard de Gand.

Au moment où j’arrivai dans la capitale de la Géorgie, on s’occupait fort d’une chose. La princesse G… avait rapporté un corset plastique, et sa taille, déjà charmante, avait tellement gagné à cette nouvelle invention, que c’était chez madame Blot une véritable queue pour qu’elle écrivit à madame Bonvalet, afin d’en faire venir tout un chargement.

En ma qualité de Parisien, je fus interrogé sur cette curieuse invention, qu’il était impossible, m’assurait-on, que je ne connusse pas.

Ne me demandez pas, chers lecteurs, comment je connaissais les corsets de madame Bonvalet, car je ne pourrais pas vous le dire ; mais tant il y a, qu’au milieu des études que le hasard m’avait fait faire quelque temps avant mon départ, se trouvait celle des corsets plastiques.

Je crus que je serais obligé de faire un cours public.

J’en fus quitte pour une note que je rédigeai et que je fis mettre dans le journal l’Aurore. J’expliquais dans cette note qu’au moyen du moulage sur nature de quatre ou cinq cents femmes, on en était arrivé à obtenir une classification méthodique du torse féminin, se réduisant à huit types, dans chacun desquels les femmes de tous les pays et de toutes les races trouvaient un corset suivant les règles les plus rigoureuses de la statuaire.

Cette note, insérée dans ce journal, eut des suites graves : toute la rédaction en corps vint m’inviter à un dîner géorgien.

Or, si l’on sait à Tiflis ce que c’est que les corsets de Paris, je doute que l’on sache à Paris ce que c’est qu’un dîner à Tiflis…

Un dîner géorgien, bien entendu.

Un dîner géorgien, c’est un repas où l’on mange n’importe quoi. La nourriture est la partie la moins importante du repas, qui se compose surtout d’herbes fraîches et de racines.

Quelles sont ces herbes et ces racines ? je n’en sais rien : des salades sans huile et sans vinaigre, des ciboules, de la pimprenelle, de l’estragon et des radis.

Mais quant à la partie liquide, c’est autre chose.

Là-dessus je puis vous renseigner.

Un dîner géorgien est un repas où les petits buveurs boivent leurs cinq ou six bouteilles de vin, et les grands leurs douze ou quinze.

Quelques-uns ne boivent même pas à la bouteille, ils boivent à l’outre ; ceux-là vont à vingt ou vingt-cinq bouteilles.

C’est en Géorgie une gloire de boire plus que son voisin. Or, la moyenne du voisin, c’est toujours une quinzaine de bouteilles.

Dieu, qui mesure la rigueur du vent en faveur de l’agneau nouvellement tondu, a donné aux buveurs géorgiens le vin de Kakhétie, c’est-à-dire un vin charmant, qui ne grise pas, ou plutôt, entendons-nous bien, qui ne monte pas au cerveau.

Aussi les Géorgiens ont été humiliés de pouvoir boire leurs dix ou douze bouteilles sans se griser. Ils ont inventé un récipient qui les grise malgré eux, ou plutôt malgré le vin.

C’est une espèce d’amphore que l’on appelle une goulah.

La goulah, qui est en général une bouteille à gros ventre et à long goulot, emboîte le nez en même temps que la bouche, de façon qu’en buvant on ne perde non-seulement rien du vin, mais rien de sa vapeur.

Il en résulte que tandis que le vin descend la vapeur monte, de sorte qu’il y en a pour tout le monde : pour l’estomac et pour le cerveau.

Mais à part la goulah, les buveurs géorgiens ont encore une foule d’autres vases des formes les plus fantastiques :

Ils ont des courges à longs tuyaux ;

Des cuillers à soupe au fond desquelles, je ne sais pourquoi, il y a une tête de cerf en vermeil dont les bois sont mobiles : elles s’appellent quabi ;

Des coupes larges comme des soupières ;

Des cornes montées en argent, longues comme la trompe de Roland.

Le moindre de ces récipients contient une bouteille, qu’il faut toujours boire d’un seul coup et sans se reprendre.

D’ailleurs, le convive géorgien ou étranger qui s’assied, je me trompe, qui s’accroupit à une table géorgienne, toujours maître de ce qu’il mange, n’est jamais maître de ce qu’il boit.

C’est celui qui lui porte un toast qui décide de la capacité de son estomac.

