Charlieu (p. 171-174).

CHAPITRE XLV.

Tiflis.

Emporté que nous avons été par le cours de notre narration, à peine avons-nous pu dire un mot de Tiflis.

Le véritable nom de Tiflis est Tphilis-Kalaki, c’est-à-dire la ville chaude.

Ce nom lui vient des eaux thermales, grâce auxquelles elle peut offrir aux voyageurs ces fameux bains persans dont nous avons dit deux mots à nos lecteurs.

Une chose curieuse est l’analogie euphonique qu’ont entre elles certaines villes célèbres par leurs eaux thermales. L’antiquité avait en Numidie sa ville de Tibilis, et outre Tiflis la Géorgienne, nous avons en Bohême aujourd’hui Tœplitz, dont la racine pourrait bien être tepida.

À l’époque où commence notre ère chrétienne, Tiflis n’était qu’un village, Mskett étant alors la capitale de la Géorgie ; mais en 469, le roi Wakchtang-Gourgaslan, le loup-lion, bâtit la ville de Tphilissi, mère de la moderne Tiflis.

La ville nouvellement née fut dévastée par les Khazars, rebâtie par l’émir Agarian, et devint la résidence de la famille des Bagratides, souche des modernes Bagration, après la destruction de Mskett.

La Koura sépare la ville en deux parties, ou plutôt sépare la ville proprement dite du faubourg d’Awlabari, du faubourg d’Isni et du village des Allemands.

En septembre 1795, la ville fut complétement détruite par Aga-Mohammed. À cette époque, au reste, la ville était si étroite, dit Klaprott, qu’à peine une araba pouvait passer par les rues les plus larges : Tiflis alors avait quinze mille habitants.

En 1820, lorsque le chevalier Gamba, notre consul à Tiflis, y passa, toutes les rues étaient encore obstruées de décombres, traces de la dernière invasion persane, et sur lesquels on passait en risquant de se rompre le cou, pour arriver à des portes de quatre pieds de hauteur qui donnaient entrée à des maisons à peu près souterraines, servant de demeure aux habitants.

Certes, celui qui ne connaîtrait Tiflis que par les descriptions de Klaprott et du chevalier Gamba, ne devinerait pas aujourd’hui, en entrant à Tiflis, qu’il entre dans la même ville décrite par ces deux voyageurs.

En effet, Tiflis compte aujourd’hui soixante à soixante-quinze mille habitants ; elle a des rues de soixante pieds de large, des palais, des places, des caravansérails, des bazars, enfin un théâtre et une église qui sont, grâce au prince Gagarin, des chefs-d’œuvre d’art.

Il est vrai que depuis que Tiflis, en appartenant aux Russes, a été sauvegardé des invasions des Persans et des Turcs, trois hommes se sont succédé qui ont beaucoup fait pour Tiflis :

Le général Yermoloff, le comte Woronzoff, le prince Bariatinski.

Le général Yermoloff est aujourd’hui le doyen des généraux russes. Il a quatre-vingts ans : c’est un des héros de la Moskowa.

Il a repris sur nous, et nous avons repris sur lui, la grande redoute. Comme Condé jeta son bâton de commandement dans les rangs espagnols, lui jeta au milieu des rangs français une poignée de croix de Saint-Georges que les soldats, conduits par lui, vinrent y ramasser.

Marlinsky, dans un de ses romans sur le Caucase, a esquissé cette grande figure, c’est d’Yermoloff qu’il a dit :

Fuis, Tchetchen, celui dont la bouche
Ne menaça jamais en vain,
S’est réveillé sombre et farouche
En disant : Nous partons demain.
Le plomb qui siffle dans la plaine,
C’est le souffle de son haleine ;
Sa parole prompte et hautaine,
C’est le tonnerre des combats.
Autour de son front qui médite
Le sort des royaumes s’agite,
Et le trépas se précipite
Vers le but où s’étend son bras.

