Les Éditions G. Crès et Cie (p. 31-36).

LA MERVEILLEUSE ÉNIGME


Voici les faits, dans leur mystérieuse simplicité. Quatre témoins peuvent en affirmer l’exactitude : Régis Maublanc, sa femme, ma sœur Suzy et moi.

J’atteste ici que nous jouissions de la pléni­tude de nos facultés. Le phénomène s’est produit à Paris, chez moi, dans mon cabinet de travail, à dix heures du soir. Nous venions de dîner, mais, je tiens à le faire remarquer, aucun excès de table ne pouvait troubler nos sens. Par ailleurs, nul d’entre nous n’avait montré ni surexcitation ni fatigue. Nous étions parfai­tement calmes, lucides. L’hypothèse d’une hallucination collective est inadmissible.

Nous causions avec tranquillité de choses tout à fait étrangères à ce que je vais raconter. Une lumière sans malice éclairait sincèrement la pièce, qui, je dois le dire, est assez confiden­tielle, retirée, bien close.

Comme chaque soir, et sans y attacher plus d’importance qu’à l’ordinaire, j’ouvris les battants de l’appareil radiophonique et j’en manœuvrai les boutons. Ce que voyant, Suzy s’empara d’un journal de T. S. F. et parcourut les programmes du jour.

Jusqu’ici, rien que de très naturel. Le haut parleur fit entendre ses grincements accoutumés, ses crachements secs ; les chattes de l’invisible miaulèrent, rageuses ou narquoises. Sur les indications de Suzy, je cherchai l’accord d’ondes avec le poste de Toulouse.

Je me rappelle très bien qu’à cet instant, du fond du divan où il était assis, Régis fit cette observation :

— Pourquoi Toulouse ? Pourquoi un poste quelconque ? Qu’y a-t-il de plus pathétique que ces gémissements extraordinaires qui viennent on ne sait d’où ?… Oh ! ce cri de douleur ! Écoutez ça… Et ces tambours !…

Je me retournai, le sourire aux lèvres, laissant l’appareil divaguer, pour plaire à Régis.

C’est alors que soudain je lançai un « chut » impératif, pour obtenir de Suzy qu’elle cessât de lire à haute voix le programme de Toulouse.

Régis s’était levé. Immobiles, nous prêtions l’oreille au roulement sourd et cadencé qui sortait du pavillon. Un roulement, ma foi, singulier.

— Je te dis que ce sont des tambours !

— Tu es fou ! murmura Mme Maublanc.

— Écoutez, je vous en prie, lui dis-je, extrêmement intrigué. Le réglage ne correspond à rien en ce moment, et j’avoue…

Ma main s’étendit tout à coup, imposant le silence. Ce que Régis appelait « des tambours » produisait, en vérité, le bruit ronflant d’une vingtaine de caisses, battues à la cadence du pas de charge. Mais, sous ce bruit, ou derrière ce bruit, on percevait le vaste brouhaha d’une foule houleuse. Et presque aussitôt il n’y eut plus que l’immense rumeur de cette foule. Les tambours avaient cessé de battre.

« C’est impossible ! pensai-je. Ma fantaisie déguise les sons. Tout cela : friture ! Rien d’autre. »

Mais des voix fusaient. Des clameurs traversaient l’énorme murmure humain :

— Vive la Nation ! — Mort aux tyrans ! — La liberté ou la mort !

Un fausset tragique, d’enfant ou de femme, entonna :

— Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !

Et puis, dans cette mer sonore, s’approcha quelque chose comme un flot d’invectives et de vociférations, qui venait lentement et propageait un déchaînement inexprimable.

Là-dessus résonna un commandement militaire, bref, âpre, que nous ne pûmes préciser. Aussitôt, les tambours recommencèrent à gronder, non plus en cadence, mais de façon à moudre un tonnerre continu et assourdissant, auquel se mêla pendant quelques secondes un autre bruit, pareil à celui de roues pesantes sur un pavé grossier.