Si le toast est porté avec une goulah pleine, avec une courge pleine, avec une quabi pleine, avec une coupe pleine, avec une corne pleine, celui qui accepte le toast doit vider jusqu’à la dernière goutte la goulah, la courge, la coupe, la quabi ou la corne.

Celui qui porte le toast dit ces paroles sacramentelles :

Allah verdi.

Celui qui accepte le toast répond :

Yack schioldi.

Ce défi lancé, il faut boire ou crever.

Un Géorgien regarde comme un grand honneur d’être cité comme un ivrogne de première force.

Lorsque l’empereur Nicolas vint au Caucase, le comte Woronzoff lui présenta un prince Eristoff, en lui disant :

— Sire, j’ai l’honneur de vous présenter le premier ivrogne de toute la Géorgie.

Le prince s’inclina modestement, mais plein de satisfaction.

Qu’on juge donc, moi qui ne bois que de l’eau, de quelle torture j’étais menacé en acceptant un dîner géorgien.

Je n’en pris pas moins bravement mon parti.

J’arrivai à l’heure dite.

Pour me faire honneur, on avait rassemblé deux ou trois buveurs renommés, — et entre autres le prince Nicolas Tchawtchawadzé et un Polonais nommé Joseph Penerepsky.

Nous avions, en outre, un poëte et un musicien. Le poëte se nommait Evangoul-Evangouloff.

Notre hôte se nommait Jean Kérésélidsé.

Nous étions à peu près douze à table.

La première chose qui me frappa en entrant dans la salle à manger fut une immense jarre, spécimen de celles des quarante voleurs d’Ali-Baba, contenant quatre-vingts à cent bouteilles.

Il fallait la vider.

Un grand tapis était étendu à terre : sur ce tapis étaient posées des assiettes, avec fourchettes, cuillers et couteaux, pour nous habitués à ces délicatesses.

Les convives du pays devaient, selon la vieille coutume patriarcale, manger avec les doigts.

On me donna la place d’honneur au milieu de la table. Le maître de la maison se plaça en face de moi, on mit à ma droite le prince Nicolas, à ma gauche M. Penerepsky.

Le musicien et le poëte se placèrent à l’un des bouts de la table, et le dîner commença.

J’ai pour habitude d’éviter le danger aussi longtemps que je le puis, mais lorsque le moment est venu d’y faire face, je m’arrête et je tiens résolûment aux chiens.

Ce fut ce qui m’arriva dans cette circonstance.

L’homme qui ne boit pas de vin, — ce que je vais avancer aura d’abord l’air peut-être d’un paradoxe, mais deviendra une vérité pour quiconque approfondira la question, — l’homme qui ne boit pas de vin a, au moment de la lutte, un grand avantage sur celui qui en boit.

C’est que celui qui en boit a toujours au fond du cerveau un reste d’ivresse de la veille à laquelle se soude l’ivresse du jour.

Tandis que celui qui ne boit que de l’eau arrive avec une tête ferme et saine qu’il faut d’abord que le vin mette au niveau de celles des buveurs.

Eh bien, avec le vin de Kakhétie, c’est toujours l’affaire de cinq ou six bouteilles.

Combien en vidai-je pour mon compte, au milieu des gammes du musicien et des gargouillades du poëte, qui mangeaient et buvaient entre leurs improvisations ?

Je ne saurais le dire, — mais il paraît que ce fut majestueux, — car, le dîner fini, il fut question de me délivrer un certificat constatant ma capacité non pas intellectuelle, mais métrique.

La proposition fut acclamée, on prit un morceau de papier où chacun mit son attestation et sa signature.

Le maître de la maison ouvrit la marche par ces trois lignes :

« M. Alexandre Dumas est venu dans notre pauvre rédaction, et y a accepté un dîner où il a pris du vin plus que les Géorgiens.

» 1858, 28 novembre (vieux style).

» Jean Kérésélidsé,
» Rédacteur du journal géorgien l’Aurore. »

Après l’attestation de l’amphitryon venait celle du prince Nicolas, conçue en ces termes :

« J’ai assisté et je suis témoin que M. Dumas a pris plus de vin que les Géorgiens.

» Prince Nicolas Tchawtchawadzé. »

Quant au poëte, ce fut un simple madrigal qu’il me fit, et non une attestation qu’il me donna.

Voici la traduction du madrigal géorgien :

« Notre adoré poëte est venu,

» C’est comme si l’empereur était arrivé.