Ces vers peignent à merveille l’impression laissée par Yermoloff sur les montagnards. — Grand, magnifique de stature, vigoureux comme un homme du Nord, agile et adroit comme un homme du Midi, ils lui avaient vu abattre d’un seul coup de sa schaska la tête d’un buffle, soumettre en quelques minutes un cheval sauvage, et toucher à balle un rouble jeté en l’air ; cela suffisait pour laisser une profonde empreinte sur ces natures primitives.

Yermoloff, au Caucase, personnifia donc la terreur, mais c’était à une époque où la terreur pouvait être salutaire, la guerre sainte n’ayant pas encore soudé les montagnards de toutes les races.

Yermoloff était la plus puissante individualité dont on ait gardé mémoire au Caucase.

Une faute qu’il commit au début de la guerre avec la Porte lui fit perdre sa place ; au lieu de se mettre à la tête du détachement qui devait se porter à la frontière, il en laissa le commandement au général Paskewitch, et posa ainsi la première pierre de sa fortune.

Lui resta à Tiflis, et l’on ne sait par quelle faiblesse jusque-là inconnue de ce grand cœur, indécis et hésitant.

Une anecdote donnera une idée de la pénétration des Asiatiques.

Un des petits sultans des provinces tatares soumises vint le voir. — Yermoloff le reçut d’une façon très-affable, — trop affable même, — lui faisant signe de s’asseoir près de lui.

Le petit sultan s’assit, et immédiatement se mit à rassurer le général en chef sur les éventualités de la guerre.

Alors Yermoloff, comme un lion piqué par une abeille, releva la tête.

— Et d’où penses-tu, lui demanda-t-il, que je suis inquiet ?

— Oh ! répondit le petit sultan, si tu n’étais pas inquiet, tu ne m’aurais jamais permis de m’asseoir devant toi.

Yermoloff vit encore. J’ai vu son portrait chez le prince Bariatinsky. Ses longs et épais cheveux blancs lui donnent l’aspect d’un vieux lion. Il fait de l’opposition, se cramponne à sa popularité, et ne peut se consoler de s’être arrêté à mi-chemin de son admirable carrière.

L’empereur Alexandre mourut, l’empereur Nicolas monta sur le trône, et tout changea.

L’empereur Nicolas, au milieu de grandes qualités trop exaltées autrefois, trop contestées aujourd’hui, avait un besoin de despotisme qu’il voulait exercer n’importe à quel prix : toute l’Europe, pendant trente ans, dut plier selon son caprice, et ce fut une des plus reprochables erreurs du règne de Louis-Philippe, de s’être laissé imposer par sa fausse puissance. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’on prêtait à l’autocrate des plans d’ambition qu’il n’avait jamais eus, et que toutes ses roideurs n’avaient pour but que de satisfaire son capricieux orgueil. Toute résistance à son pourvoir était un crime impardonnable à ses yeux. Aussi, sous l’empereur Nicolas, les montagnards ne furent plus des ennemis, mais des rebelles.

À partir de son avénement au trône, il fut défendu de traiter avec eux ; ils durent se soumettre sans restriction : leur bien-être ressortirait de leur soumission du moment qu’ils deviendraient les sujets de l’empereur Nicolas.

Beaucoup se soumirent, néanmoins ; mais le bien-être ne vint pas.

Tout au contraire, des employés ignorants, grossiers, concussionnaires, leur rendirent odieuse la domination russe. De là les défections de Hadji-Mourad, de Daniel-Beg et de tant d’autres ; de là les soulèvements des deux Tchetchenias, la grande et la petite, de l’Avarie, d’une partie du Daghestan. Quand un peuple s’est soumis une fois de son propre gré, et qu’il se révolte, on ne doit plus accuser que l’administration qu’il avait acceptée, et dont le poids l’étouffe.

Le grand malheur de la Russie au Caucase est de n’avoir jamais eu de système général procédant dans un seul but. Chaque nouveau gouverneur arrive avec un nouveau plan, qu’il suit tant qu’il est gouverneur, en supposant, toutefois, qu’il ne lui prenne pas la fantaisie d’en changer. De sorte qu’il y a en réalité au Caucase autant de désordre dans les idées que dans la nature.