Une minute s’écoula, tumultueuse. Puis, malgré tout ce vacarme, une formidable, une innombrable exclamation — l’injure d’un peuple entier — nous parvint, s’adressant à quelqu’un.

À qui ?

Nous distinguâmes :

— Capet ! Capet ! À mort !

Régis me regardait, l’œil agrandi de surprise. Les deux femmes, attentives et muettes, s’étaient rapprochées du haut-parleur.

Les tambours cessèrent de battre presque en même temps, mais pas tous ensemble. Quelqu’un, d’une voix haletante, étranglée, s’écriait confusément :

— Citoyens, je jure… Jamais… le bonheur du peuple…

Cela fut tranché par un glapissement :

— Les tambours, nom de Dieu !

Le blasphème se perdit dans le roulement forcené de la batterie. Presque sur-le-champ, un coup lourd fut frappé, qui tomba comme une masse.

Tout se tut brusquement. Et je puis affirmer que nous entendîmes la stupeur qui suivit.

Régis étendit le bras. Je crus d’abord qu’il évoquait le bourreau présentant au peuple la tête du supplicié. Mais, suivant la direction de son geste, j’aperçus mon calendrier et je lus : 21 Janvier.

Le haut-parleur éructait maintenant des cliquetis radiophoniques. Il poussa quelques sifflements qui n’avaient plus de sens. J’interrompis l’incroyable audition.

— Très réussi ! dit Mme Maublanc. Un peu macabre, mais vraiment impressionnant. C’est Toulouse ?

— Non, répondis-je. Ce n’est pas Toulouse. C’est « nulle part ». Ou plutôt, ce fut à Paris, autrefois… Car, vous pouvez le contrôler : aucun programme n’annonce cette funèbre reconstitution.

— Tout de même, me dit Suzy, tu ne supposes pas que…

— Il faut savoir ! déclara Régis, au comble de la curiosité. Tout est possible, avec ces inventions qui plongent dans l’inconnu.

— Attendez ! fis-je. M. de Mariel, l’historien, habite au-dessus. Je le connais un peu. Il est sans-filiste, lui aussi ; nos deux antennes voisinent sur le toit. Peut-être a-t-il entendu comme nous… Je lui téléphone, n’est-ce pas ? Lui, au moins, nous dira…

Or, voici textuellement ce que M. de Mariel me répondit, comme je lui demandais s’il avait fait usage, en même temps que moi, de son appareil.

— Oui, mon cher voisin. À l’instant même. Mais je viens de décoiffer le casque d’écoute, car ce soir je ne suis pas d’aplomb. Vous connaissez sans doute mes sentiments royalistes. C’est aujourd’hui l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI, qui fut très bon pour ma famille. Tout en m’efforçant d’écouter je ne sais quel concert, je ne pouvais m’empêcher de vivre par la pensée, dans tous ses détails, l’affreuse scène du 21 janvier 1793 ; et finalement, j’ai préféré rester seul avec mes rêves.

Je lui souhaitai le bonsoir et je raccrochai le récepteur avec une précipitation dont il dut s’étonner.

— Eh bien ? me dit Suzy.

Mais j’étais comme absent, et, la tête dans les mains, sans répondre aux questions qu’on me posait, je me répétais à moi-même, un peu moins stupéfait toutefois qu’auparavant :

« Et nos deux antennes… nos deux antennes sont là-haut, sur le toit, l’une près de l’autre !… L’une près de l’autre !… Alors ?… Transmission ?… Transmission auditive de la pensée ? … Est-ce possible, allons ?… Moins impossible, en tout cas, que la première hypothèse !… »

— Eh bien ? redirent ensemble Suzy et Mme Maublanc.

Je m’expliquai.

— Ah !… dit Suzy, magnifiquement désappointée. Ce ne serait que ça ?…

Tels sont les faits, dans leur mystérieuse simplicité.