» Civilisateur de l’esprit,

» Il est la gaieté de la Géorgie. »

Quant aux autres certificats, je renvoie mes lecteurs à l’original que je tiens à leur disposition, attendu qu’ils sont en géorgien, en russe et en polonais.

Nous avons dit que les Géorgiens étaient, sous le rapport des charmants défauts dont les avait doués la nature, les élus de la création.

Nous avons dit qu’ils étaient prodigues. Ils portent avec eux la preuve de cette prodigalité : tous les Géorgiens sont ruinés ou à peu près.

Il est vrai que le gouvernement russe les a puissamment aidés dans cette œuvre.

Nous avons dit qu’ils étaient les premiers buveurs du monde. La politesse qu’ils ont eue de me signer un certificat ne saurait nuire à leur réputation : leur certificat, comme beaucoup des nôtres, est probablement un certificat de complaisance.

Nous avons dit qu’ils étaient braves.

Quant à cela, nul ne le leur conteste, même les plus braves d’entre les Russes. On cite d’eux des traits de bravoure d’une simplicité merveilleuse.

Dans une des expéditions que faisait le comte Woronzoff, on arriva en vue d’un bois que l’on croyait gardé par les montagnards.

— Qu’on pointe deux canons chargés à mitraille sur le bois, dit le comte, que l’on fasse feu, et nous verrons bien si le bois est gardé.

— À quoi bon perdre du temps et de la poudre, Excellence ? dit un prince Eristoff qui se trouvait là ; je vais y aller voir,

Et il mit son cheval au galop, traversa le bois dans un sens pour aller, le traversa dans l’autre pour revenir, et, en revenant, dit avec une simplicité antique :

— Il n’y a personne, Excellence.

Mais outre les qualités que nous venons d’énumérer, les Géorgiens en ont une dont nous n’avons pas parlé, et dont nous ne voulons pas leur faire tort.

Ils ont des nez comme on n’en a dans aucun pays du monde.

Marlinsky a fait une espèce d’ode sur les nez géorgiens. Nous la citerons, n’ayant pas l’espoir de faire mieux que lui.

Avez-vous jamais réfléchi, chers lecteurs, à l’admirable chose qu’est un nez ?

Un nez ? — Oui, un nez.

Et comme un nez est utile à tout individu qui lève, comme dit Ovide, son visage au ciel ?

Eh bien, chose étrange, ingratitude inouïe : pas un poëte n’a encore eu l’idée de faire une ode au nez.

Il faut que ce soit à moi, qui ne suis pas poëte, ou qui du moins n’ai la prétention que de venir après nos grands poëtes, qu’une idée comme celle-là pousse.

En vérité, le nez a du malheur.

Les hommes ont inventé tant de choses pour les yeux…

On a fait pour eux des chansons, des compliments, des kaléidoscopes, des tableaux, des décorations, des lunettes.

Et pour les oreilles,

D’abord les boucles d’oreille, Robert le Diable, Guillaume Tell, fra Diavolo, les violons de Stradivarius, les pianos d’Érard, les trompettes de Sax.

Et pour la bouche,

Carême, la Cuisinière bourgeoise, l’Almanach des gastronomes, le Dictionnaire des gourmands ; on lui a fait des soupes de toute espèce, depuis la batwigne russe jusqu’à la soupe au chou française ; on lui fait manger la réputation des plus grands hommes, depuis les côtelettes à la Soubise jusqu’au boudin à la Richelieu. On a comparé ses lèvres à du corail, ses dents à des perles, son haleine à du benjoin. On lui a servi des paons avec leurs plumes, des bécasses sans être vidées. On lui promet enfin pour l’avenir des alouettes toutes rôties.

Qu’a-t-on inventé pour le nez ?

L’essence de rose et le tabac à priser.

Ah ! c’est de l’ingratitude, philosophes mes maîtres, poëtes mes confrères.

Et cependant, avec quelle fidélité ce membre… — Ce n’est pas un membre, me crieront les savants. — Pardon, messieurs, je me reprends, avec quelle fidélité cet appendice, ah ! — et cependant, disais-je, avec quelle fidélité cet appendice ne nous sert-il pas !

Les yeux dorment, la bouche se ferme, les oreilles s’assourdissent.

Le nez, lui, fait toujours bonne garde.

Il veille sur notre repos, contribue à notre santé ; toutes les autres parties de notre corps, les mains, les pieds, font des bêtises. Les mains se laissent prendre dans le sac comme des sottes qu’elles sont : les pieds buttent et font tomber le corps comme des maladroits qu’ils sont.