Paskewitch remplaça Yermoloff, mais ne resta au pouvoir que quelque temps et fut remplacé lui-même par le général Rosen.

Ce dernier fut, sans contredit, le meilleur administrateur du Caucase. Il avait un coup d’œil admirable, et l’on retrouve des traces de sa sollicitude dans tout ce qui a été commencé de véritablement sage pour la pacification du pays.

Il faudrait une histoire tout entière du Caucase, ou plutôt des gouverneurs du Caucase, du prince Tsizianoff au prince Bariatinsky, pour donner l’explication de cette guerre désastreuse que la Russie soutient sans résultats depuis soixante ans. La Transcaucasie était peuplée de treize tribus chrétiennes constituant la minorité de la population. Les Arméniens en étaient les Juifs.

Le reste de la contrée se partageait en khanats tatars : Ganja, Elisabethpol, Schekin, Noukha, Karabach, Schumaka, Bakou. Aux portes mêmes de Tiflis, de petits pays comme Bortschala, Sham, Schedill, également tatars, conservaient, en même temps que la vie nomade, des habitudes de brigandage inacceptables pour un gouvernement constitué. Toute la Transcaucasie se composait de plaines et de montagnes. Les larges vallées de la Koura, de l’Arax et de l’Alazan offraient un sol des plus fertiles pour la culture des vignes, des mûriers, de la garance et des céréales de toute espèce. De grandes exploitations eussent pu y trouver leur place ; l’industrie, en amenant le bien-être, aurait donné la civilisation, et à la suite de la civilisation la paix. Le programme était simple à poser, mais difficile à suivre. Il est plus aisé de tuer les hommes que de faire leur éducation : pour les tuer il ne faut que de la poudre et du plomb ; pour les instruire il faut une certaine philosophie sociale qui n’est point à la portée de tous les gouvernements. La conquête de la plaine fut effectuée en peu de temps, mais la plaine ne contracta point une alliance, elle accepta tout simplement un joug. La plaine, soumise en apparence, resta hostile en réalité. Les droits et les conditions de la propriété n’y furent point déterminés. Impuissante dans la vallée, la haine gagna à reculons le refuge inaccessible de la montagne ; le secret de la résistance de la montagne est dans l’oppression de la plaine ; la guerre n’est que l’écho de ses soupirs ou de ses murmures. Trouvez le moyen de fusionner dans des intérêts matériels la race musulmane avec un gouvernement chrétien, rendez la plaine heureuse de son repos, anxieuse de le perdre, et la montagne descendra toute seule faire sa soumission.

Voilà la marche qu’avait commencé de suivre le général Rosen. Malheureusement, l’empereur Nicolas eut la fatale idée de venir faire un voyage au Caucase. Il arriva par un mauvais temps, fut constamment malade et de mauvaise humeur. Il blessa cruellement le général Rosen en faisant brutalement arracher, pendant une revue, au prince Dadian, son gendre, les aiguillettes d’aide de camp de l’empereur. Les indigènes attendaient un soleil éblouissant, répandant autour de lui la vie, la lumière, la chaleur, ils virent un caporal maussade. Une seule impression fut plus fâcheuse que celle que l’empereur emporta, ce fut celle qu’il laissa.

Rosen perdit sa place et s’en alla mourir à Moscou, mécontent et incompris.

Son absence seule donna la mesure de ce que l’on avait perdu.

Le général Neidhart le remplaça.

C’était un Allemand pédant, têtu, formaliste, sans position sociale, sans fortune, sans crédit ; son administration fut courte et désastreuse ; les troupes russes essuyèrent des échecs sérieux : la Tchetchenia et l’Avarie se révoltèrent. Le pays était menacé d’un embrasement général. Ce fut alors que l’empereur Nicolas pensa au comte Woronzoff, qui avait tout ce qui manquait au général Neidhart : grand nom, grande fortune, grande réputation, grand air.

Disons quelques mots du prince Michel Woronzoff, feld-maréchal, lieutenant de l’empereur au Caucase, gouverneur général de la Nouvelle-Russie et de la Bessarabie.

Ce fut peut-être, avec le prince Bariatinski, — mais la chose était plus difficile pour le premier que pour le second, — ce fut le seul peut-être des hommes d’État russes qui sut garder, au milieu des hautes fonctions qu’il occupait, une certaine indépendance. Il avait ce culte traditionnel chez le Russe pour l’élu du Seigneur. Il voyait dans l’empereur la consécration du droit divin ; mais hors de cette croyance, ou plutôt de cette habitude, il n’accordait rien aux menées et aux bassesses qui constituent la vie des cours.

Il dut cette indépendance à trois causes :

Sa fortune, son éducation, son caractère.

Fils du prince Siméon Woronzoff, ambassadeur de Russie à Londres, il fut élevé en Angleterre et conserva toute sa vie ces habitudes minutieuses d’ordre, cette régularité dans les détails de la vie, ce soin de la dignité personnelle où les Anglais puisent leur grandeur. Riche d’un patrimoine immense, le comte Woronzoff devait encore hériter de son oncle Alexandre, grand dignitaire de l’empire.

À vingt ans, le jeune Michel Woronzoff était lieutenant aux gardes et chambellan. Son père et son oncle, voulant en faire un homme, l’envoyèrent au Caucase ; c’était le moment où la Géorgie venait d’être incorporée à l’empire russe par l’empereur Alexandre.

Le prince Tsizianoff était alors gouverneur du Caucase.

C’était un homme irascible et capricieux, mais doué d’un véritable génie militaire et administratif. Il fut médiocrement flatté de se voir gratifié d’un jeune chambellan, qu’il supposait un héros de salon, un lion à la mode. — Il écrivit, pour s’en débarrasser, une lettre qui devait prévenir l’arrivée du jeune homme. Comme la lettre d’Agamemnon — qui se croisa avec Clytemnestre, — celle du prince Tsizianoff se croisa avec le comte Michel.

Une fois arrivé, il était impossible de le renvoyer : la chose se passait en 1803.

Le nouveau venu fit ses premières armes au siége du chef-lieu du khanat de Ganja, qui fut depuis Élisabethpol. Il s’y distingua par son courage, et emporta de la mêlée le jeune Kosliareffski, qui venait d’être blessé, et qui devint plus tard le héros du Caucase.

Le prince Tsizianoff comprit à la première vue que ce jeune chambellan était un homme, et un homme qu’il fallait conserver à la Russie. Craignant qu’il ne se fît tuer au siége de Ganja, il l’envoya à la ligne lesguienne, en le confiant au brave général Goulianoff, qui y commandait un détachement. Mais quelques jours après l’arrivée du jeune homme, il y eut avec les Lesguiens, dans une vallée au-dessus de Zakalaty, un engagement désastreux. Goulianoff fut tué, et une partie des troupes russes fut poussée dans un précipice.

Michel Woronzoff fut précipité comme les autres, et perdit dans sa chute une boussole à son chiffre, et qui lui fut rendue cinquante ans plus tard, lorsqu’il était vice-roi du Caucase.

Après l’échauffourée de Zakalaty, dont il se tira par miracle, Michel Woronzoff prit part à une campagne contre Erivan, en qualité de brigadier-major ; il fut en outre employé par le prince Tsizianoff, qui avait fini par le prendre en grande amitié, dans une mission épineuse auprès du roi d’Iméritie Salomon, qui, tantôt abdiquait au profit de la Russie, et tantôt prenait ouvertement les armes contre elle.

Le prince Tsizianof ayant été assassiné, le comte Woronzoff revint en Russie.

Ici le Caucase le perd de vue.

À Borodino, il commandait une division qui fut écharpée ; lui-même fut blessé et se retira dans un de ses châteaux dont il fit à ses frais un grand hôpital, et où il se fit soigner avec les autres blessés russes.

En 1815, il commanda le corps d’armée qui resta en France, et paya de ses deniers deux millions de dettes contractées par ses officiers.