Et dans ce dernier cas, qui souffre encore la plupart du temps ? Les pieds font la faute, et c’est le nez qui est puni.

Combien de fois n’avez-vous pas entendu dire :

— Monsieur un tel s’est cassé le nez ?

Il y a eu bien des nez cassés depuis le commencement du monde.

Que l’on me cite un nez, un seul, qui ait été cassé par sa faute.

Non, sur ce pauvre nez tout retombe.

Eh bien, il supporte tout avec une patience évangélique ; quelquefois, il est vrai, il pousse la hardiesse jusqu’à ronfler, mais où, mais quand l’avez-vous entendu se plaindre ?

Oublions que la nature l’a créé instrument admirable, trompette parlatoire pour augmenter ou diminuer à notre volonté le volume de notre voix. Ne disons rien du service qu’il nous rend en se faisant l’intermédiaire entre notre âme et l’âme des fleurs. Repoussons son utilité et prenons-le seulement de son côté esthétique, la beauté.

Cèdre du Liban, il foule sous ses pieds l’hysope des moustaches. Colonne centrale, il sert de base au double arc des sourcils ; sur son chapiteau se pose l’aigle, c’est-à-dire la pensée ; autour de lui fleurissent les sourires. Avec quelle fierté le nez d’Ajax se dressait-il contre l’orage, quand il disait : J’échapperai malgré les dieux ! Avec quel courage le nez du grand Condé, qui n’a jamais été nommé grand qu’à cause de son nez, avec quel courage le nez du grand Condé entrait-il avant tout le monde, et avant le grand Condé lui même, dans les retranchements des Espagnols, où le vainqueur de Lens et de Rocroy avait eu la hardiesse ou plutôt l’imprudence de jeter son bâton de commandement ! Avec quelle assurance se présentait au public le nez de Dugazon, qui avait trouvé quarante-deux manières de se mouvoir, et toutes plus comiques les unes que les autres !

Non, je ne crois pas que le nez soit condamné à l’obscurité dans laquelle l’ingratitude des hommes l’a laissé jusqu’ici.

Peut-être aussi est-ce parce que les nez d’Occident sont en général de petits nez, qu’ils ont subi cette injustice.

Mais il n’y a pas que les nez d’Occident, que diable !

Il y a les nez d’Orient, qui sont de jolis nez.

Doutez-vous de la supériorité de ces nez-là sur les vôtres, messieurs de Vienne, de Paris ou de Pétersbourg ?

En ce cas, Viennois, prenez le Danube ; Parisiens, le bateau à vapeur ; Pétersbourgeois, le Péricladnoi, et dites ces simples mots :

— En Géorgie !

Ah ! seulement, je vous annonce d’avance une humiliation profonde : apportassiez-vous en Géorgie un des plus grands nez de l’Europe, le nez d’Alcide Touzé ou celui de Schiller, à la barrière de Tiflis on vous regardera avec étonnement, et l’on dira :

— Voilà un monsieur qui a perdu son nez en chemin, quel malheur !

Dès la première rue de la ville, que dis-je ! dès les premières maisons du faubourg, vous serez convaincus que tous les nez grecs, romains, allemands, français, espagnols et même napolitains, doivent s’enfoncer de honte dans les entrailles de la terre à la vue des nez géorgiens.

Ah ! vrai Dieu ! les beaux nez que les nez de la Géorgie, les robustes nez, les magnifiques nez !

D’abord, il y en a de toutes les formes :

De ronds, de gros, de longs et de larges.

Il y en a de toutes les couleurs :

De blancs, de roses, de rouges et de violets.

Il y en a de montés avec des rubis, d’autres avec des perles. J’en ai vu un monté avec des turquoises.

Vous n’avez qu’à les presser entre les deux doigts, et du plus petit coulera une pinte de vin de Kakhétie.

En Géorgie, une loi de Wachlany IV a aboli la toise, le mètre, l’archine, il n’a conservé que le nez.

Les étoffes se mesurent au nez.

On dit : J’ai acheté dix-sept nez de tarmalama pour me faire une robe de chambre, sept nez de kanaos pour me faire un pantalon, un nez et demi de satin pour me faire une cravate.

Et disons-le, les dames géorgiennes trouvent que cette mesure vaut beaucoup mieux que toutes les mesures de l’Europe.