On ignore si cet argent lui fut jamais remboursé par l’empereur Alexandre.

Quelque temps après, il épousa la fille de la comtesse Braniska, nièce du fameux Potemkin, qui mourut au bord d’un fossé entre ses bras, et devint, par ce mariage, un des plus riches propriétaires de la Russie.

En 1826, — je cite de mémoire, et peut-être me trompé-je d’un an ou deux, — en 1826, je crois, il fut nommé gouverneur général de la Nouvelle-Russie et s’établit à Odessa, que le duc de Richelieu avait créée, et dont il fit la cité commerciale et florissante telle qu’elle est aujourd’hui. Ce fut lui qui créa les magnifiques établissements vinicoles de la Crimée méridionale, qu’il convertit en un vaste jardin rempli de villas délicieuses.

Distrait de ses occupations administratives par un commandement qu’il reçut pendant la guerre de Turquie, en remplacement du prince Menchikoff blessé devant Varna, le comte Woronzoff prit Varna et revint à son poste.

Enfin, en 1845, il fut nommé vice-roi du Caucase. — Et toute la Russie acclama sa nomination.

Il débarqua à Redoute-Kalé et fut reçu avec enthousiasme par les pittoresques populations des bords de la mer Noire.

Son premier mot, en arrivant, fut de promettre des routes.

Il promettait ce que tout nouveau vice-roi promet, — mais ce que nul, malheureusement, ne tient.

Et en effet, deux choses s’opposent à l’établissement de ces routes.

La première, — mais on comprendra que nous n’admettions pas une pareille raison, — la première est la configuration du sol.

La seconde, la réelle, l’attention exclusive donnée à la question militaire.

Avouons cependant que la fougueuse énergie du système des eaux est, au Caucase, un fléau terrible.

Un pont en granit, pont dont la première pierre avait été solennellement posée par le grand-duc héritier, aujourd’hui empereur, auquel on travailla pendant trois ans, et qui coûta cinq cent mille roubles, fut élevé dans le défilé du Darial et inauguré en grande pompe.

Un matin, il fut enlevé comme un fétu de paille.

Deux autres ponts près de Gori, sur la Koura, subirent le même sort. Ces deux ponts avaient été confiés à un Anglais nommé Keill, moitié menuisier, moitié mécanicien.

Lorsque nous passâmes à Gori, il n’en restait plus de vestiges.

Ajoutons que le gouvernement n’alloue aux communications qu’une somme assez faible, soixante ou quatre-vingt mille roubles.

On travaille beaucoup, mais sans résultats, et j’ai à peu près entendu dire à tout le monde, à Tiflis, que si l’on réunissait l’argent dépensé depuis cinquante ans pour le chemin de Wladikawkass à Tiflis, on pourrait paver ce chemin en roubles.

Au reste, nous allons faire ce chemin, et nos lecteurs jugeront de l’état dans lequel il se trouve.

Disons, en attendant, que chaque année trois sortes d’avalanches battent cette route : avalanches de neige, avalanches de pierres, avalanches d’eau.

Dans la plaine, ce sont des inondations, toujours capricieuses et inégales, qui délayent le sol et submergent des provinces entières.

J’ai littéralement laissé un cheval dans les boues de la Mingrélie, et de peu s’en fallut que j’y restasse moi-même.

Pour établir des communications dans un pareil pays, il faudrait des travaux romains et des constructions cyclopéennes ; il faudrait de grandes mises de fonds, des ingénieurs d’une véritable science et surtout encore, chose qui manque en Russie, d’une scrupuleuse probité.

On a toujours voulu la conquête, et l’on a toujours reculé devant le vrai, le seul moyen de conquérir.

La guerre coûte à la Russie plus de cent millions.

Et trois cent mille francs sont alloués aux communications.

Aussi ne communique-t-on pas.

Le comte Woronzoff avait jugé les routes chose de première nécessité, mais l’on jugea la guerre plus nécessaire que les routes.

Il reçut l’ordre de pousser la guerre contre les rebelles avec activité, et cela selon un plan de campagne élaboré à Pétersbourg sous les yeux mêmes de l’empereur.

Il ne s’agissait de rien moins que d’une expédition définitive ayant pour but de cerner Chamyll, de pénétrer dans sa résidence, d’écraser la révolte et de soumettre tous les montagnards du Daghestan.

Sur le papier c’était un plan admirable.

Mais on avait compté sans la nature.

— Dites à Chamyll, avait crié de sa voix toute-puissante l’empereur Nicolas, que j’ai assez de poudre pour faire sauter le Caucase.

La gasconnade avait produit son effet, elle avait fait rire Chamyll.

L’empereur n’avait pas voulu en avoir le démenti, il avait ordonné cette fatale expédition connue et célèbre aujourd’hui encore sous le nom de l’expédition de Dargo. C’était d’autant plus insensé que jamais le comte Woronzoff n’avait été du côté du Caucase, et que les points sur lesquels il devait agir lui étaient complétement inconnus.

Cette expédition est tout une Iliade, qui eût eu son Homère si Pouschkine et Lermantoff n’eussent pas été tués. Les assauts de Gergeleil et de Salty, la marche dans les forêts sauvages de l’Avarie, l’occupation de Dargo, résidence de Chamyll, le massacre d’un régiment de trois mille hommes envoyé pour chercher du biscuit, enfin le salut de la troupe expéditionnaire, au moment où elle allait succomber jusqu’au dernier homme, tout cela constitue les phases d’une épopée tout à la fois terrible et admirable.

L’expédition de Dargo n’eut qu’un résultat, celui de faire comprendre et apprécier le caractère du prince Woronzoff ; les soldats, qui l’appelaient Porto-Franco, à cause des idées libérales et progressives qu’on lui connaissait, à cause du port franc d’Odessa, sans savoir, d’ailleurs, le sens d’un mot qu’ils répétaient pour l’avoir entendu dire, s’enflammèrent pour lui d’enthousiasme quand ils virent ce noble vieillard, toujours calme, égal, affable, supportant les privations de tout genre et les dangers les plus imminents, et tout cela d’un visage non-seulement impassible, mais riant. Il fut assailli avec son escorte à la lisière d’un bois, et lui qui, à la Moskowa, avait tenu tête à Napoléon Ier, fut obligé de mettre la schaska à la main pour repousser des bandits tchetchens. Au bivac, entouré d’ennemis, au milieu des coups de fusil qui éclataient à chaque instant et qui venaient tuer des soldats à dix pas de lui, il dictait des lettres à son secrétaire, soutenant, selon son habitude, une volumineuse correspondance ; écrivant en France qu’on lui envoyât des ceps de vigne de la Bourgogne, demandant des robes et des chapeaux pour sa femme, faisant jouer la musique, pour couvrir le bruit de la fusillade et tâcher de faire oublier aux soldats leur faim, faisant enfin brûler tous les bagages de l’armée, en commençant par les siens, et mordant, comme Charles XII, dans un morceau de pain sec et dur.

Tout son corps d’armée allait périr de famine, lorsqu’après des efforts inouïs, il opéra sa jonction avec le détachement du général Freytag, qui apportait des vivres et le salut.

Aussi commença-t-il son rapport par ces mots :

Les ordres de Votre Majesté ont été exécutés.

Puis venait la liste des désastres arrivés en exécutant ces ordres.

C’était surtout de la colonie française que le comte Woronzoff était adoré. Il savait le nom, il connaissait la profession de tous nos compatriotes, et jamais il n’en rencontrait un seul sans l’arrêter et lui demander, avec un accent d’intérêt qui allait au cœur du pauvre exilé, des nouvelles de ses affaires et de sa famille.

Aussi, comme nous l’avons dit, le nom de comte Woronzoff est-il au Caucase dans toutes les bouches.

J’ai été trop bien reçu par le prince Bariatinsky pour entreprendre de faire son éloge, ou même de dire sur lui la simple vérité ; on croirait que je veux essayer de m’acquitter envers lui, tandis qu’au contraire je tiens à lui être reconnaissant.